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Il n’existe aucun exemple d’intervention purement désintéressée

Histoire Généalogie de la

IV- Le XIXe siècle et le début du XXe siècle

1) Il n’existe aucun exemple d’intervention purement désintéressée

Mandelstam est convaincu qu’il y en a plusieurs, celles qui ont été collectives – et l’on retrouve donc le lien entre les deux critères :

« si les interventions séparées des Puissances en faveur des chrétiens de l’Empire Ottoman n’ont pas été entièrement dictées par des mobiles humanitaires, il faut cependant reconnaître le caractère désintéressé aux interventions collectives des Grandes Puissances, lesquelles méritent vraiment le nom d’interventions d’humanité. Comme telles doivent être considérés, entre autres, l’intervention libératrice des trois Puissances dans l’intervention grecque en 1827 ; l’enregistrement, par le traité de

597 A. Rougier [1910a], p. 502-503. 598 M. S. Kebedgy [1890], p. 82. 599 J.-P. Weber [1940], p. 84.

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Paris de 1856, du Hatti Houmayoun, améliorant le sort des sujets du Sultan "sans distinction de religion ni de race" ; les interventions des Puissances en Syrie, en 1860, après le massacre des Maronites. Enfin, le traité de Berlin de 1878 a imposé le respect des droits de l’homme non seulement à la Turquie, mais également aux pays balkaniques détachés d’elle. »601

a) L’intervention des puissances européennes en Grèce en 1827

L’intervention conjointe de la Grande-Bretagne, la France et la Russie pour venir au secours des insurgés grecs en 1827 est généralement considérée par la doctrine comme le premier cas d’intervention authentiquement humanitaire602. « C’était bien la raison d’humanité, explique Rougier, dans la plus large acception du mot, le souci tout ensemble de la paix de l’Europe et de sa dignité morale qui dictaient aux puissances cette intervention, expropriant la Turquie de ses prérogatives souveraines, dans l’intérêt général de l’Europe et de la civilisation »603. La Convention de Londres du 6 juillet 1827 précise que les trois puissances, garantes de l’autonomie grecque, animées d’un désir « d’arrêter l’effusion de sang et de prévenir les maux de tout genre que peut entraîner la prolongation d’un tel état de choses », sont résolues à maintenir la paix, « autant par un sentiment d’humanité que par l’intérêt du repos de l’Europe »604. Une clause secrète prévoit qu’en cas de nécessité, les puissances interviendraient par « tous les moyens » pour la faire respecter – ce qu’elles ont fait lors de la bataille de Navarin le 20 octobre de la même année.

La caractérisation de cet épisode comme une intervention humanitaire ne fait pas l’unanimité605 et l’on a effectivement des raisons de croire que les Etats intervenants avaient chacun des raisons politiques de le faire. La Grande-Bretagne et la France, par exemple, voulaient éviter une action unilatérale de la Russie. Hautefeuille, qui pense en 1863 que « l’humanité » n’est qu’un prétexte pour dissimuler des intérêts personnels, que « dans tous les cas où le prétexte d’humanité a été mis en avant pour couvrir des interventions matérielles, nous trouvons les

601 A. N. Mandelstam [1933], p. 471.

602 Voir E. C. Stowell [1921], p. 126-127 ; C. G. Fenwick [1945], p. 650, J.-P. Fonteyne [1974], p. 208 et A.

d’Amato [1990], p. 519.

603 A. Rougier [1910a], p. 473.

604 Cité par A. Rougier [1910a], p. 473, n. 3. Voir « Treaty between Great Britain, France, and Russia, for the

Pacification of Greece, signed at London, 6 July 1827 », in E. Hertslet [1875], vol. 1, p. 769-770, préambule, §2.

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résultats les plus désastreux, les plus contraires au motif invoqué »606, prend justement cet exemple à l’appui de sa thèse, et avance d’autres raisons politiques :

« tout ce bruit, tout cet enthousiasme, tous ces grands et magnifiques sentiments se réduisent, lorsqu’on les examine de près, à un intérêt personnel. Ce fut sous le prétexte d’humanité que furent faites toutes les interventions de la sainte-alliance, et aussi celle de 1826 pour l’affranchissement de la Grèce. (…) [45] L’humanité commandait impérieusement de voler au secours des opprimés. Cependant le but réel de l’Angleterre était d’augmenter son influence morale et commerciale dans le bassin oriental de la Méditerranée, en créant un petit Etat toujours facilement gouverné par les conseils d’une nation puissante. La Russie désirait affaiblir l’empire ottoman et hâter sa chute, afin de pouvoir s’approprier ses provinces européennes et surtout sa capitale, objet de ses convoitises séculaires. »607

Mandelstam, qui pense qu’il s’agit bien d’un authentique cas d’« intervention d’humanité collective », ne nie pas la présence d’intérêts propres, ou plutôt d’un intérêt politique et économique commun, mais il pense que cela n’enlève rien au sentiment humanitaire qui, selon lui, existe également : « Certes, les Puissances indiquent, parmi les causes de leur intervention, l’intérêt immédiat qu’elles ont à voir cesser l’anarchie dans les provinces grecques, qui donne lieu à des pirateries et apporte des entraves au commerce européen. Mais à cette saine appréciation du propre intérêt se joint la conscience d’un devoir humanitaire »608. « Mais cette intervention, dite d’humanité, des Puissances a-t-elle eu vraiment un caractère désintéressé ? Nous n’hésitons pas à l’affirmer »609. Il parle d’un « véritable caractère humanitaire », au sujet non d’une intervention en particulier, mais de toutes celles des Puissances européennes en Turquie à l’époque, dans la mesure où elles auraient eu pour but « la pacification de la Turquie, nécessaire à la paix du monde »610.

Chesterman, également, pense qu’on ne peut nier la présence de ce qu’il appelle un « intérêt sentimental » de l’Europe, incarné notamment dans une opinion publique qui aurait fait pression sur les gouvernements pour qu’ils interviennent611. Au final, les motivations ne sont certainement pas univoques et tout ce que montre ce soi-disant premier exemple d’intervention 606 L.-B. Hautefeuille [1863], p. 46. 607 Ibid., p. 44-45. 608 A. N. Mandelstam [1923], p. 374. 609 Ibid., p. 379. 610 Ibid., p. 381. 611 S. Chesterman [2001], p. 33.

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humanitaire est que l’intervention n’est pas purement humanitaire, ce qui n’exclut pas qu’elle puisse l’être en partie.

b) L’intervention de la France en Syrie et au Liban en 1860

Le deuxième exemple qui revient fréquemment est l’intervention de la France en Syrie et au Liban, en 1860. Elle est citée par de nombreux auteurs comme le meilleur – et peut-être le seul – exemple d’intervention purement humanitaire, « un exemple de complet désintéressement »612. Face au massacre de milliers de chrétiens maronites par des druzes et des musulmans en juin et juillet 1860 en Syrie (qui fait alors partie de l’Empire Ottoman), les ambassadeurs de l’Autriche, la Grande-Bretagne, la France, la Prusse et la Russie rencontrent un représentant de l’Empire Ottoman à Paris le 31 juillet 1860 et signent un mois plus tard une convention selon laquelle le Sultan consent à l’intervention de 12 000 soldats européens (français pour la moitié d’entre eux) afin de rétablir la paix. Les troupes françaises occupent certaines parties de la Syrie entre août 1860 et juin 1861. L’opération s’est bien déroulée, l’occupant n’a visiblement pas cherché à profiter de sa position, malgré le contexte colonial de l’époque et rien n’indique que la volonté des cinq puissances européennes n’a pas été d’abord et avant tout de protéger la population chrétienne opprimée.

Rougier affirme qu’ « elle est désintéressée, caractère essentiel de l’intervention d’humanité, et motivée seulement par un intérêt général, car les puissances déclarent qu’elles "n’entendent poursuivre dans l’exécution de leurs engagements aucun avantage territorial, aucune influence exclusive, ni aucune concession touchant le commerce de leurs sujets et qui ne pourraient être accordées aux sujets de toutes les nations" »613.

Certes, mais le problème est que cette intervention n’est pas une intervention humanitaire au sens où nous l’entendons ici, car elle s’est faite avec le consentement du Sultan614. Il lui manque cet élément essentiel de l’intervention, de l’ingérence, qu’est la contrainte, la force, l’absence de consentement de l’Etat cible. La question de savoir s’il s’agit d’un consentement

612 L. Le Fur [1924], p. 198. Voir aussi L. Le Fur [1939], p. 242, A. Rougier [1910a], p. 525, E. C. Stowell [1921], p.

63, I. Brownlie [1963], p. 340 et R. Bernhardt [1995], vol. 2, p. 927.

613 A. Rougier [1910a], p. 474. Il cite le second protocole du 3 août 1860.

614 Voir A. V. W. Thomas et A. J. Thomas Jr. [1956], p. 22, N. Ronzitti [1985], p. 90 et J.-P. Fonteyne [1974], p.

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contraint, que soulève Stowell615, est intéressante, et Rougier lui-même affirme que cette invitation n’est qu’un prétexte, que le véritable motif est l’humanité, et qu’il a fallu déguiser encore « le véritable mobile sous une fiction par courtoisie envers le Sultan »616, mais il n’en demeure pas moins que, juridiquement, l’intervention ne s’est pas faite contre le consentement de l’Etat cible, et c’est ce qui compte au regard de la définition de l’intervention humanitaire.

c) L’intervention des Etats-Unis à Cuba en 1898

Peut-on alors penser à d’autres interventions ? Celle envisagée par les Etats-Unis lors de l’insurrection cubaine de 1868-1878 n’était pas clairement humanitaire dans ses motifs617. Mais

celle menée par les Etats-Unis à Cuba en 1898 ? Stowell la considère comme « one of the most important instances of humanitarian intervention »618, Straus écrit qu’il est même impossible de trouver dans l’histoire du monde une guerre menée pour des motifs « more singularly humane and free from selfish interests and purposes »619, Chesterman pense qu’elle est « perhaps the closest example to unilateral humanitarian intervention in pre-Charter state practice »620 et Rodogno la considère comme le « seul cas d’intervention humanitaire unilatérale au XIXe siècle qui ne concerna pas l’Empire ottoman »621.

L’affaire est complexe. A la répression espagnole de l’insurrection cubaine, qui avait fait environ 200 000 morts622 et qui est certainement l’un des motifs de l’intervention, il faut ajouter deux provocations espagnoles (une lettre provocatrice et la destruction d’un navire américain par une mine espagnole) et, dans son discours au Congrès du 11 avril 1898, le président américain donne non pas une mais quatre raisons officielles d’intervenir : la défense de l’humanité, la protection des vies et des propriétés des citoyens américains à Cuba, la protection des intérêts commerciaux américains et la légitime défense623. Et, de fait, l’intervention a été profitable à l’Etat intervenant, puisqu’elle a permis aux Etats-Unis d’accroître leur puissance et leur influence, en vainquant les Espagnols et en faisant de Cuba un protectorat américain. Rougier

615 E. C. Stowell [1921], p. 66. 616 A. Rougier [1910a], p. 474.

617 Voir A. V. W. Thomas et A. J. Thomas [1956], p. 22. 618 E. C. Stowell [1921], p. 481. 619 O. S. Straus [1912], p. 50. 620 S. Chesterman [2001], p. 34. 621 D. Rodogno [2007], p. 21, n. 31. 622 R. H. Ferrell [1975], p. 350. 623 J. B. Moore [1906], vol. 6, p. 219-220.

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avait donc raison d’être sceptique : tout en reconnaissant que l’intervention était « motivée en très grande partie par des considérations de pure humanité », il écrivait qu’« en dépit de ces raisons, on ne saurait voir dans la politique de la Maison-Blanche une intervention de pure humanité, parce que le gouvernement de l’Union ne pouvait pas ignorer les avantages économiques que lui procurerait l’émancipation de Cuba, et parce que son refus même d’annexer l’île lui valait de n’être pas responsable de la dette cubaine »624. Plus tard, Walzer préfèrera parler d’« impérialisme bienveillant » plutôt que d’intervention humanitaire625.

d) Autres interventions

La conclusion est la même pour toutes les interventions de la période. Lorsque la Russie a déclaré la guerre à l’Empire Ottoman en 1877-1878, soi-disant pour protéger les populations chrétiennes de Bosnie, d’Herzégovine et de Bulgarie, c’était en vérité pour acquérir de nouveaux territoires, comme le montre un pacte qu’elle avait signé secrètement avec l’Autriche626. Stowell fait d’ailleurs à cet endroit une distinction intéressante entre le motif et la cause de l’intervention, sur laquelle nous reviendrons627. De la même manière, les interventions des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne en Chine en 1900, ou de la Bulgarie, la Grèce et la Serbie en Macédoine en 1913 invoquaient des motifs humanitaires mais sont unanimement considérées comme politiques. Rougier résume :

« Si l’Europe a mis la Turquie en tutelle, c’est moins dans l’intérêt des sujets ottomans que pour parer aux conflits d’intérêts de l’Angleterre, de l’Autriche, de la France et de la Russie autour de la mer Noire. La France n’a éprouvé le besoin de faire respecter l’humanité par les Sultans marocains à l’endroit de leurs sujets que du jour où elle eut dans ce pays un intérêt politique et économique. Les Etats-Unis ont protesté contre la situation des Israélites roumains "non seulement au nom de l’humanité mais à raison du préjudice causé par cette situation à leur pays…". »628

624 A. Rougier [1910a], p. 503.

625 M. Walzer [2006], p. 212. Voir aussi J.-P. Fonteyne [1974], p. 206. 626 Voir E. C. Stowell [1921], p. 128-131.

627 « But even though conquest may have been the motive of the Russian Government, humanitarian intervention to

prevent the inhumane treatment of the Christians was the justification of Russia’s intervention » (E. C. Stowell [1921], p. 131, n. 61).

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D’une manière générale, lorsque l’on se demandera, au début du XXe siècle par exemple, si les actions européennes dans l’Empire Ottoman étaient réellement humanitaires ou si elles ne faisaient qu’obéir à des motivations politiques, ce sera pour établir le poids des motifs politiques629. Les interventions d’humanité du XIXe siècle étaient donc, comme les autres formes d’intervention avant elles, et comme celles à venir, éminemment politisées. La conclusion de cet examen rapide est qu’il n’existe aucun exemple incontestable d’intervention purement désintéressée. Elles ont malgré tout joué un rôle important dans l’idée qu’il y a des limites à la souveraineté : ces « interventions successives eurent, sans doute aussi le plus souvent des motifs d’ordre politique mais le choix de cette raison ou de ce prétexte d’intervention ne prouve-t-il pas péremptoirement que, dans l’opinion commune, la protection des droits primordiaux de l’homme est une fonction sacrée et que ne doit pas arrêter même la considération de l’indépendance respective des États ? »630.