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Chapitre 2 Cadre conceptuel et théorique: représentations sociales, sociologie de l’expérience,

2.2 La sociologie de l’expérience

De nombreuses études ont démontré qu’on ne peut séparer totalement la subjectivité de l’individu de l’ensemble de la société, ni expliquer la trajectoire d’un individu par sa seule appartenance à la société (Dubet, 1994, 2005). Ce point renvoie à deux questions qui ont marqué pendant longtemps la problématique des méthodes explicatives en sciences sociales : une « nomologique » qui concerne la forme de l’explication, positiviste classique, d’ordre logico-formel et causal, plus probabiliste et poursuivant une mise en forme et des relations régulières, en opposition avec une explication en quête d’une « compréhension du sens », recherchant à travers des effets du social les « assises de la culture » ou portant sur l’action, dont elle tente de déterminer les motifs et de reconstituer les logiques (Mercure, 2005). Mais, cette discorde dichotomique autour des méthodes explicatives connait un affaiblissement face à une pluralité de modes d’analyse actuels, alliant les deux explications causale et compréhensive du fait social, plus particulièrement depuis Max Weber.

Pour certains, plus proches de la tradition durkheimienne, les faits sociaux sont irréductibles à des logiques d’action individuelle, alors que pour d’autres, de telles logiques façonnent l’ensemble du tissu social, somme d’actions et d’interactions, qui produisent des effets parfois non-conformes aux intentions premières des acteurs. Entre holisme et individualisme méthodologique se dessinent évidemment des perspectives multiples qui tentent de dépasser cette opposition. Notamment dans ce qu’il est convenu d’appeler « la nouvelle sociologie ». (Mercure, 2005 : 5)

Cette nouvelle sociologie prend en considération la place de l’individu comme acteur. Dans son article le « Polythéisme des modes d’explication du social »,Rocher (2005) porte plus particulièrement une attention aux différentes façons de penser le social. Les points principaux de son article sont 1) l’étude du changement social comme point central de la

sociologie, et 2) le perspectivisme comme « posture savante privilégiée », différent du relativisme théorique ou méthodologique, conçu plutôt comme :

l’acceptation de définitions et d’explications cohérentes multiples d’un même problème, lequel a toujours des formes variées et est inévitablement abordé par le chercheur sous un angle particulier qui oriente la sélection des faits à privilégier, de sorte qu’une explication unique et globale apparaît illusoire. (p.8)

Rocher (2001) place sa démarche dans ce qu’il appelle « l’actionnalisme » dont le point nodal est le fait de considérer que l’observation sociologique se base sur l’étude « des acteurs ou groupes en action et en interaction, animés plus ou moins consciemment par le sens qu’ils attribuent à leur agir et à celui des autres » (p.8). Dans le cadre du perspectivisme, la perspective du chercheur et ses voies théoriques et méthodologiques doivent répondre aux contraintes de la rigueur et de celles des acteurs étudiés; ainsi, l’étude des réformes sociales représente-t-elle pour le perspectivisme et l’actionnalisme un bon terrain d’investigation quand elles réservent une place au volontarisme et au « décisionnisme » (Rocher, 2001). En fait, c’est l’ensemble de cette diversité théorique et méthodologique qui donne plusieurs éclairages sur le phénomène étudié, et par-delà élargit la connaissance de la complexité du fait social; à ce propos Dubet, dans son article « Pour une conception dialogique de l’individu »134, propose de dépasser les oppositions subjectivisme ∕ holisme et compréhension∕ positivisme. Cet auteur parle de l’impossibilité de séparation totale entre l’individu et la

société; car si l’individu est un être social et non « une identité flottante », la société est l’ensemble des actions des individus :

Il n’y a donc pas à choisir entre l’individu et la société, les deux objets nous étant donnés ensemble avec le paradoxe qui leur est associé : l’individu est pleinement social et la société est la résultante des actions individuelles. On ne gagnera pas en clarté en déplaçant le problème vers une opposition entre « subjectivisme » et « objectivisme », entre « compréhension » et « positivisme » puisque chacune de ces perspectives peut légitimement se saisir de l’individu et puisque chacune a besoin de l’autre; il n’est guère imaginable d’expliquer sans comprendre et de comprendre sans expliquer. En fait, le problème du sociologue reste des plus classiques : l’individu est le lieu où s’articule l’acteur et le système, l’action et les faits sociaux, la subjectivité et l’objectivité, la construction de la société et l’imposition de la société aux acteurs. Débats inépuisables puisqu’on a très peu de chances de s’accorder sur une solution stabilisée.135

134 François Dubet, "Pour une conception dialogique de l’individu.", EspacesTemps.net, Textuel, 21.06.2005 http://espacestemps.net/document1438.html

Par ailleurs, l’analyse d’un fait devient une façon de comprendre « l’enroulement des perspectives » étant donné la singularité de celles des acteurs (Rocher, 2001; Dubet, 2005)136; on peut ainsi avancer que Rocher (2001) se rencontre avec Dubet (2005) dans l’importance accordée à l’acteur, comme on peut aussi penser que « l’enroulement des perspectives » de Rocher (2001) rappelle « la logique combinatoire » de Dubet (1994, 1996, 2005) au moment où elle entre en action dans le croisement des logiques d’intégration, de stratégie et de subjectivation, ainsi qu’aux moments culminants de tensions et de crises. Pour ce qui est de la notion d’habitus qui est au cœur de la théorie de Pierre Bourdieu, elle explique les faits sociaux de manière cohérente et structurée, mais dans le contexte de la mondialisation, elle ne peut, à elle seule, rendre compte de la place de l’individu par rapport à un double système local et global. Dans Le Sens Pratique (1980), Bourdieu définit l’habitus comme suit :

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre. (p.88)

On pourrait lire derrière cette définition une certaine intégration subjectivée. D’où la nécessaire vigilance à adopter vis-à-vis de l’autonomie du sujet dans le cadre de cette définition et d’où la pertinence de la sociologie de l’expérience, dont l’un des points importants est justement l’autonomie de l’acteur, surtout si on relie cette intégration subjectivée au rejet de la notion de « don » chez Bourdieu.

Dans La Distinction, Critique sociale du jugement (1979), Bourdieu a procédé à une démystification de la notion de « don », celle-ci y parait comme une illusion. Il a également démontré la relation entre les goûts et les grandes divisions de la société. Mêmes les préférences et les choix dictés par les régularités dans les pratiques culturelles décrites par Bourdieu sont, eux aussi, déterminés par l’ensemble de conditions de vie et de l’intérêt des 136 François Dubet, "Pour une conception dialogique de l’individu.", EspacesTemps.net, Textuel, 21.06.2005, http://espacestemps.net/document1438.html.

individus. En d’autres termes, les pratiques culturelles seraient fortement liées à des stratifications économiques et auraient un caractère « classé ».

Certes, les études critiques de Bourdieu sur les institutions scolaires, en grande partie réalisées avec Passeron, ont connu une grande popularité, toutefois elles ont provoqué des interrogations et des critiques dans le milieu de sociologues de l’éducation. Effectivement, le point faible de la théorie de la reproduction apparaît à travers l’existence d’un nombre non négligeable d’individus qui n’obéissent pas au déterminisme social mis en avant par ces deux auteurs. Des cas de réussite d’individus appartenant à un milieu défavorisé ou, à l’inverse, des cas d’échec d’individus issus de milieux favorisés appuient ces critiques, c’est ce qu’on appelle les cas atypiques (Lahire, 1993; Rochex, 1995; Bautier, et Rochex, 1998; El Bakkar, 2007).

Nonobstant la complexité de la relation individu / société, une confirmation de l’autonomie de l’acteur est de plus en plus ressentie, quel que soit le domaine d’orientation, les rêves et les aspirations de celui-ci. Dans le domaine éducatif par exemple, on parle de plus en plus du rapport au savoir du sujet impliquant une composante personnelle qui, elle-même fait appel à une part d’autonomie. On ne peut plus ainsi envisager le rapport au savoir d’un individu en se limitant à sa position dans le groupe étant donné qu’il partage des points communs avec ce dernier tout en gardant des particularités propres à son parcours personnel.

Par ailleurs, dans la sociologie classique, « l’acteur individuel est défini par l’intériorisation du social » et « l’action n’est que la réalisation des normes d’un ensemble social intégré autour de principes communs aux acteurs et au système » (Dubet,1994 : 12). À ce titre, Dubet (1994) suggère de tenir compte de l’éclatement de la sociologie classique et de proposer des théories « à moyenne portée » qui ne prétendent pas offrir une « vision unifiée d’un monde social qui n’a plus de centre » (p. 15). Et c’est dans le cadre de cette réflexion qu’il a proposé la notion d’« expérience sociale » qui « désigne les conduites individuelles et collectives dominées par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité » (Dubet, 1994 :15). Selon Dubet (1994), la sociologie de l’expérience offre une définition de l’expérience qui se base sur la combinaison de logiques de différentes actions reliant l’acteur

aux « dimensions d’un système » à travers un mouvement résultant d’activité qui forme sa « subjectivité » et sa « réflexivité » :

La sociologie de l’expérience vise à définir l’expérience comme une combinaison de logiques d’action, logiques qui tiennent l’acteur à chacune des dimensions d’un système. L’acteur est tenu d’articuler des logiques d’action différentes, et c’est la dynamique engendrée par une activité qui constitue la subjectivité de l’acteur et sa réflexivité. (Dubet, 1994 : 105)

Dans Sociologie de l’expérience (1994), cet auteur définit trois logiques d’action de l’individu, à savoir celles de « l’intégration », de « la stratégie » et de « la subjectivisation » : – « La logique de l’intégration » : cette logique concerne le comportement de chaque individu comme membre d’une communauté (classe, travail, association, etc.), elle est constituée de « représentations » et de « pratiques ».

– « La logique de la stratégie » qui s’inscrit dans la relation de l’individu avec ses pairs et qui est basée sur « la compétition », des rapports de hiérarchie et la poursuite d’intérêts personnels.

– « La logique de la subjectivisation » qui renvoie à l’engagement du sujet dans des luttes et des projets.

Selon Dubet (1994), l’individu est confronté à la gestion de ces trois logiques d’action au cours de son développement. Effectivement, on ne peut comme individu évoluer de manière « flottante » (Dubet, 1994, 2005), sans un contexte et une histoire. Autrement dit, l’autonomie de l’individu ne se contredit pas avec sa vie dans la société, ni avec son action dans le cadre d’un système national ou/et international, plus particulièrement quand on pense aux différents changements apportés par la mondialisation.

Les trois principes qui fondent cette définition de l’expérience comme objet sociologique, à savoir, 1) la décentration de l’action sociale, 2) la définition de l’action par des relations sociales et 3) l’expérience sociale comme « combinatoire » (Dubet, 1994), sont en grande partie empruntés à Weber (1921,1922, 1947, 1971,1995), théoricien de l’action significative et de la sociologie compréhensive.

De l’ouvrage À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire (1996), co-écrit par Dubet et Martuccelli, il se dégage l’idée que ce sont « les expériences » des différents acteurs, « élèves » et « enseignants », en particulier « leurs interactions », qui définissent l’école. Cette définition paraitrait réductrice si on ne la relie pas à celle que Dubet donne de la sociologie de l’expérience, quand il la définit en tant que combinaison de logiques d’action qui sert de lien entre l’acteur et le système (1994).

En effet, on ne peut actuellement ignorer les bouleversements que connaît le monde à l’ère de la mondialisation où la trajectoire de l’individu ne peut se limiter nécessairement aux influences d’un seul espace. Auparavant, l’entrée de l’humanité dans l’ère de la modernité a laissé émerger une sorte de tension dont Touraine (1992) dégage deux éléments constitutifs : l’individu « auto-centré » et « autonome » et le « système de rationalité », mais cette conception va à l’encontre des théories de l’emboîtement qui préconisent une continuité d’intégration de l’acteur et du système.