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Histoire Généalogie de la

V- L’intervention humanitaire depuis

A/ Ce qui a changé au XXe siècle

Si l’intervention d’humanité du XIXe siècle a ses limites, dans l’exemple qu’elle peut nous donner aujourd’hui, c’est qu’un certain nombre de paramètres ont changé dans la seconde moitié du XXe siècle. Finnemore en donne trois : qui, comment et pourquoi. Premièrement, la question de savoir qui est humain, c’est-à-dire qui est susceptible de recevoir une protection, a changé. On intervient toujours au nom de « l’humanité », mais cela ne signifie pas la même chose au XIXe et au XXe siècle. L’humanité du XIXe est assez limitée aux hommes blancs et chrétiens. On assiste ensuite à un élargissement, une universalisation, qui a un impact sur la pratique de l’intervention. De plus en plus, on est parvenu à s’identifier avec un autre. Les occidentaux ont pu s’identifier

700 C. Ero et S. Long [1998], p. 124 et P. Malanczuk [1993], p. 11. 701 T. M. Franck et N. S. Rodley [1973], p. 281.

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avec, et donc avoir de la considération pour, des populations non-occidentales. Il y a eu une redéfinition, un élargissement de l’humain digne de recevoir l’intervention702.

L’abolition de l’esclavage a joué un rôle considérable dans cette universalisation de l’humanité703. Peut-on d’ailleurs considérer l’abolition de l’esclavage, par la force, comme une d’intervention humanitaire ? Dans certains cas, la force militaire a été utilisée pour mettre fin au commerce d’esclaves, considéré comme de la piraterie. Est-ce un cas, même approximatif, d’intervention humanitaire ? Non, explique Finnemore704 : si l’on prend l’exemple britannique, la force a été utilisée pour mettre fin au commerce seulement, et non à l’esclavage lui-même. D’ailleurs, le fait que ce commerce soit qualifié de piraterie signifie que l’on a affaire à de la contrebande, et que les esclaves en question sont toujours considérés comme de la marchandise. D’autre part, l’abolition elle-même a été obtenue dans chaque Etat par l’Etat lui-même, sans l’intervention militaire d’un Etat étranger. On pourrait penser aux Etats-Unis comme à une exception, en prétendant que le Nord intervenait au Sud pour abolir l’esclavage – mais les recherches les plus récentes sur Lincoln montrent que le motif principal était plutôt la préservation de l’Union705. Donc, l’abolition de l’esclavage ne concerne pas directement la pratique de l’intervention humanitaire puisqu’elle n’a pas donné lieu à des interventions armées dans le but d’abolir l’esclavage, mais elle la concerne indirectement puisqu’elle a joué un rôle déterminant dans l’universalisation de l’humanité, qui à son tour à changé le cadre normatif de l’intervention.

La colonisation et la décolonisation ont également eu un impact considérable sur la notion d’humanité, car les deux ont été justifiées en partie par des raisons humanitaires. Les justifications humanitaires de la colonisation, d’une part, reposent sur les notions de mission civilisatrice, de croisade, de mission divine, de « white man’s burden » : l’humanité est quelque chose que l’on peut déplacer, amener, instruire, des Européens aux sauvages. Les justifications humanitaires de la décolonisation, d’autre part, sont fondées sur la conviction que l’humanité n’est pas déplaçable, elle est déjà là, dans chaque humain706.

La conséquence de cette universalisation de l’humanité à partir de 1945 est un inversement de l’humanité que l’on protège : les hommes sont désormais non-blancs et non-chrétiens, 702 M. Finnemore [2003], p. 66-67. 703 Ibid., p. 68. 704 Ibid. 705 Ibid., p. 69. 706 Ibid., p. 71.

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explique Finnemore. « Unlike humanitarian intervention practices in the nineteenth century, virtually all the instances in which claims of humanitarian intervention have been made in the post-1945 period concern military action on behalf of non-Christians, non-Europeans, or both. Cambodia, Somalia, Bosnia Muslims, Kurds in Iraq, Albanian Muslims in Kosovo all fit this pattern »707. Il faut toutefois nuancer ce tableau en rappelant que la sélectivité, comme nous le verrons, est toujours à l’œuvre : il suffit, précisément, de comparer les interventions dans les Balkans avec les non-interventions en Afrique pour comprendre que la victime blanche et européenne vaut davantage la peine d’être sauvée que la victime noire et africaine – ce qui nuit d’ailleurs considérablement à l’image de l’intervention humanitaire dans les pays du Sud. Nous y reviendrons.

Deuxièmement, poursuit Finnemore, la manière dont nous intervenons a changé. « Humanitarian intervention now must be multilateral in order to be acceptable and legitimate. Since 1945 states have consistently rejected attempts to justify unilateral interventions as "humanitarian"; in the nineteenth century, however, they were accepted »708. Ce n’est pas tout à fait exact : nous avons vu comment l’intervention collective était préférée au XIXe siècle. Finnemore elle-même le reconnaît lorsqu’elle note, quelques pages plus loin, que, dès la guerre d’indépendance en Grèce (1821-1827) et après, « multilateralism as a characteristic of legitimate intervention becomes increasingly important »709. Elle précise plus tard ce qui a changé au XXe siècle : « the unilateral option for either the planning or execution of humanitarian intervention appears to have disappeared in the twentieth century, and multilateral options have become more elaborate and institutionalized »710. Ce n’est donc pas le multilatéralisme en tant que tel qui serait nouveau – il est ancien – mais son institutionnalisation, commencée avec la Société des Nations, et développée avec l’ONU.

Troisièmement, le but de l’intervention et la définition du « succès » semblent également avoir changé. « Powerful states in the nineteenth century could simply install a government they liked as a result of these operations. Today we can only install a process, namely, elections. Given that elections often do not produce humane and just leaders (despite occasional attempts to

707 Ibid., p. 73.

708 Ibid., p. 53. 709 Ibid., p. 60. 710 Ibid., p. 65.

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manipulate them to do so), this may not be a particularly functional change, but it is a necessary one in the current international normative context »711.

Ces trois facteurs expliquent l’évolution de l’intervention dans la seconde moitié du siècle dernier, mais il y en a un autre qui a également changé la donne : le XXe siècle a été, comme le rappelle l’historien britannique Hobsbawm, le plus meurtrier de toute l’histoire de l’humanité, ou au moins de toute celle dont on possède des chiffres sur l’ampleur et la fréquence des conflits712. Il y avait donc de quoi « choquer la conscience de l’humanité », pour reprendre la formule consacrée.

B/ La seconde guerre mondiale

Certaines personnes considèrent la seconde guerre mondiale elle-même comme une intervention humanitaire. C’est notamment le cas de Tesón, qui s’appuie sur un article de Walzer qui considère ce conflit comme une guerre juste, dont la cause n’est pas seulement la légitime défense mais la nécessité idéologique de combattre le fascisme713. L’aspect idéologique de la seconde guerre mondiale est évidemment important, mais nous pensons au contraire qu’il n’était pas le premier, sinon les alliés occidentaux seraient entrés en guerre préventivement714. Le fait qu’il y ait des enjeux idéologiques dans la seconde guerre mondiale et qu’elle puisse être considérée « juste » n’en fait pas pour autant une intervention humanitaire. Cette interprétation est fantaisiste. La seconde guerre mondiale était une guerre de légitime défense715.

En revanche, ce qui est évident est que la seconde guerre mondiale a joué un rôle décisif dans le changement de perspective sur l’intervention. Avec elle, l’âge d’or de l’intervention d’humanité est définitivement terminé. Le bain de sang qui en résulte et le fait que la Croix- Rouge ait été dissuadée ou empêchée d’agir à Auschwitz716 fait tomber les dernières innocences en matière d’intervention militaire et d’humanitaire. Les Etats ne sont pas particulièrement impatients de remettre ça à l’étranger, et visent surtout à économiser les hommes et les ressources. 711 Ibid., p. 53. 712 E. Hobsbawm [1994]. 713 M. Walzer [1971] et F. R. Tesón [1997], p. 178-179. 714 S. Chesterman [2001], p. 28. 715 S. D. Murphy [1996], p. 65.

716 Voir J.-C. Favez, Une mission impossible ? Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, Paris,

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Comment expliquer la passivité devant la Shoah ?717 Les priorités des Alliés, politiques et stratégiques, laissaient peu de place au sort des populations civiles718. On sait qu’il ne s’agissait pas d’un manque d’information. Bauer distingue l’information de la connaissance et explique qu’il s’agissait plutôt d’un manque de connaissance719. Marrus pense que awareness est le mot le plus approprié720. Pourquoi en est-on resté à l’information et pourquoi a-t-on évité l’awareness ? Parce que l’information n’implique pas l’action, mais l’awareness si et, ajoute Marrus, agir est précisément ce que l’on voulait éviter. C’est donc un processus de dénégation, analysé par Barnett721.

Le problème n’est pas la sympathie, mais la politique722. Il y avait de la sympathie, dont témoigne notamment l’indignation répétée face à la persécution des juifs par les Nazis : à la Société des Nations en 1933 lors du débat sur la pétition Bernheim, tous les représentants des pays dénoncent la persécution allemande comme une violation des obligations internationales de l’Allemagne. Les médias, l’opinion, sont scandalisés par la Kristallnacht de novembre 1938, etc. La sympathie est là. Ce qui ne suit pas est la politique, pour accepter des réfugiés juifs et se confronter au Reich. La période de l’entre-deux guerres est celle d’une éclipse de l’intervention humanitaire, à cause de l’impact de la première guerre mondiale. « For the Jews, there is a particularly close link between the Holocaust and the collapse of humanitarian intervention after World War I »723.

Et Marrus de conclure que Gladstone et les autres auraient été déçus de leurs successeurs : « Great champions of humanity of the nineteenth century like Gladstone would have been mightily disappointed with their successors in the twentieth »724.

C/ La Charte des Nations Unies

La Charte marque, en principe, la fin du système westphalien, c’est-à-dire l’usage de la force par les Grandes Puissances comme un moyen de domination725. Elle a changé les termes du 717 Voir M. R. Marrus [2009]. 718 M. Hindley [2002], p. 97. 719 Y. Bauer [1968]. 720 M. R. Marrus [2009], p. 169, n. 20. 721 V. J. Barnett [1999], p. 51. 722 M. R. Marrus [2009], p. 170. 723 Ibid., p. 170. 724 Ibid., p. 172.

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débat – on ne parle plus d’ « intervention » mais d’ « usage de la force armée » - et surtout le fond, puisque l’usage de la force est désormais prohibé à deux exceptions près : l’intervention humanitaire est illégale, ce qui n’était pas le cas avant. Le principe de non-intervention est affirmé clairement et l’intervention devient une violation de – ou une exception à, pour ceux qui la défendent encore – ce principe.

Durant les négociations de la Charte de l’ONU, dans une lettre du 21 mars 1945, la France affirme que la réserve de compétence nationale ne doit pas s’appliquer lorsque « la violation manifeste des libertés essentielles et des droits de l’homme constitue par elle-même une menace susceptible de compromettre la paix ». La proposition n’est pas retenue en 1945, mais elle est avant-gardiste : elle préfigure nettement ce qui sera accepté un demi-siècle plus tard, notamment par la résolution 688. Les aspects juridiques du problème sont développés dans le chapitre juridique.

D/ Les interventions durant la guerre froide (1945-1990)

On considère généralement comme des interventions humanitaires durant cette période, à tort ou à raison, celles des Etats-Unis au Liban (1958), de la Belgique au Congo (1960), de la Belgique et des Etats-Unis à Stanleyville (1964), des Etats-Unis en République dominicaine (1965), de l’Inde au Pakistan oriental (1971), de la Turquie à Chypre (1974), d’Israël à l’aéroport d’Entebbe (1976), de la France et de la Belgique dans la province de Shaba, au Zaïre (1978)726, de la RFA en Somalie (1978), de la Tanzanie en Ouganda (1979), du Vietnam au Cambodge (1979), de la France en Centrafrique (1979), des Etats-Unis en Iran (1980), à Grenade (1983), au Panama (1989), et de la France au Zaïre (1991). Chaque cas est discutable et mériterait un examen approfondi, auquel se livrent certains ouvrages727, mais notre but ici n’est pas de dresser un catalogue d’interventions ou de développer une vingtaine d’études de cas, qui seront de toutes façons cités et utilisés dans les autres chapitres.

Notons seulement, pour relativiser cette extension de « l’humanité » dont parlait Finnemore tout à l’heure, que, lors de l’intervention de la Belgique à Stanleyville, par exemple, il était 725 D. Chandler [2000], p. 59.

726 Voir A. Manin [1978].

727 Par exemple S. Breau [2005] qui, dans un épais volume, passe en revue chacune des interventions susceptibles

d’être humanitaires depuis 1945. Nombreux sont les auteurs à procéder de la sorte et il n’est pas rare que les ouvrages sur l’intervention humanitaire soient occupés en majorité par une description de chacun des cas proposés.

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clairement question de sauver les blancs. Le Vice-Premier Ministre et ministre des Affaires Etrangères belge, Paul-Henri Spaak, explique devant la Chambre des Représentants que le but est d’ « essayer de sauver ce millier de blancs appartenant d’ailleurs à plus de dix nations différentes »728. « l’opération que nous avons effectuée n’est pas une opération militaire, c’est une opération strictement humanitaire. Il ne s’agit pas d’occuper une ville et de la conserver ; il ne s’agit pas d’entrer en lutte avec des rebelles. Il s’agit uniquement d’assurer l’évacuation d’une population blanche, européenne et américaine, innocente. (…) cette opération a été accomplie avec l’autorisation du Gouvernement congolais »729. S’ensuit une polémique au Conseil de Sécurité. Certains Etats reprochent à la Belgique que « l’opération ne pouvait être considérée comme humanitaire pour le motif qu’elle n’était effectuée qu’en faveur des blancs et qu’elle procédait, de la sorte, d’un sentiment de discrimination raciale »730. Argument vivement repoussé

par Spaak : « Est-ce qu’il est vrai que, dans la libération, nous avons fait une différence entre les blancs et les gens de couleur ? C’est complètement faux. Parmi tous les gens qui ont été évacués de Stanleyville se trouvent 400 Indiens et Pakistanais au moins et plus de 200 Congolais. Et si nous avons été forcés, je tiens à le dire, d’arrêter l’évacuation des Congolais eux-mêmes, c’est sur l’intervention du Gouvernement de Léopoldville »731. Spaak ne fait qu’adapter son discours à l’auditoire : lorsqu’il s’agit de justifier l’intervention devant l’opinion belge (chambre des Représentants), il parle de « sauver des blancs », mais lorsqu’il s’agit de se défendre sur la scène internationale (Conseil de Sécurité), il relativise cette dernière affirmation.

La période de la guerre froide est caractérisée par la relative paralysie du Conseil de Sécurité et par l’anti-interventionnisme soviétique. La différence d’approche entre les deux blocs est frappante : « nulle part la scission entre la doctrine occidentale et celle des pays d’allégeance communiste, n’apparaît plus clairement qu’à propos du problème de l’intervention »732. Les juristes soviétiques dénoncent l’interventionnisme comme le moyen de l’impérialisme occidental : « la doctrine de l’intervention dans sa forme actuelle constitue un compromis entre la vieille doctrine libérale de non-intervention, d’un côté, et les besoins de la politique impérialiste

728 Cité par A. Gérard [1967], p. 243. 729 Ibid., p. 244.

730 Ibid., p. 258-259. 731 Ibid., p. 259.

732 T. Komarnicki [1956], p. 522. Sur la doctrine soviétique de l’intervention, voir également I. Lapenna [1954] et

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de l’autre »733 ; « Contrairement à ce que fait l’Union soviétique, les puissances impérialistes établissent leurs rapports avec d’autres pays non sur la base de l’égalité des droits et intérêts communs mais sur la base d’interventions grossières dans les affaires d’autres pays tendant à annihiler leur indépendance et la liberté de se gouverner soi-même »734. Rappelons que Lénine avait écrit en 1916 un ouvrage intitulé Impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Néanmoins, il serait simpliste de parler, comme on le fait parfois, d’anti-interventionnisme absolu et dogmatique. La doctrine soviétique est bien plus pragmatique, et sait aménager des exceptions à son principe lorsqu’elles sont conformes à son idéologie et à ses intérêts. Polyanski, par exemple, pense que les Nations Unies devraient pouvoir intervenir contre un gouvernement qui « est au pouvoir contre la volonté du peuple »735, c’est-à-dire qu’il défend ce que l’on appelle

l’intervention pro-démocratique (et qui diffère de l’intervention humanitaire au sens strict, comme nous le verrons). Lapenna en conclut que « la doctrine soviétique a gardé deux attitudes différentes, voire opposées, à l’égard de l’intervention. Elle est "en principe" contre toutes les formes d’intervention à l’exception de celles qui répondent aux buts de la politique soviétique et qui sont susceptibles, d’ailleurs, d’être qualifiées différemment »736. Cette attitude « a avant tout pour but d’empêcher, en faisant appel au principe de non-intervention, toute activité des Nations- Unies qui ne répondrait pas aux intérêts politiques de l’U.R.S.S. »737. L’anti-interventionnisme soviétique n’est pas absolu, ce n’est pas une posture philosophique, une question de principe. Il est relatif, sélectif : c’est une question d’intérêt politique. Il faut d’ailleurs rappeler que l’URSS a usé, comme les autres, d’une rhétorique humanitaire pour ses interventions, notamment en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968, alors qu’il s’agissait officiellement de restaurer les droits des travailleurs.

Les années 70 et 80 sont relativement anti-interventionnistes. Parce que l’intervention à Stanleyville dans les années 60 (dans le cadre onusien) ne se passe pas très bien, on assiste dans les décennies suivantes à une phase de non-intervention onusienne : les interventions de l’Inde au Bangladesh (1971), du Vietnam au Cambodge et de la Tanzanie en Ouganda (1979), par

733 E. Pachoukanis, Otcherki po mejdounarodnomou pravou, Moscou, Gosizdat, 1933, p. 107, traduit et cité par T.

Komarnicki [1956], p. 522.

734 K. A. Baghinyan, Naroucheniye imperialistitcheskimi gosoudarstvami printzipa nevmechatelstva, Moscou,

Akademiya Nauk, 1954, p. 4, traduit et cité par T. Komarnicki [1956], p. 523.

735 N. N. Polyanski, « Principi Suvereniteta v Sovete Bezopasnosti », Sovetskoye Gosudarsivo i Pravo, 3-4, 1946, p.

34 ; traduit et cité par I. Lapenna [1954], p. 242.

736 I. Lapenna [1954], p. 242. 737 Ibid., p. 241.

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exemple, se font en dehors du cadre onusien. En outre, les intervenants (Inde, Vietnam, Tanzanie), qui avaient de bonnes raisons d’invoquer des motifs humanitaires, se gardent bien de le faire et invoquent plutôt des raisons plus « légitimes » au regard du droit international (menace contre la paix et la sécurité).

La doctrine interventionniste revient timidement à la fin des années 80 – y compris, en France, avec l’élaboration du droit d’ingérence, que nous examinerons dans le chapitre suivant.

E/ Les années 90

Entre 1945 et 1990, à l’ONU, les opposants traditionnels à l’idée d’intervention sont le bloc de l’Est (dans un contexte de guerre froide, les pays de l’Est s’opposent systématiquement aux initiatives de l’Ouest), les pays du Sud (d’une manière générale les pays faibles, qui craignent l’appétit des forts) et les jeunes Etats (trop attachés à leur souveraineté nouvellement et chèrement acquise pour accepter l’idée de l’intervention). Or, dans la dernière décennie du siècle, on assiste à l’effondrement du bloc de l’Est, l’essor de la démocratie au Sud et la maturation et l’affirmation des jeunes Etats. Autrement dit, les obstacles à l’interventionnisme tombent peu à peu. A cela il faut ajouter : les efforts de la diplomatie française pour promouvoir le droit d’assistance, la pratique de l’action humanitaire qui se développe, le rôle également grandissant des médias et la consécration de ce que l’on appelle « l’effet CNN », sur lequel nous reviendrons, le développement d’un discours global sur les droits de l’homme et la multiplication des instruments disponibles et, enfin, la mondialisation, qui fait qu’il n’y a quasiment plus de distance entre la victime et l’observateur-intervenant potentiel, et que le sentiment de solidarité est renforcé par l’impression que nous sommes tous « sur le même bateau ».

La fin de la guerre froide a eu en matière d’intervention plusieurs conséquences : la coopération entre l’Est et l’Ouest a débloqué le Conseil de Sécurité, qui était jusqu’alors gelé par leur confrontation. A la fin des années 80 et au début des années 90, le CS travaille davantage et mieux, il est plus efficace : il obtient notamment la fin de la guerre Iran / Irak en août 1988, le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan en 1988-89, l’indépendance de la Namibie en mars 1990 (sur la base d’une résolution de 1978) et le retrait des forces cubaines d’Angola à partir de 1989. Entre juin 1990 et mai 1993, notamment, il n’y a eu aucun veto au CS, qui a donc entamé

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les premières années de l’après-guerre froide dans l’unanimité738. Sur l’intervention, les réticences apparaissent à partir de 1993, pour plusieurs raisons : l’échec de l’intervention en Somalie, l’opinion publique des Etats membres est globalement anti-interventionniste (pas dans le principe mais à cause des coûts), et surtout la Russie et la Chine commencent à bloquer les projets d’intervention pour protéger le principe de souveraineté (dont elles ont besoin pour des raisons d’intérêt national).

Avec le bloc soviétique s’est effondré le plus grande force anti-interventionniste ; il est désormais possible pour les grandes puissances d’intervenir sans risquer de déclencher une guerre