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Terminologie Le choix des mots

II- Le droit ou devoir d’ingérence

Parmi les six expressions « droit d’ingérence », « devoir d’ingérence », « droit d’assistance », « devoir d’assistance », « droit d’intervention » et « devoir d’intervention », les deux premières, basées sur le concept d’ingérence, sont les plus populaires. Une étude quantitative dans la presse française des années 90 confirme non seulement que l’expression « droit d’ingérence » est quasiment dix fois plus utilisée que les cinq autres, mais aussi que les

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deux premières suivent la même courbe, avec deux pics très nets en 1992 et 1999828, qui correspondent bien entendu aux débats sur le Kurdistan irakien et la Bosnie dans le premier cas, et le Kosovo dans le second.

A/ Exposé

L’expression « droit d’ingérence » n’est pas apparue, contrairement à ce qu’on dit souvent, dans les années 1980. On préférait parler au XIXe siècle du « droit d’intervention » mais, les deux termes étant souvent utilisés (à tort) comme des synonymes (« l’intervention est une ingérence » expliquait Rougier en 1902)829, on parlait déjà de « droit d’ingérence », dans un sens

général, au moins à partir de 1835830 et, dans le sens technique qui nous occupe ici, au moins à

partir de 1885831.

L’expression « devoir d’ingérence » est plus récente, et moins répandue, au moins dans son sens technique. Elle est apparue pour la première fois sous la plume de Jean François Revel, dans un article de L’Express de juin 1979, au sujet des victimes de deux tyrans africains, Bokassa (Centrafrique) et Amin (Ouganda). Il s’agissait alors de justifier une exception au principe de non-ingérence : « le principe de la non-ingérence n’est applicable qu’aux démocraties. Devant les autres régimes, elle est synonyme de non-assistance à personne en danger »832. C’est également ce qu’explique Mario Bettati, l’année suivante, dans le Monde diplomatique qui publie un dossier intitulé « Respect des souverainetés ou devoir d’intervention ? » : « il est des situations où la non- ingérence vaut non-assistance à personnes en danger de mort ou à peuple en voie de génocide ». Il défend « le droit mais aussi le devoir d’intervention civile et humanitaire, au secours des individus en péril et des populations menacées », et parle de « droit d’ingérence »833. Deux ans plus tard, dans Le Figaro, Alain Madelin affirme lui aussi que « la non-ingérence ne peut être synonyme de non-assistance à peuple en danger »834. C’est donc d’un parallèle avec le délit de

828 H. O. Breitenbauch [2003], p. 9.

829 A. Rougier [1902], p. 328. La plupart des auteurs définissent l’intervention par l’ingérence. Voir par exemple P.

Fiore [1885], p. 499 et M. Kebedgy [1890], p. 6.

830 P. Colletta, Histoire du Royaume de Naples, tome I, traduit de l’italien sur la 4ème édition, Paris, Ladvocat, 1835,

p. 194. Voir aussi Revue des deux mondes, 12, 1837, p. 778.

831 P. Fiore [1885], p. 511. Voir aussi J. C. Baak [1928], p. 276, qui examine ce que Vattel pense du « droit

d’ingérence » et J. G. Guerrero [1929], p. 44, qui évoque « le droit d’ingérence ou d’intervention ».

832 J.-F. Revel [1979]. 833 M. Bettati [1980]. 834 A. Madelin [1983].

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non-assistance à personne en danger du droit français (article 223-6 du code pénal), extrapolé à l’échelle internationale, qu’est apparue la défense de l’ingérence humanitaire835. Le devoir d’ingérence est présenté comme un devoir d’assistance à peuple en danger. Ce parallèle, non plus, n’est pas nouveau : en 1847, Louis Blanc écrivait déjà qu’« il est un code pénal pour les peuples comme pour les individus »836. Et, trente ans plus tard, Victor Hugo déclarait, au sujet de la Serbie : « nommons les choses par leur nom. Tuer un homme au coin d’un bois qu’on appelle la forêt de Bondy ou la Forêt-Noire est un crime ; tuer un peuple au coin de cet autre bois qu’on appelle la diplomatie est un crime aussi. Plus grand, voilà tout »837.

Le troisième à se saisir du concept est celui qui aura le plus d’influence sur le cours des choses : François Mitterrand. Dans son discours de Mexico du 21 octobre 1981, il explique qu’ « en droit international, la non-assistance à peuple en danger n’est pas encore un délit. Mais c’est une faute morale et politique qui a déjà coûté trop de morts et trop de douleurs à trop de peuples abandonnés, où qu’ils se trouvent sur la carte pour que nous acceptions, à notre tour, de la commettre »838.

La notion est développée lors du fameux colloque « Droit et morale humanitaire » organisé les 26-28 janvier 1987 par Mario Bettati et Bernard Kouchner, à l’issue duquel est adoptée une résolution sur le droit à l’assistance humanitaire. Jacques Chirac, premier ministre, et François Mitterrand, président, sont présents. Le premier se propose d’être « le vecteur de ce texte vers les Nations Unies »839. Le second déclare que « la présence du Président à cette conférence marque la disponibilité de la France en tant que Nation, en tant que puissance »840. « C’est la France qui a pris l’initiative de ce nouveau droit assez extraordinaire dans l’histoire du monde, insiste Mitterrand, qui est une sorte de droit d’ingérence à l’intérieur d’un pays lorsqu’une partie de sa population est victime d’une persécution »841. « C’est la France qui a inventé ce droit d’ingérence », répète également Kouchner, qui dit avoir « pensé l’ingérence au Biafra entre 1968

835 Il serait d’ailleurs fécond de faire un parallèle avec l’interprétation philosophique qu’en donne R. Ogien [2007], p.

107-110.

836 L. Blanc, Organisation du travail, cinquième édition, Paris, Au bureau de la société de l’industrie fraternelle,

1847, p. 94. L’idée n’est évidemment pas très populaire chez les anti-interventionnistes, tel G. Carnazza Amari [1873], p. 534, qui affirme au contraire qu’ « au-dessus des Etats il n’y a aucun Code pénal qui définisse leurs actes, en détermine le caractère, indique la procédure à suivre pour l’instruction, le jugement et la répression ».

837 V. Hugo, le 29 août 1876, cité par J.-N. Jeanneney [1996], p. 18.

838 Documentation française, Politique étrangère de la France, septembre-octobre 1981, p. 67. 839 M. Bettati [1996], p. 351, n. 1.

840 Ibid., p. 95.

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et 1979 » en tant que fondateur de Médecins sans Frontières. C’est le nom de Kouchner qui, dans les médias842 et l’opinion publique, reste irréductiblement associé à l’ingérence humanitaire.

Mais « il fallut Mitterrand et la création d’un secrétariat d’Etat à l’action humanitaire pour que soient présentées à l’Assemblée des Nations unies les premières résolutions de ce droit d’ingérence ». Et il cite les couloirs humanitaires de 1988 et 1991. « Depuis, plus de 200 résolutions dans le même sens ont été votées »843. Kouchner est nommé secrétaire d’Etat chargé de l’action humanitaire en juin 1988 et nomme lui-même son ami Bettati comme chargé de mission. Ils préparent en septembre un projet de résolution sur le droit d’assistance humanitaire à soumettre à l’Assemblée générale de l’ONU.

Mitterrand le défend à la tribune de New York le 29 septembre 1988 : « défendons (...) plus que jamais les Droits de l’Homme, des plus anciennement reconnus aux plus nouveaux. Droits de l’Homme, droits des peuples, droits de l’humanité. Il convient aujourd’hui, devant certaines situations d’urgence, de détresse ou d’injustice extrême d’affirmer un "droit d’assistance humanitaire" »844. Mitterrand, véritable moyen d’action de la conférence de 1987, a effectivement joué un rôle important dans la promotion du concept. « Aussi, dès janvier 1987, ai-je entrepris d’agir pour que le droit des personnes ne soit plus nié par le droit des Etats » confie-t-il quelques années plus tard845. Lors du transfert des cendres de René Cassin au Panthéon, le 5 octobre 1987, il déclare : « parce qu’elle est celle de chaque homme, la souffrance relève de l’Universel. Le droit des victimes à être secourues dès lors qu’elles appellent au secours et secourues par des volontaires qui se veulent professionnellement neutres, dans ce qu’on a appelé, il y a peu, le "devoir d’ingérence" humanitaire dans les situations d’extrême urgence tout cela, n’en doutons pas, figurera un jour dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Tant il est vrai qu’aucun Etat ne peut être tenu pour propriétaire des souffrances qu’il engendre ou qu’il abrite »846. Lors du discours inaugural de la session de Paris de la Conférence sur la Sécurité et la

842 Dans la presse française, entre 1990 et 2001, ces notions sont une fois sur cinq en moyenne associées au nom de

Bernard Kouchner. Le degré de corrélation est élevé : Kouchner est cité dans 36% des cas à chaque occurrence de « droit d’assistance », 22% pour « droit d’ingérence », 21% pour « devoir d’ingérence », 11% pour « devoir d’assistance », et seulement 4% pour « droit d’intervention » ou « devoir d’intervention » (H. O. Breitenbauch [2003], p. 10).

843 B. Kouchner et H. Védrine [2004].

844 Discours du Président de la République devant l’Assemblée générale des Nations Unies, New York, 29 septembre

1988.

845 Entretien avec le journal Vendredi, 10 mai 1991. 846 Le Monde, 7 octobre 1987.

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Coopération en Europe, le 30 mai 1989, il répète par la voix de son ministre Roland Dumas que « l’obligation de non-ingérence s’arrête à l’endroit précis où naît le risque de non-assistance »847.

Surtout, il est à l’origine des résolutions 43-131 du 8 décembre 1988, 45-100 du 14 décembre 1990, et 688 du Conseil de sécurité du 5 avril 1991, cette dernière étant selon lui « la plus grande opération d’assistance humanitaire de l’histoire ». Le 10 mai 1991, il pense même à un traité : « il faut consolider cette avance et cela ne pourra se faire qu’en définissant des procédures. Mais ne croyez pas pour autant que tout est désormais possible et que le tabou de la non-ingérence a définitivement volé en éclats… La résolution du Conseil de Sécurité a créé un précédent dont la portée reste à définir. Confirmons, au-delà de la tragédie kurde, un progrès irréversible en codifiant, et pourquoi pas par un traité international, ce nouveau pas vers la reconnaissance, sur la scène internationale, de la place primordiale de l’individu et de ses droits fondamentaux »848. Et, quatre mois plus tard, il réitère son engagement : « aujourd’hui, lorsque nous constatons des violations flagrantes et massives des droits de l’homme, nous ne pouvons rester passifs. Notre devoir, c’est de faire cesser ces situations. Voilà ce que signifie le devoir d’assistance humanitaire »849. Cet investissement s’origine dans sa participation à la conférence de janvier 1987, dont on peut donc dire qu’elle a eu, indirectement, un impact considérable.

Bettati, Kouchner et Mitterrand ne sont pas les seuls promoteurs du concept qui, en France, connaît rapidement un succès médiatique considérable. Dans les cercles politiques, il n’est d’ailleurs pas l’apanage de la gauche. A droite, Madelin s’« honore d’avoir plaidé très tôt pour la reconnaissance d’un "droit d’ingérence" et même d’un "devoir d’ingérence" en matière internationale »850 et cite fièrement son article du Figaro de 1983 intitulé « Le devoir d’ingérence »851. Mais c’est le journal Le Monde qui, de la fin des années 1980 à la fin des années 1990, publie la plus forte concentration d’articles, de tribunes et d’interviews sur le sujet852. Alain Touraine, par exemple, y annonce en 1989 « un nouveau droit contre l’arbitraire »853, Chirac en

847 Le Monde, 26 juin 1989, p. 3.

848 Entretien avec le journal Vendredi, 10 mai 1991.

849 Interview du 7 septembre 1991, PEF septembre-octobre 1991, p. 19. 850 A. Madelin [1999], p. 18.

851 A. Madelin [1983].

852 C’est ce que montre une recherche d’occurrences dans toute la presse francophone, non seulement française mais

aussi canadienne, suisse et belge, depuis 1980. Le Monde arrive largement en tête, et a une quasi exclusivité sur le sujet jusqu’au milieu des années 90, où Les Echos, Le Figaro, Le Point, La Presse, Le Devoir et d’autres commencent à y consacrer davantage d’articles.

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janvier 1990 y souhaite un « débat » sur le droit d’ingérence à l’ONU854 et, le lendemain, Russbach y répond au ministre des Affaires Etrangères d’alors, Roland Dumas, qui demande aux juristes internationaux de « réfléchir » au droit d’ingérence855. L’année suivante, la tragédie kurde en Irak du nord suscite davantage encore d’interventions : le président de la FIDH y parle du « devoir d’ingérence »856, quelques jours avant un long entretien avec Kouchner qui affirme dans le même journal que « nous entrons dans une époque où il ne sera plus possible d’assassiner massivement à l’ombre des frontières »857. Un optimisme béat qui peut rétrospectivement sembler choquant, trois ans avant le génocide rwandais et quatre ans avant Srebrenica. L’entretien suscite à son tour plusieurs réactions, qui sont également publiées, dont celle, critique, de Xavier Emmanuelli, président d’honneur de MSF858.

Une question intéressante est celle de savoir quel rôle – s’il en a joué un – on peut attribuer à Foucault dans ce mouvement. Un édito de la revue atlantiste Le Meilleur des Mondes affirme sans ambages que « Michel Foucault élaborait le concept de "droit d’ingérence" »859. Aucune référence n’est donnée, et il est en réalité difficile de trouver de quoi justifier cette assertion. Les promoteurs du droit d’ingérence citent parfois Foucault – rarement en vérité. Kouchner l’a fait, se référant à la conception foucaldienne de la souveraineté comme pouvoir de faire mourir et laisser vivre, sur un territoire donné, mais aussi de laisser mourir et faire vivre, sur ce territoire860.

Quant au droit d’ingérence à proprement parler, on ne le trouve nulle part. En juin 1981, à Genève, à l’occasion de la conférence de presse annonçant la création du Comité international contre la piraterie, Foucault prononce un discours qui sera publié dans Libération sous le titre « Face aux gouvernements, les droits de l’homme »861. Il y affirme notamment qu’« il existe une citoyenneté internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs et qui engage à s’élever contre tout abus de pouvoir, quel qu’en soit l’auteur, quelles qu’en soient les victimes. Après tout, nous 854 Le Monde, 10 janvier 1990, p. 6. 855 Le Monde, 11 janvier 1990, p. 2. 856 Le Monde, 17 avril 1991, p. 2. 857 Le Monde, 30 avril 1991, p. 2. 858 Le Monde, 10 mai 1991, p. 2.

859 Le meilleur des mondes, 5, automne 2007, édito, en ligne :

<http://www.lemeilleurdesmondes.org/edito_mdm5.htm>.

860 M. Foucault, Il faut défendre la société : cours au Collège de France, 1975-1976, Paris, Gallimard, 1997.

Kouchner écrit : « Michel Foucault disait, dans sa dernière leçon au Collège de France, que la souveraineté d'Etat qui consiste à " distribuer la mort ou à laisser vivre " était en voie d'être dépassée, car la société moderne, de son côté, biologiquement, scientifiquement, fait tout pour préserver la vie » (Le Monde, 30 avril 1991, p. 2).

861 Libération, 967, 30 juin – 1er juillet 1984, p. 22. Le texte est publié dans M. Foucault, Dits et écrits, vol. II, Paris,

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sommes tous des gouvernés et, à ce titre, solidaires »862. Et il y soutient le travail des ONG, dont Terre des hommes et Amnesty International. Cette déclaration est considérée par Denis Maillard comme « le crédo de l’action humanitaire »863 - mais elle ne saurait constituer un soutien explicite au « droit d’ingérence », car il n’y est question que de l’assistance humanitaire civile, pas de l’intervention militaire.

Quoiqu’il en soit, on peut certainement dire, avec Jean Salmon en 1992, que le concept « fait fureur » car « la formule est attirante »864. Vu d’Outre-manche865, le débat français impressionne non seulement par sa vigueur et son ampleur, mais aussi par le poids de l’option interventionniste, largement majoritaire à une certaine époque. Apparemment, l’option rallie un grand nombre d’intellectuels (Finkelkraut, Kundera, BHL, Bruckner, Glucksmann, Duverger, Edgar Morin, Pisani, Paul-Marie de la Gorce, Poirot-Delpech), de politiques (Jean-François Deniau, Jean François-Poncet, Alain Lamassoure, Giscard d’Estain, Raymond Barre, Chirac, Gérard Fuchs, etc. Selon Le Monde du 9 janvier 1993, tous les politiciens français étaient en faveur de l’intervention sauf Simone Veil et Jean-Pierre Chevènement866), d’éditorialistes, etc.

La formule a du succès, mais elle attire autant les envolées lyriques des uns que les railleries des autres et, surtout, elle est loin de faire l’unanimité parmi ceux qui sont censés lui donner une réalité : les juristes et les hommes d’Etats. Kouchner fait partout le promotion de « ce droit d’ingérence qui fait peur à certains et que tout le monde bientôt acceptera »867. Il est bien optimiste ! C’était en 2000. Bien peu, en vérité, l’acceptent et, aujourd’hui, on peut dire que le concept est tombé en désuétude.

B/ Critique

Cette double notion de droit ou devoir d’ingérence, dont on répète à l’envi qu’elle est le début de tout, est en réalité formidablement ambiguë et incohérente. Il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, la formule soit utilisée pour tout et n’importe quoi : on parle de « droit

862 M. Foucault [2001], p. 1526.

863 D. Maillard, L’humanitaire : tragédie de la démocratie, Paris, Michalon, 2007, p. 6. 864 Jean Salmon, préface à O. Corten et P. Klein [1992], p. VII.

865 J. Howorth [1994], p. 116.

866 Le Figaro du 13 janvier a ajouté Pasqua et Messmer. « Bernard Kouchner, je le combats politiquement depuis

toujours, depuis les années 1980 car il a inventé le devoir d'ingérence. A-t-on jamais vu les faibles s'ingérer dans les affaires des forts ? » déclare J.-P. Chevènement dans l’émission « On n’est pas couché » le 21 février 2009 sur

France 2.