• Aucun résultat trouvé

Histoire Généalogie de la

IV- Le XIXe siècle et le début du XXe siècle

4) La Société des Nations

Les limites de l’intervention d’humanité apparaissent déjà au début du XXe siècle, lorsque certains critiquent cette division du monde entre civilisés et barbares486 et, surtout, à partir de la première guerre mondiale, dont les ravages sapent les ambitions humanitaires des grandes puissances européennes487. Elles restent passives face au génocide des Arméniens dans l’empire Ottoman, dénonçant les « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation »488,

sans grande conséquence. Entre 1918 et 1921, durant ce que l’on appelle les années kaddish, des centaines de milliers de juifs sont déplacés de force et des dizaines de milliers meurent dans les pogroms d’Europe centrale.

Il y a tout de même une réaction politique forte : la Société des Nations est créée. On organise la signature des traités pour la protection des minorités, qui obligent les Etats signataires à assurer la protection de tous les habitants sans distinction de naissance, nationalité, langue, race ou religion, mais c’est en vérité la protection des frontières qui est visée et l’ensemble n’est guère contraignant489. Marrus parle de « the eclipse of humanitarian intervention in the Interwar period »490.

En 1923, la SDN examine le projet d’une « Fédération des Etats pour le secours mutuel aux populations frappées de calamités »491. Trois ans plus tard, elle examine le projet d’une « Union internationale de secours (UIS) » qui prolonge le projet précédent492. Le 12 juillet 1927, à la Conférence internationale de Genève, une convention établissant les statuts de l’UIS est approuvée493. Mais l’article 4 du texte final précise tout de même que : « l’action de l’UIS dans chaque pays est subordonnée à l’agrément du Gouvernement ».

486 A. Mérignhac, Traité de droit public international, Paris, LGDJ, 1905, vol. I, p. 300-302. 487 M. R. Marrus [2009], p. 165.

488 V. N. Dadrian [1995], p. 216. 489 M. R. Marrus [2009], p. 167. 490 Ibid., p. 164.

491 Voir les documents relatifs au projet du sénateur Ciraolo, communiqué au Conseil et aux membres de la SDN le

10 novembre 1923.

492 Voir la Résolution du Conseil du 14 décembre 1925, projet soumis à tous les Etats le 15 janvier 1926, Publication

de la SDN, Questions économiques et financières, 1926, II.1.

120

La représentation du monde change avec la SDN, qui vient notamment briser cette dichotomie entre civilisés et barbares, et cela a naturellement un impact sur la thèse de l’intervention collective, qui dispose désormais d’un moyen d’action permanent, comme l’explique Graham :

« the creation of the League of Nations has so fundamentally altered the question of humanitarian intervention, by providing for the collective action of the whole body of states (…). In brief, while hitherto collective interventions have tended to assume the form of actions taken by a self-appointed committee of the family of states in the interests of all members of that family, the creation of an organized Society of Nations has given the sanction of social solidarity, on an objective basis, to the hitherto purely sporadic, isolated acts of altruistic nations acting as enforcers of the law of nations.»494

La question se pose alors, puisque tout le monde est d’avis que l’intervention doit être collective, de savoir s’il faut limiter le droit d’intervenir à la Société des Nations. Oui, répond Fauchille, « afin d’éviter toute accusation d’ambitions politiques déguisées sous des prétextes d’humanité et de justice ». Il préconise « que le droit d’intervention collective soit exclusivement réservé à la Société des Nations »495. C’est également l’avis de Le Fur, qui considère la SDN comme « la plus remarquable application »496 du droit d’intervention : « l’intervention doit être collective et non unilatérale ou, en tout cas, si un mandat peut être confié à certaines puissances plus aptes à agir dans les régions où il y a lieu d’intervenir, cette autorisation doit toujours émaner de la collectivité »497. On retrouve déjà cette condition chez Rougier, même s’il n’est pas fait explicitement mention de la SDN, qui n’était pas encore créée. Rougier parle indifféremment de la Société des Nations et de la Société des Etats, pour désigner la communauté internationale. En 1926, au sujet de la question arménienne, Mandelstam écrit : « Concentrée aujourd’hui entre les mains des vainqueurs de la Grande Guerre, l’intervention d’humanité tend à passer entre celles de la Société des Nations »498.

C’est aussi l’avis de la Société des Nations elle-même qui, dans sa 17ème assemblée, en 1933, adopte une résolution dans laquelle elle « exprime sa conviction (…) que dans l’intérêt de l’organisation de la paix et de la Justice internationale, (…) pour ce qui concerne les Etats 494 M. W. Graham [1924], p. 320-321. 495 P. Fauchille [1922], p. 590. 496 L. Le Fur [1924], p. 191. 497 L. Le Fur [1939], p. 240. 498 A. N. Mandelstam [1926], p. 32.

121

membres de la S. D. N., ces interventions [d’humanité] s’exercent dans le cadre de la S. D. N. et par l’intermédiaire de ses organes »499. Il est notable, comme le souligne Mandelstam, que très explicitement « la Résolution de l’Assemblée se prononce en faveur du droit humain par le moyen d’interventions d’humanité »500. C’est une audace qu’est loin d’avoir l’ONU aujourd’hui. Mais elle ne le fait que pour dire que ces interventions doivent avoir lieu dans le cadre de la SDN, de la même manière que l’ONU aujourd’hui ne permet l’usage de la force que dans le cadre onusien et proprement autorisé par les organes adéquats (c’est-à-dire le Conseil de sécurité). La différence, finalement, est que la SDN appelait les choses par leur nom, parlait explicitement d’« intervention d’humanité », tandis que l’ONU n’utilise pas ce vocable.

Dans la mythologie française, l’histoire du droit d’ingérence commence en 1933, à la Société des Nations. Kouchner, reprenant Bettati501, rapporte l’anecdote suivante : « un citoyen

juif allemand, M. Berheim [Bernheim], proteste contre les pogroms. Réponse de Goebbels, représentant du Reich : "Nous sommes un Etat souverain. Laissez-nous faire comme nous l’entendons avec nos socialistes, nos pacifistes et nos juifs". René Cassin était là. Le premier il s’indigna du "droit régalien au meurtre". Il pensait déjà au droit d’ingérence »502. Ce n’est en réalité le début de rien, et certainement pas de l’histoire du droit d’ingérence, comme l’ont montré les pages précédentes. A l’époque, il y avait une « réaction internationale contre le régime de discrimination à l’égard des Juifs introduit en Allemagne », comme l’explique déjà Mandelstam en 1933503. Au Sénat français, au Sénat américain, mais surtout au Parlement britannique, on s’indignait et on appelait même parfois à l’intervention. Mandelstam constate, « dans la question des Juifs allemands, une certaine inclinaison du Parlement britannique vers l’intervention d’humanité »504.

Même en France, Cassin, pompeusement présenté comme le « père du droit d’ingérence »505, est loin d’être le seul à défendre cette position à l’époque. Amédée Bonde, également, est contre tout gouvernement qui « viole les droits de l’humanité par des excès d’injustice et de cruauté envers certaines catégories de sujets au mépris des lois de la

499 Cité par A. N. Mandelstam [1934], p. 98. 500 A. N. Mandelstam [1934], p. 68. 501 M. Bettati [1996], p. 18. 502 B. Kouchner et H. Védrine [2004], p. 52. 503 A. N. Mandelstam [1933], p. 491. 504 Ibid., p. 501. 505 M. Bettati [1996], p. 58 et E. Spiry [1998], p. 411, n. 7.

122

civilisation »506. Et Georges Scelle, aussi, est interventionniste, pour maintenir « l’ordre public international » face aux fanatismes religieux507. De l’intervention d’humanité, il en reconnaît « la légitimité, on pourrait même dire la légalité, car les gouvernements intervenant agissent alors pour assurer le respect d’un certain nombre de règles fondamentales du Droit international commun : respect de la personne humaine, de sa vie, de ses libertés, de sa propriété »508.

En l’espèce, dans l’affaire Bernheim à la Société des Nations, Cassin n’est pas le seul à avoir réagi. Le comte Raczynski, représentant de la Pologne, plaide qu’« il y a un minimum de droit qui doit être garanti à tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion et sa langue maternelle ». Et Mandelstam ajoute : « c’est pour la première fois, croyons-nous, depuis la grande guerre, qu’un homme d’Etat responsable se soit ainsi publiquement prononcé pour le principe de la généralisation des droits de l’homme », principe déjà formulé par les juristes de l’époque, dont Mandelstam509. Le représentant de la Norvège, M. Lange, maintient « qu’aucune nation ne peut se prévaloir de l’argument selon lequel il s’agit là de questions exclusivement intérieures. Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de questions purement intérieures. Tout problème soulevé au sein d’une nation peut avoir et a, dans la plupart des cas, des répercussions à l’extérieur, qui en font un problème d’ordre international »510. D’autres, comme le représentant de la Tchécoslovaquie, font également des discours similaires, invoquant par exemple la protection des minorités au nom de « la justice une et indivisible, le seul ciment capable d’assurer l’unité morale de l’humanité »511.

On voit bien, donc, en revenant aux sources, que l’histoire est beaucoup moins simpliste et surtout beaucoup plus partagée que ne veulent le faire croire Bettati et Kouchner. Le droit d’ingérence n’est pas sorti tout armé de la tête de Cassin en 1933 : il était dans l’air, depuis longtemps, et la Société des Nations a fourni le cadre, le forum dans lequel il a pu s’exprimer, dans lequel interventionnistes et anti-interventionnistes ont pu s’affronter, exactement comme dans l’enceinte onusienne aujourd’hui.

Cela ne garantit pas, toutefois, l’efficacité de cet exercice collectif. La création de la Société des Nations coïncide avec ce que certains appellent l’éclipse de l’intervention

506 A. Bonde, Traité élémentaire de droit international public, Dalloz, Paris, 1926, p. 245. 507 G. Scelle, Précis de droit des gens, vol. 2, Sirey, Paris, 1934, p. 50.

508 G. Scelle, Droit international public, Paris, Domat Montchrestien, 1944, p. 622. 509 A. N. Mandelstam [1933], p. 506.

510 Cité par A. N. Mandelstam [1933], p. 507. 511 Ibid., p. 509.

123

humanitaire, durant l’entre-deux guerres. Marrus, par exemple, note que lorsque la responsabilité humanitaire devient collective, elle ne devient plus l’affaire de personne : « Where did this leave humanitarian intervention? The answer is that it atrophied, perhaps a good demonstration of the adage that where humanitarian commitments must rely on collective expression, they are no one’s responsibility »512. Ce paradoxe de l’intervention collective en principe préférable mais dans les faits pas toujours plus efficace, est l’un des classiques de la théorie de l’intervention humanitaire, et nous aurons l’occasion d’y revenir en détail.

Si l’affaire Bernheim a mis en évidence quelque chose, d’ailleurs, ce n’est pas tant le droit d’ingérence que sa timidité, ou son inefficacité. Les discours humanitaires étaient lyriques, on en conviendra, comme ils l’ont toujours été et comme ils le seront toujours. Mais ont-ils résolu le problème ? Y a-t-il eu intervention ? Nous sommes en 1933. On connaît la suite, et les six millions de victimes de l’holocauste. Il faut donc relativiser grandement le caractère déclencheur, ou même catalyseur, de cet épisode, et pour la protection des juifs, et plus généralement pour le développement d’une norme interventionniste. C’est ce que fait fort justement Mandelstam, en 1934, c’est-à-dire avant même d’être en position de savoir qu’il aurait terriblement raison :

« il nous semble que ce serait commettre une lourde faute d’optique que de considérer l’indignation soulevée dans l’opinion publique mondiale par l’attitude de l’Allemagne envers ses citoyens juifs, comme le signe d’un progrès décisif de l’idée de l’intervention d’humanité. Certes, l’infortune des

Juifs allemands est grande et leurs souffrances, parfois atroces, dignes de la compassion universelle.

Mais le sort du peuple russe est, sans contredit, infiniment plus tragique. Et cependant, nous n’avons aucune raison de croire que l’intérêt témoigné aujourd’hui au malheur des Juifs allemands entraînera une recrudescence de sympathie pour les souffrances des martyrs russes. Nous devons plutôt escompter que dans quelques temps la compassion du monde se lassera également à l’égard des Juifs. Et il ne restera de ces accès de fièvre humanitaire, comme dans les cas russe et arménien, que l’aide accordée aux réfugiés. Or, si les actions de secours aux réfugiés politiques honorent certainement la Société des Nations, elles ne touchent évidemment pas au fond du problème… »513

512 M. R. Marrus [2009], p. 167. 513 A. N. Mandelstam [1934], p. 97-98.

124

D/ La question de la cause juste : pourquoi intervenir ?

La cause juste est, avec l’autorité légitime, un autre critère classique de la doctrine de la guerre juste. Elle trouve naturellement une application dans la question de l’intervention d’humanité, et les auteurs de cette période se demandent non seulement qui doit intervenir mais également, voire surtout, pourquoi. On peut alors diviser la question en deux parties : d’abord, pour qui, c’est-à-dire pour quelles victimes ? Ensuite, pour quoi, c’est-à-dire pour quel type d’exactions ?