• Aucun résultat trouvé

Histoire Généalogie de la

IV- Le XIXe siècle et le début du XXe siècle

3) Le problème de la sélectivité

Durant cette période, on trouve donc deux standards : entre les Etats européens membres de la société internationale, la norme est la non-intervention. C’est dans leur relation avec les autres Etats, ceux qui ne font pas partie de la société internationale, que l’on se permet l’intervention. Il y a une sélectivité, un « deux poids, deux mesures » : on respecte la souveraineté westphalienne au sein du concert européen, mais on se considère libre d’intervenir hors d’Europe. C’est la logique du « nous et les barbares », qui était la règle non seulement en Europe occidentale et dans le monde anglo-saxon – y compris chez le philosophe Mill qui distingue, comme les autres, « des

469 Ibid., p. 469-470.

470 Ibid., p. 508-509.

471 T. Mamiani, D’un nuovo diritto pubblico europeo, p. 113, cité par G. Carnazza Amari [1873], p. 535. 472 G. Carnazza Amari [1873], p. 535.

116

nations civilisées et des nations barbares »473 - mais également en Russie, comme le montre Kartashkin, qui cite notamment les juristes Fedor Fedorovich Martens (1882) et N. A. Zakharov (1917). Martens écrit explicitement dans un manuel de droit international « des peuples civilisés » que l’intervention est permise dans les cas où une population chrétienne serait l’objet d’une persécution barbare et Zakharov confirme que l’intervention pour des raisons humanitaires ne peut avoir lieu que contre des peuples « non civilisés »474.

La question, finalement, est celle de savoir qui est humain : quelles victimes sont suffisamment humaines pour êtres dignes d’être sauvées, et quels sauveteurs sont suffisamment humains pour avoir la responsabilité d’intervenir. Le vocable même d’intervention d’humanité ne signifie pas tant cette communauté globale de tous les hommes que la qualité de certains d’entre eux : c’est l’Etat intervenant qui incarne, représente l’humanité. Et si la France, en particulier, qui se considère comme la patrie-des-droits-de-l’homme, a tendance à se sentir investie d’une mission civilisatrice, c’est bien parce que, comme l’explique Sorel, les républicains français « identifient l’humanité avec la France, leur cause nationale avec la cause de toutes les nations. Ils confondent, par suite et tout naturellement, la propagation des doctrines nouvelles avec l’extension de la puissance française, l’émancipation de l’humanité avec la grandeur de la République, le règne de la raison avec celui de la France, l’affranchissement des peuples avec la conquête des Etats »475. C’est une forme du « dédoublement fonctionnel » dont parle Georges Scelle476.

Le problème est que, ce faisant, le prétendu « droit d’intervention » prête le flanc aux critiques et les anti-interventionnistes s’engouffrent nombreux et très tôt dans cette brèche ouverte par la sélectivité, le fait que ce sont toujours les mêmes qui interviennent aux mêmes endroits. « C’est la consécration du droit du plus fort » s’écrie Hautefeuille en 1863477. Le refrain est très actuel, puisqu’il s’agit du principal reproche adressé à l’interventionnisme, et il est donc loin d’être nouveau :

« on doit remarquer que le pouvoir d’intervention n’a jamais été réclamé que par les peuples puissants contre les faibles, et ce fait seul suffirait pour prouver que l’intervention est un odieux abus, une

473 J. S. Mill [1996], p. 429.

474 V. Kartashkin [1991], p. 203-204.

475 Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française, Paris, Plon, 1885, p. 541-542.

476 G. Scelle, « Règles générales du droit de la paix », Recueil des cours de l’Académie de droit international, 46,

1933, p. 358.

117

injustice. Jamais on ne verra la Hollande, l’Espagne, ou tout autre pays, venir critiquer la conduite intérieure de la Grande-Bretagne, s’apitoyer sur le sort de l’Irlande, sur les malheurs de ses habitants, et, au nom de l’humanité, entrer en armes dans cette île pour l’affranchir du joug qui pèse sur elle depuis si longtemps. Il n’y aurait pas assez de voix pour crier au scandale, à la violation de tous les principes de la loi internationale ! »478

En réalité, certains interventionnistes ne partagent pas cette thèse d’un droit d’intervention réservé à une certaine catégorie d’Etats dits « civilisés » contre une autre d’Etats dits « barbares », qui valide donc la sélectivité. Certains reconnaissent le droit d’intervention à tous les Etats, pas seulement à ceux prétendument civilisés, et pas seulement à l’encontre d’Etats non européens. Kebedgy est de ceux-là, lorsqu’il écrit en 1890 « que si, par exemple, on s’imagine, par impossible, que demain un Etat européen s’avise d’imiter les pratiques dahoméennes, nous reconnaîtrons à tout Etat le droit d’intervenir pour l’obliger à respecter les droits de l’humanité. Dès lors, il n’y a aucune nécessité pour admettre une distinction entre les Etats civilisés et ceux qui ne le sont pas »479. Il critique Martens qui ne permet « arbitrairement » l’intervention que contre les Etats asiatiques (Turquie comprise) :

« nous n’avons point entendu restreindre, comme le fait M. de Martens, le droit d’intervenir pour raison d’humanité à l’égard seulement des Etats barbares ou non civilisés. Outre la grande difficulté qu’il y a pour tracer une ligne de démarcation, tant soit peu précise, entre les Etats civilisés et ceux qui [85] ne le sont pas, cette restriction nous paraît inutile, car pourquoi se désarmer à l’avance si des atrocités venaient d’être commises par le souverain ou le gouvernement d’un Etat qu’on appellerait

civilisé ? Et d’ailleurs, ne pourrait-on pas dire que par ce fait seul l’Etat en question se rapprocherait

singulièrement de la situation des Etats barbares, et qu’il perdrait par conséquent tout titre au respect de son indépendance ? »480

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Rougier n’est pas loin d’être d’accord. Lui non plus ne souhaite pas restreindre a priori le droit d’intervention à une seule catégorie d’Etats cibles, lui aussi critique Martens sur ce point, mais il ajoute aussitôt que, de fait, et non en droit, l’intervention est restreinte à cette seule catégorie : « on ne saurait restreindre a priori, comme le fait M. F. de Martens, le domaine d’application du contrôle d’humanité aux seuls Etats barbares ;

478 L.-B. Hautefeuille [1863], p. 50. 479 M. S. Kebedgy [1890], p. 46. 480 Ibid., p. 84-85.

118

mais, en fait, il ne fonctionnera guère que dans cette sphère, parce qu’il apparaît comme destiné à suppléer aux insuffisances du contrôle national des actes du gouvernement »481. Stowell, qui s’appuie d’ailleurs sur Kebedgy, est également de ceux qui pensent que l’intervention peut tout aussi bien viser un Etat dit civilisé, si celui-ci a une conduite barbare : « Plus d’un auteur a suggéré que l’intervention d’humanité se borne aux Etats barbares ou non civilisés482. Cependant, lorsqu’un Etat civilisé se conduit d’une manière barbare ou non civilisée, il n’aura pas le droit de se plaindre s’il encourt une intervention destinée à le faire changer de conduite »483.

Ce sera également la position de Mandelstam, qui pourra s’appuyer en 1930 sur l’existence d’une Société des Nations, égalisant en droit tous les Etats. Les temps ont changé :

« Il est vrai qu’avant la grande guerre, l’intervention d’humanité n’a été pratiquée que vis-à-vis de quelques Etats de "civilisation arriérée" tels que l’Empire ottoman. (…) Aujourd’hui, une intervention d’humanité ne saurait s’exercer sur la base d’une simple distinction entre nations "civilisées" ou "arriérées", établie, unilatéralement et à un point de vue purement culturel, par un groupe quelconque de Puissances. Après la création de la Société des Nations, qui aspire à devenir la Société de toutes les Nations, l’humanité ne pourrait plus se passer de règles juridiques générales circonscrivant, avec toute la précision nécessaire, le domaine inattaquable des droits de l’homme. (…) La proclamation des droits de l’homme doit donc obliger toutes les nations, et le respect de ces droits doit être assuré contre les écarts éventuels de tous les Etats, sans exception aucune. La protection internationale doit valoir

contra quemcunque. »484

La Société des Nations elle-même, dans sa 17ème assemblée, en 1933, adopte une résolution intitulée « Garanties internationales pour la protection des Droits de l’Homme », dans laquelle elle « exprime sa conviction (…) que dans l’intérêt de l’organisation de la paix et de la Justice internationale, il est hautement souhaitable que les interventions d’humanité se produisent, le cas échéant, envers tous les Etats »485. Mais il faudra attendre la Charte de l’ONU pour que le monde entier, et pas seulement l’Europe, soit unifié derrière le principe de non-intervention, pour que la

481 A. Rougier [1910a], p. 524.

482 Il cite « Bernard, Non-intervention, p. 7 ; Strauch, op. cit., [Zur Interventionslehre eine völkerrechtliche Studie,

Heidelberg, 1879], p. 14 ; Gareis, Völkerrecht, §26, p. 85 ; F. de Martens, Völkerrecht, t. 1, p. 303, §76 ; Dickinson (E. D.), Equality of States, 1920, p. 261-262 » (E. C. Stowell [1932], p. 145, n. 2).

483 E. C. Stowell [1932], p. 145.

484 A. N. Mandelstam [1930b], p. 700-701. 485 Cité par A. N. Mandelstam [1934], p. 98.

119

non-intervention devienne une norme globale, et pour que la notion d’humanité s’élargisse pour embrasser la totalité des individus appartenant à l’espèce humaine.