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Histoire Généalogie de la

4) L’Inde antique

Lorsqu’il s’agit d’intervention humanitaire en Inde antique, on pense immédiatement au roi Asoka (273-232 av. JC), qui jouit d’une réputation flatteuse, et auquel on prête volontiers les meilleures intentions. Arvind Sharma explique par exemple que, dans les termes du droit international contemporain, Asoka défendrait l’assistance humanitaire seulement, et non l’intervention armée201.

Asoka est souvent présenté comme un saint. C’est oublier qu’avant de se convertir à la non- violence il a lancé une véritable guerre d’extermination contre Kalinga, dont il a massacré 100 000 soldats et a privé 150 000 hommes de leur toit. C’est hanté par le remord, qu’il exprime

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publiquement dans l’un de ses édits, qu’il s’est ensuite consacré au développement du dhamma, une forme d’éthique non-violente, tolérante, un pacifisme que certains interprètent donc comme de l’humanitarisme.

Il y a bien entendu un concept de guerre juste en Inde ancienne202. C’est le fameux dharma- vijaya, conquête par le dharma, c’est-à-dire conquête des âmes, non-violente. Il s’agit plus d’une influence culturelle et religieuse, d’une « mission » que d’une guerre, même si elle se fait parfois au moyen de la force. Reste que, le cas échéant, ce n’est pas pour protéger une population civile en danger. Donc, il n’est pas question d’intervention humanitaire. On déclarait la guerre pour l’enlèvement d’une femme ou le vol d’une propriété, comme se fut le cas des guerres de Ramayanaand et de Mahabharata, mais il ne semble pas qu’on le faisait dans le but de protéger une population étrangère victime d’un tyran.

D’une manière générale, dans la philosophie hindouiste, il n’y a pas de justification à l’agression. La guerre est défensive, et il semblerait que cette défense ne se fasse qu’à l’intérieur, pas à l’extérieur. Traditionnellement, d’ailleurs, l’Inde se garde d’intervenir à l’extérieur de son territoire. Megasthenes (ambassadeur séleucide à la cour de Candragupta Maurya, 322-298 av. JC) a dit de l’Inde que « son peuple n’envoie jamais d’expédition à l’étranger »203.

C / L’Occident antique 1) La Grèce antique

La Grèce antique est, du point de vue de notre enquête, une période décevante. Elle présente quelques sujets connexes à l’intervention humanitaire, quelques problématiques périphériques, mais aucune référence précise à l’intervention humanitaire armée en tant que telle. La raison principale de cette absence est bien connue : « Il n’existait point, dans l’antiquité, d’association morale des peuples fondée sur la reconnaissance de certains principes généraux indépendants de traités publics. Les Grecs et les Romains considéraient les étrangers comme

202 Voir notamment S. P. Subedi [2003].

203 J. W. McCrindle, Ancient India as Described by Megasthenes and Arrian, Calcutta, 1960, p. 109. Voir aussi p.

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ennemis, et si parfois des rapports juridiques se substituaient à cet état d’hostilité permanente, c’était en vertu de pactes spéciaux dictés par des intérêts de circonstance »204.

Précisons au passage que l’existence de ces traités entre les Grecs et les Perses, les Carthaginois, les Thraces et autres étrangers suffit à elle seule, comme le note Ténékidès, à balayer l’image d’Epinal selon laquelle le non Grec est un barbare qui, selon le mot d’Isocrate, n’est pas plus proche du Grec que l’animal de l’homme205. Il y a un véritable ordre légal entre Grec et non Grec, qu’incarne un droit des gens déjà vigoureux206.

Ceci dit, il est certain que, hors de ce cadre juridique, le Grec n’a aucune obligation envers le non Grec. La bienveillance, l’absence de cruauté dans la conduite de la guerre et le respect de la personne humaine n’ont de sens que dans le monde hellène. Vis-à-vis de l’étranger, de l’allogène, du barbare, le Grec ne ressent aucune solidarité, aucun devoir. La politique étrangère athénienne qui, comme on le sait, est très clairement réaliste, hégémonique et expansionniste207, n’a donc pas besoin de se camoufler derrière des motifs humanitaires. Sa volonté de puissance à l’égard des peuples voisins est totalement assumée : l’étranger est un esclave naturel qu’il s’agit de soumettre, non une victime potentielle qu’il faudrait secourir.

Dans les faits, la guerre était quasiment constante, comme en témoignent ces mots de l’Athénien au début des Lois de Platon : « ce que la majorité des hommes appellent "paix", ce n’est rien qu’un mot ; et de fait, selon la nature, il y a toujours, pour tous les États contre tous les États, un état de guerre, non proclamé par la voix du héraut ! »208. Autrement dit : la guerre est l’état naturel, l’état par défaut, des relations entre États. La guerre est la règle, et la paix l’exception. Cette conception est aussi celle de la Rome antique, qui ne verra que deux fois se fermer le Temple de Janus209.

La guerre étant vue comme un état naturel, la question de la légitimité de ses causes ne se pose guère210. Dans ces conditions, une réflexion sur l’intervention humanitaire armée peut difficilement naître. Il y a des guerres défensives (protection du territoire), des guerres offensives (pour l’enrichissement et l’hégémonie), des guerres sacrées (pour punir des offenses faites aux

204 E. Engelhardt [1880], p. 363.

205 Isocrate, Sur l’échange, 293. Voir G. Ténékidès [1957], p. 476-477. 206 Voir G. Ténékidès [1957], p. 476-477.

207 Voir P. Constantineau [1998].

208 Platon, Les Lois, I, 626a, in Œuvres complètes, traduction nouvelle et notes par Léon Robin, Paris, Gallimard,

1950, t. II, p. 637.

209 Voir Tite Live, I, 19, 2-3. La fermeture du Temple de Janus signifie la paix.

210 M. I. Finley, Sur l’histoire ancienne. La matière, la forme et la méthode, Paris, La Découverte, 1987, p. 127-128 ;

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dieux), mais pas de guerres « humanitaires ». On ne faisait pas la guerre pour libérer un peuple en esclavage, mais au contraire pour mettre un peuple en esclavage. Faire la guerre, c’était se doter d’un réservoir d’esclaves potentiels : les prisonniers, le peuple soumis.

Il reste au chercheur deux espoirs : trouver quelque chose du côté du tyrannicide et du génocide, qui sont à la fois des thèmes classiques de la pensée politique de la Grèce antique et des leviers susceptibles de faire apparaître l’intervention humanitaire. Mais, ici encore, il ne s’agit que de fausses pistes.

Il est bon, quand on cherche l’intervention humanitaire, de regarder du côté du tyrannicide. En Chine antique, par exemple, la destitution d’un tyran cruel était un motif légitime, théorisé et pratiqué d’intervention humanitaire. En Grèce, le thème du tyrannicide est classique, et s’incarne volontiers dans les exemples de Hippias et de Hipparque. On parle même de l’émergence d’un « droit au tyrannicide ». Le terrain semble donc favorable. Pourtant, cela n’a proprement rien à voir avec l’intervention humanitaire armée.

D’abord, rappelons que le tyran n’avait alors pas la connotation négative qu’on lui donne aujourd’hui. Ensuite, lorsqu’il s’agit de destituer un tyran cruel, la question se pose à l’intérieur seulement du pays concerné. Autrement dit, le tyrannicide n’est pas objet de politique extérieure. Il est une question qui se pose à l’intérieur des frontières, et qui ne se pose pas au peuple mais à quelques-uns seulement : il s’agit souvent d’un acte individuel, celui d’un héros211. Dans ces conditions, le tyrannicide en Grèce antique ne nous mènera pas à l’intervention humanitaire.

Deuxième fausse piste : le génocide. On connaît et on commente l’existence de génocides dans l’antiquité, notamment celui des Méliens par les Athéniens en 416 av. JC et celui des Carthaginois par les Romains en 146 av. JC212. Mais y a-t-il eu des interventions, des protestations et des actions pour éviter les génocides, pour protéger les peuples ? Visiblement rien qui pourrait ressembler, même de loin, à une intervention humanitaire en réaction à un massacre.

A défaut, donc, de trouver l’intervention humanitaire en Grèce antique, examinons les thèmes qui s’en rapprochent, chez les tragédiens d’abord, chez les philosophes ensuite.

211 « C’est à ce titre qu’Hercule fut célébré par les anciens, pour avoir délivré d’Antée, de Busiris, de Diomède et de

tyrans semblables, des contrées qu’il traversa – comme Sénèque s’exprime sur son compte – non en conquérant, mais en libérateur » (Grotius [2005], livre II, ch. XX, XL, 2, p. 490).

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a) La responsabilité de protéger dans les tragédies grecques

Il n’est pas question, en Grèce antique, d’intervention humanitaire au sens contemporain, comme c’était le cas très explicitement et très précisément en Chine à la même époque et même plus tôt. Cependant, il y a bien une responsabilité de protéger, qui s’applique aux suppliants, le plus souvent des « suppliants errants » c’est-à-dire des demandeurs d’asile, des exilés, des réfugiés politiques qui fuient leur pays d’origine dans lequel ils sont persécutés ou condamnés. Mais cette responsabilité ne vaut que sur le territoire de l’État protecteur, qui en l’occurrence est généralement la cité d’Athènes. Il ne s’agit donc pas d’apporter sa protection aux victimes hors de ses frontières, mais son asile seulement à celles d’entre elles qui parviennent jusqu’à la cité.

Athènes a une réputation de cité protectrice et hospitalière pour les exilés. En son sein règne un véritable droit d’asile. « Les Athéniens se glorifiaient d’être les défenseurs des opprimés ; c’est un lieu commun souvent développé par les poètes tragiques et les orateurs »213. Sophocle, par exemple, souligne que seule Athènes « est capable de sauver l’hôte dans l’infortune, seule capable de le secourir! »214. Et Thucydide renchérit : « Notre cité est accueillante à tous et jamais nous ne procédons à des expulsions d’étrangers »215. Le sentiment qui commande un tel accueil est la pitié, que les Athéniens ont littéralement déifiée. Pausanias rappelle que les Athéniens sont les seuls en Grèce à rendre un culte à la Pitié, « comme à la divinité qui est la plus utile pour la vie des hommes et dans les vicissitudes de l’existence »216.

Cette responsabilité de protéger, qui n’est autre qu’un droit d’asile tacite, est particulièrement bien rendue par deux tragédiens : Eschyle et Euripide.

Les Suppliantes d’Eschyle est donnée par Françoise Ruzé comme un exemple de « la guerre pour sauver de jeunes innocents menacés »217. A vrai dire, l’affaire est un peu moins claire, un peu moins naïve et surtout beaucoup moins « humanitaire ». D’abord, il s’agit d’une histoire de dieux qui, comme le note Paul Mazon, « manque d’intérêt humain »218. On est dans le registre

213 Louis Méridier, in Euripide Œuvres, tome I, texte établi et traduit par Louis Méridier, Paris, Les Belles Lettres,

1925, p. 204, n. 3.

214 Sophocle, Œdipe à Colone, 260-262, in Œuvres, tome II, texte établi et traduit par Paul Masqueray, Paris, Les

Belles Lettres, 1924, p. 165. Voir aussi 562-568 pour le droit d’asile.

215 Thucydide [2000], II, 39, p. 154.

216 Pausanias, Description de la Grèce, tome I, livre I L’Attique, Michel Casevitz (ed.), trad. par Jean Pouilloux,

Paris, Les Belles Lettres, 1992, tome I, livre I, p. 57.

217 M.-C. Amouretti et al. [2000], p. 43.

218 Paul Mazon, in Eschyle, Les suppliantes, in Tragédies, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles

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des légendes, loin des guerres humaines. Cette raison à elle seule donne la mesure de l’intérêt relativement discutable de cette pièce pour notre enquête. Ensuite, l’aide que Pélasgos apporte à Danaos n’a rien d’une assistance humanitaire. Pélasgos ne fait pas la guerre « pour sauver de jeunes innocents menacés », mais pour éviter le châtiment divin que sa non-intervention impliquerait selon lui. Il agit sous la contrainte du « terrible courroux de Zeus Suppliant »219. Enfin, cette question pour Eschyle reste secondaire. L’objet majeur de sa pièce est la sainteté du mariage, et non la légitimité de l’intervention de Pélasgos.

Il faut toutefois noter quelques points intéressants, dont le fait que le droit d’asile, qui est exprimé en ces termes, est accordé par le peuple à l’issu d’un vote. C’est le peuple entier qui, unanimement, a donné aux réfugiés « la résidence en ce pays, libres et protégés contre toute reprise par un droit d’asile reconnu »220. La notion de droit d’asile et le principe de sa ratification

populaire sont d’une grande modernité. Cependant, Eschyle ne tarde pas à diviniser la décision : « La nation Pélasge s’est rendue aux raisons persuasives d’une adroite harangue ; mais Zeus est l’auteur de la décision dernière »221 - rappelant ainsi que les suppliants sont d’abord « les suppliants de Zeus ».

Les Héraclides d’Euripide est l’autre exemple donné par nos auteurs d’une « guerre pour sauver de jeunes innocents menacés ». Les réserves formulées précédemment s’appliquent encore et nous sommes en vérité bien loin d’une intervention humanitaire. Il s’agit d’une pièce écrite durant la guerre du Péloponnèse. En 418, Argos change de camp, quitte Athènes et se fait l’allié de Sparte. Aussi la pièce est-elle indirectement dirigée contre Sparte, comme le note Louis Méridier222.

La problématique, qui rappelle celle des Suppliantes, relève encore du droit d’asile. Le vieux Iolaos, neveu de Héraclès, et les enfants de Héraclès dont il est accompagné, sont des « suppliants errants »223, c’est-à-dire des demandeurs d’asile, des exilés, des bannis. Ils ont fui leur pays, Argos, dans lequel ils sont condamnés par Eurysthée. Ils trouvent refuge à Athènes, où Iolaos demande l’asile à Démophon, le gouverneur de la cité.

219 Ibid., 616-617, p. 35.

220 Ibid., 609-611, p. 35. 221 Ibid., 622-624, p. 35.

222 Louis Méridier, in Euripide, Œuvres, tome I, texte établi et traduit par Louis Méridier, Paris, Les Belles Lettres,

1925, p. 195.

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Un Héraut d’Argos les a poursuivi et tente de les reprendre : « Argien moi-même, ce sont des Argiens que j’emmène, des déserteurs échappés de mon pays, dont les lois de là-bas ont décrété la mort. Or, c’est notre droit, habitant une cité, d’exécuter contre nous-mêmes les arrêts de la justice »224. Le cas est toujours d’actualité en droit international public, quand il s’agit pour un État de reprendre l’un de ses citoyens coupables qui a trouvé refuge à l’étranger. Le Héraut menace Démophon d’une guerre s’il ne lui laisse pas reprendre les fugitifs.

La défense de Iolaos témoigne d’une certaine habileté juridique : « Puisque nous n’avons plus part à la vie d’Argos, en vertu d’un décret, et que nous sommes bannis de la patrie, de quel droit nous emmènerait-il comme Mycéniens, dans l’état où nous sommes, nous qu’ils ont expulsés? »225.

Et il a beaucoup d’espoir en l’accueil d’Athènes, qui est connue pour sa protection. S’adressant au Héraut, il dit : « S’il doit en être ainsi, s’ils te donnent raison, je ne reconnais plus ici la libre Athènes. Mais je sais bien leur vouloir et leur nature : ils aimeront mieux mourir, car l’honneur compte plus que la vie aux yeux des gens de cœur »226. La ville a effectivement une réputation de protectrice à défendre, comme le confirment les vers 329-330 : « De tout temps notre pays eut la volonté de prêter aux détresses un secours équitable »227.

Pour mieux convaincre Démophon, Iolaos établit un lien de parenté entre Démophon, le gouverneur d’Athènes, et les enfants candidats à l’asile qui l’accompagnent. A la dimension politique de la demande s’ajoute donc une dimension plus personnelle, et Iolaos peut conclure : « Pour toi personnellement, et devant la cité, ce serait une honte que des suppliants errants, de ta race, hélas! Fussent misérablement – jette ah! Jette les yeux sur eux! – entraînés de force »228.

Démophon accepte, il protège les suppliants. Pour le Héraut, qui proteste, c’est une déclaration de guerre. Il part, furieux, et promet de revenir avec l’armée argienne. A Athènes, Démophon est dans une situation délicate. Il explique : « En ce moment même tu verrais des attroupements discuter avec âpreté, les uns disant qu’il était juste de secourir des étrangers suppliants, les autres, au contraire, m’accusant de folie »229. On l’accuse de sacrifier son peuple par une guerre pour protéger quelques étrangers. Et Iolaos comprend fort bien le dilemme : « Oui, 224 Ibid., 139-142, p. 203. 225 Ibid., 185-188, p. 205. 226 Ibid., 198-202, p. 205. 227 Ibid., 329-330, p. 209-210. 228 Ibid., 222-225, p. 206. 229 Ibid., 415-419, p. 212-213.

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il est pardonnable à cet homme de se refuser à faire périr les enfants des citoyens »230. Le voilà donc à nouveau, avec les enfants qui l’accompagnent, dans une situation difficile. Leur présence met Athènes en danger.

Selon les diseurs d’oracle, la solution est le sacrifice d’une vierge de noble race. Macarie, l’un des enfants de Héraclès qui accompagnent Iolaos, se sacrifie pour la survie des autres et d’Athènes. L’armée d’Argos est aux portes de la cité. La bataille a lieu. Athènes vainc. Eurysthée, le tyran d’Argos, le persécuteur des Héraclides, est capturé. « Impie est la cité qui ferme son oreille à l’imploration d’étrangers suppliants »231.

b) Les philosophes

Les quelques études sur les causes de la guerre chez Platon232 ne sont guère informatives pour notre enquête. Il est question du désir d’acquérir des biens, de l’amour de la richesse et d’autres thèmes réalistes classiques, mais jamais de la protection ou de la défense d’une population étrangère persécutée. A vrai dire, il ne semble rien y avoir chez Platon qui puisse enrichir la question de l’intervention humanitaire armée en Grèce antique. Lorsque le capitaine Mike Purcell (United States Marine Corps), dans une conférence, associe Platon à l’intervention humanitaire, ce n’est pas pour établir que Platon était favorable à l’intervention humanitaire mais que quelques principes platoniciens pourraient être utilisés aujourd’hui comme des arguments interventionnistes233.

Chez Aristote, comme ailleurs, la guerre est conçue comme une technique d’acquisition pour obtenir sa nourriture sans échange ni commerce234. Les guerres justes (dikaioi) et conformes à la nature (kata physin) sont, d’une part, les guerres défensives et, d’autre part, quelques guerres offensives, notamment celles qui se font « contre les hommes qui, nés pour être commandés s’y refusent », celles qui permettent de « régner en maîtres sur ceux qui méritent d’être esclaves » 235. La finalité de la guerre est alors essentiellement esclavagiste. L’alternative semble être : asservir et dominer, ou être asservi et être dominé. Et la question de sa légitimité morale n’est posée qu’en

230 Ibid., 434-436, p. 213. 231 Ibid., 107-108, p. 202.

232 Voir notamment A. Michaelides-Nouaros [1975] et S. Grésillon [1986]. 233 A Joint Service Conference on Professional Ethics, Janvier 2001, en ligne :

<http://atlas.usafa.af.mil/jscope/JSCOPE01/Purcell01.html>.

234 Aristote, Politique, I, 8, 12 ; II, 7, 11.

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ces termes : si le peuple réduit en esclavage ne le mérite pas, la guerre offensive est condamnable. S’il le mérite, elle est légitime.

c) Démosthène : une rhétorique de la libération

Les harangues de Démosthène sont des pièces privilégiées pour notre étude. Car l’orateur, souvent, doit défendre une intervention devant l’assemblée. On retrouve donc, dans ces formidables discours, toute la rhétorique interventionniste classique, qui est toujours d’actualité et que l’on pourrait comparer, avantageusement, aux discours de nos dirigeants actuels.

L’interventionnisme, explique Démosthène, est une tradition grecque. « Secourir ceux à qui on fait du tort » est « le principe fondamental que vos ancêtres vous avaient légué »236. Mais,

prévient-il, il s’agit d’une tradition menacée, qui risque de se perdre, car elle « vous a été représenté par les hommes qui vous dirigent comme une tâche pénible et superflue, qui coûte cher inutilement ; et, au contraire, vivre en repos, ne rien faire de ce qui s’impose, abandonner tout, petit à petit, et laisser d’autres s’en emparer, c’est à vos yeux la condition d’une prospérité merveilleuse et d’une pleine sécurité »237.

Athènes, en sauvant les Lacédémoniens, les Thébains et les Eubéens s’est montrée fidèle à ce principe. A première vue, donc, nous sommes dans une logique déontologiste, qui fait du respect de ce principe le critère de la moralité de l’action. Il ne s’agit pas, en tout cas, d’une logique compassionnelle : « Athéniens, les dieux me sont témoins qu’en vous parlant je ne me suis inspiré d’aucun sentiment de sympathie ni d’antipathie personnelle à l’égard des uns et des autres. J’ai dit ce que je crois vous être avantageux »238. Cette dernière phrase est clairement utilitariste. S’il faut sauver les Mégalopolitains, ce serait à la fois en vertu du principe selon lequel il faut protéger les faibles des appétits des forts, et parce que ce sauvetage serait