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La sécularisation de la doctrine de la guerre juste (XVIIe – XVIIIe siècle)

Histoire Généalogie de la

III- La sécularisation de la doctrine de la guerre juste (XVIIe – XVIIIe siècle)

Pour Rufin, les premières interventions d’humanité transnationales ont lieu en 1773, lorsque des « aristocrates français, chassés de Saint-Domingue par la Terreur, sont traités en Amérique comme les premiers réfugiés modernes »338. Il parle là d’action humanitaire au sens large – et de ce point de vue les premières sont bien plus anciennes –, non d’intervention humanitaire armée au sens où nous l’entendons ici, puisqu’il n’est pas question dans cet épisode de jus ad bellum. C’est vers la sécularisation de la doctrine de la guerre juste, à cette époque, qu’il faut se tourner, pour trouver une réflexion développée sur l’intervention339. Certains citent Francis Bacon, parce qu’il écrit en 1625 que « If a man be gracious and courteous to strangers, it

333 Ibid., p. 262, orthographe corrigée. 334 Ibid..

335 Ibid., p. 263-264, orthographe corrigée. 336 Ibid., p. 264, orthographe corrigée. 337 A. Esmein [1900], p. 567.

338 J.-C. Rufin [1986], p. 8.

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shows he is a citizen of the world »340. C’est en effet une belle expression du cosmopolitisme – avant le fameux « my country is the world » de Thomas Paine341 – mais qui n’est ni très précise ni très pertinente pour notre enquête. La même année, il vaut mieux se tourner vers Grotius.

A/ Grotius

Dans son œuvre magistrale De jure belli ac pacis (1625), Grotius légitime explicitement l’intervention humanitaire. Il est même considéré par de nombreux auteurs comme le premier à le faire. Mérignhac pense que « Grotius a, le premier, établi ce principe que la société humaine a le droit et le devoir de protéger ceux de ses membres qui sont opprimés par des tyrans »342. Stowell

cite également Grotius comme la première des « autorités » reconnaissant la légalité de l’intervention humanitaire343, comme Lauterpacht qui affirme que « this is the first authoritative statement of the principle of humanitarian intervention – the principle that the exclusiveness of domestic jurisdiction stops where outrage upon humanity begins »344. Tout cela est faux, bien entendu, comme le montrent les pages précédentes. Grotius n’est pas le premier, mais sa formulation est l’une des plus claires.

Dans son chapitre sur les « causes d’entreprendre la guerre pour les autres »345, il avance en se basant sur des distinctions qu’il peut être utile de rappeler pour ne pas confondre l’intervention humanitaire avec des espèces qui lui sont proches : l’intervention pour les nationaux (ceux que Grotius appelle les sujets), l’intervention pour les alliés et l’intervention pour les amis (pas d’engagement formel, mais un lien amical). Il en vient finalement à « la dernière cause, et celle qui a la plus large étendue, c’est l’union des hommes entre eux, qui suffit même toute seule pour porter à se secourir »346.

Grotius confirme que l’intervention humanitaire est permise. A la question « de savoir si c’est une cause juste de guerre, de prendre les armes pour les sujets d’un autre, afin de repousser

340 F. Bacon, Of Goodness and Goodness of Nature (1625). Bacon est cité comme un précurseur de la doctrine de

l’intervention humanitaire par G. Carnazza Amari [1873], p. 531, A. Rougier [1910a], p. 490, n. 1 et A. J. Bellamy [2004a], p. 139.

341 T. Paine, The Rights of Man (1791).

342 A. Mérignhac, Traité de droit public international, Paris, LGDJ, 1905, vol. I, p. 298. 343 E. C. Stowell [1921], p. 55.

344 H. Lauterpacht [1946], p. 46. Voir aussi P. P. Remec [1960], p. 222-223. 345 H. Grotius [2005], livre II, chapitre XXV.

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d’eux l’oppression de celui qui les gouverne », il répond : « Assurément »347. En vertu du « droit de la société humaine » et « lorsque l’oppression est manifeste », l’intervention est permise348. Elle est notamment permise lorsque les sujets en question sont incapables de se défendre eux- mêmes : s’ils ne peuvent pas prendre les armes, d’autres peuvent le faire pour eux. « Car toutes les fois que, dans une action, l’obstacle naît de la personne, non de la chose, ce qui n’est pas permis à l’un peut être permis à l’autre en sa place, pourvu que l’affaire soit telle que l’un y puisse être utile à l’autre »349.

B/ Pufendorf

Un demi-siècle plus tard, dans son De jure naturae et gentium (1672), Pufendorf, qui pille allègrement Grotius, est beaucoup moins interventionniste. Lorsqu’il écrit qu’il n’est permis d’« entreprendre une guerre en faveur des Sujets d’un autre Prince, pour les délivrer de l’oppression de leur Souverain (…) que dans les cas où la tyrannie est montée à un tel point, que les Sujets eux-mêmes peuvent légitimement prendre les armes pour secouer le joug du Tyran, qui les opprime »350, il faut comprendre que l’intervention n’est permise que pour prendre parti dans une guerre civile mais que, si les sujets étrangers ne « peuvent » pas prendre les armes, pour des raisons diverses, et elles peuvent être nombreuses, elle n’est pas permise. C’est ce qui fait dire à Jaspar que Pufendorf « n’admet pas l’intervention humanitaire dont parlait Grotius »351.

C/ Vattel

Vattel sera beaucoup plus intéressant. Dans son fameux Droit des gens (1758), il permet explicitement l’intervention humanitaire, comme une exception à ce qui s’énonce déjà comme un principe de non-intervention352. Vattel défend le principe de non-intervention tout en soulignant des exceptions : d’une manière générale, la Nation doit se garder d’intervenir dans les affaires

347 Ibid., §VIII, 1, p. 567. 348 Ibid., §VIII, 2, p. 568. 349 Ibid., §VIII, 3, p. 568.

350 Le droit de la nature et des gens, tome second, livre VIII, chapitre VI, §14, trad. Jean Barbetrac, Amsterdam,

Kuyper, 1706, p. 434.

351 M.-H. Jaspar [1932], p. 70.

352 Il est dès lors surprenant que E. C. Stowell [1921], p. 58, n. 12, le cite comme l’une des « autorités » refusant la

légalité de l’intervention humanitaire, contrairement à Grotius. P. P. Remec [1960], p. 231-232, semble également faire un contresens sur Vattel.

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internes des autres puissances, « à moins qu’elle n’en soit requise, ou que des raisons particulières ne l’y appellent »353. Par défaut, les nations sont libres et indépendantes, « toutes sont en droit de se gouverner comme elles le jugent à propos » et « aucune n’a le moindre droit de se mêler du gouvernement d’une autre »354. Ceci dit, il existe un droit de secourir la population « si le prince, attaquant les Lois fondamentales, donne à son peuple un légitime sujet de lui résister ; si la tyrannie, devenue insupportable, soulève la Nation ; toute Puissance étrangère est en droit de secourir un peuple opprimé, qui lui demande son assistance »355. Notons la mention du consentement de la population opprimée, qui aujourd’hui encore est l’un des critères discutés dans la théorie de l’intervention humanitaire. Lui aussi défend le droit d’intervenir pour prendre parti dans une guerre civile : « il n’y a que justice et générosité à secourir de braves gens, qui défendent leur Liberté. Toutes les fois donc que les choses en viennent à une Guerre Civile, les Puissances étrangères peuvent assister celui des deux partis qui leur paraît fondé en justice »356.

Mais, prévient-il aussitôt, il ne faut pas « abuser de cette maxime pour autoriser d’odieuses manœuvres contre la tranquillité des Etats ». Autrement dit, le devoir d’assister la révolte des peuples opprimés n’est pas une permission « d’inviter à la révolte des sujets qui obéissent actuellement à leur Souverain, quoiqu’ils se plaignent de son gouvernement »357. Il ne vaut que contre « ces Monstres, qui, sous le titre de Souverain, se rendent les fléaux et l’horreur de l’humanité ; ce sont des bêtes féroces, dont tout homme de cœur peut avec justice purger la terre »358.

Mais Vattel va plus loin : ce droit d’intervention humanitaire implique un devoir d’assister les nations qui seraient engagées dans de telles interventions. « S’il en était une, qui fît ouvertement profession de fouler aux pieds la Justice, méprisant et violant les droits d’autrui, toutes les fois qu’elle en trouverait l’occasion, l’intérêt de la société humaine autoriserait toutes les autres à s’unir, pour la réprimer et la châtier. (…) Former et soutenir une prétention injuste, c’est faire tort non seulement à celui que cette prétention intéresse, se moquer en général de la Justice, c’est blesser toutes les Nations »359. Par conséquent, il posera « ce principe

353 Vattel, Le droit des gens, ou principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et

des Souverains, Londres, 1758, livre I, chapitre III, §37, tome I, p. 38.

354 Ibid., livre II, chapitre IV, §54, tome I, p. 297. 355 Ibid., §56, tome I, p. 298.

356 Ibid. 357 Ibid., p. 299. 358 Ibid., p. 299-300.

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incontestable : Il est permis et louable de secourir et d’assister de toute manière une Nation, qui fait une Guerre juste ; et même cette assistance est un devoir, pour toute Nation qui peut la donner sans se manquer à elle-même. Mais on ne peut aider d’aucun secours celui qui fait une guerre injuste »360.

Ceci dit, un autre passage, davantage cité, est de nature à nuancer voire à remettre en cause ou à tout le moins à semer la confusion sur la position réelle de Vattel. Il dénonce effectivement l’interventionnisme de Grotius :

« On est surpris d’entendre le savant et judicieux Grotius nous dire qu’un Souverain peut justement prendre les armes pour châtier des Nations qui se rendent coupables de fautes énormes contre la Loi Naturelle, qui traitent inhumainement leurs Pères et leurs Mères, comme faisaient les

Sogdiens, qui mangent de la chair humaine, comme faisaient les anciens Gaulois, etc. Il est tombé

dans cette erreur parce qu’il attribue à tout homme indépendant, et par-là même à tout Souverain, je ne sais quel droit de punir les fautes qui renferment une violation énorme du Droit de la Nature, même celles qui n’intéressent ni les droits, ni la sûreté. Mais nous avons fait voir (…) que le droit de punir dérive uniquement, pour les hommes, du droit de sûreté ; par conséquent il ne leur appartient que contre ceux qui les ont offensés. Grotius ne s’est-il point aperçu, que malgré toutes les précautions qu’il apporte dans les paragraphes suivants, son sentiment ouvre la porte à toutes les fureurs de l’Enthousiasme et du Fanatisme, et fournit aux Ambitieux des prétextes sans nombre ? »361.

Se basant sur ce passage uniquement, isolé du reste, nombre d’interprètes rangent Vattel parmi les plus vigoureux anti-interventionnistes362. Ceux qui connaissent l’ensemble des passages précités ne savent guère qu’en penser. Stowell le cite à la fois dans sa liste d’interventionnistes fameux et, à la note suivante, dans celle d’anti-interventionnistes fameux363. Rolin-Jaequemyns dénonce « plusieurs des contradictions et des inconséquences de Vattel, écrivain plus élégant que solide »364.

Ce passage de Vattel, qui semble contredire le reste, permet en réalité de clarifier plusieurs points. Premièrement, ce qu’il dit est que l’intervention humanitaire n’est pas de nature punitive : elle ne consiste pas à corriger un mal qui a été fait. Il ne diffère pas ici de certains de ses

360 Ibid., livre III, chapitre VI, §83, tome II, p. 65. 361 Ibid., livre II, chapitre I, §7, tome I, p. 263. 362 Voir par exemple B. Stambler [1913], p. 202.

363 E. C. Stowell [1921], comparer p. 55, n. 11 et p. 58, n. 12. 364 G. Rolin-Jaequemyns [1876b], p. 681.

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prédécesseurs, dont Suárez qui affirmait qu’il est « tout à fait faux de dire, comme certains, que les princes ont le droit de punir l’injustice dans tout l’univers »365, et cela ne l’empêchait pas d’être par ailleurs tout à fait interventionniste. La distinction entre intervention humanitaire et guerre punitive est l’un des locus communis de la théorie de l’intervention. Elle sera énoncée clairement par Rougier : « l’intervention n’a jamais pris sa source dans un droit de punir les coupables ; elle dérive uniquement d’un droit de défendre les victimes »366 ; « l’intervention n’a pas pour but de punir, mais bien de prévenir, d’empêcher qu’un abus ne se renouvelle dans l’avenir. Elle (…) ne constitue pas un acte de juridiction. Ce serait bien plutôt une mesure de haute police internationale »367. Aujourd’hui encore, cette question donne lieu à d’abondantes discussions, sur lesquelles nous reviendrons368.

Deuxièmement, ce qu’il reproche à Grotius est de défendre ce qui était déjà clairement affirmé dans le De Indis de Vitoria : le droit d’intervenir non pas en cas de ce que l’on appellerait maintenant une urgence humanitaire mais en cas de coutumes que l’on considèrerait « barbares » (la maltraitance des parents, le cannibalisme, etc.)369. Ce n’est pas, selon Vattel, un motif suffisant d’intervention. En cela il se distingue de ses prédécesseurs, mais ne renonce pas pour autant à l’intervention dans d’autres cas. Ce n’est donc pas un argument anti-interventionniste.

Troisièmement, le reproche selon lequel Grotius aurait sous-estimé le risque d’abus peut sembler infondé, si l’on rappelle que Grotius n’ignorait pas l’usage prétextuel du label humanitaire, mais choisissait de ne pas condamner le principe tout entier pour le risque d’abus qu’il charrie : « Nous savons, il est vrai, par les histoires anciennes et nouvelles, que la convoitise du bien d’autrui recherche ces prétextes ; mais si les méchants abusent d’une chose, le droit ne cesse pas aussitôt pour cela d’exister. Les pirates naviguent aussi, les brigands font aussi usage du fer »370.

365 Suárez, De Charitate, disp. XIII De Bello, IV, 3, cité par R. Regout [1934], p. 204. 366 A. Rougier [1902], p. 345.

367 A. Rougier [1910a], p. 499.

368 Par exemple A. Lang [2008], p. 59-62.

369 H. Grotius [2005], livre II, chap. XX, §40, p. 491. 370 Ibid., ch. XXV, VIII, 4, p. 568.

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D/ Kant

Kant n’est pas à proprement parler un acteur de la doctrine de la guerre juste, mais son Projet de paix perpétuelle (1795) a joué un rôle tellement fondateur dans la formation du paradigme cosmopolitique en éthique des relations internationales, ouvrant la porte à un héritage tellement considérable, qu’il est important de savoir comment le positionner sur la question de l’intervention humanitaire. Rappelons que, compte tenu de l’ampleur des corpus manipulés, nous devons nous limiter à cette question seulement, et qu’il ne s’agit donc pas ici de discuter de l’apport kantien en général. D’autres l’ont fait mieux que nous ne pourrions espérer le faire371. La seule question qui nous intéresse ici est celle de savoir si Kant se positionne, et comment, sur l’intervention.

De ce point de vue, il faut dire que l’enquête est rapide et décevante. Kant n’a rien écrit lui- même sur l’intervention, mais on lui fait souvent dire qu’il était ou serait (1) tout à fait contre (Mertens)372, en se basant sur le fameux article 5 préliminaire selon lequel « aucun Etat ne doit s’immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre Etat »373, considéré par beaucoup – y compris des juristes du XIXe siècle, nous le verrons dans un instant – comme un crédo anti-interventionniste ; ou (2) tout à fait pour (Tesón, van der Linden)374, c’est-à-dire que, selon lui, l’intervention humanitaire serait non seulement permise mais obligatoire, elle serait non seulement un droit mais un devoir – c’est ainsi d’ailleurs que Bagnoli propose un « argument kantien » en faveur de l’intervention humanitaire conçue comme un devoir parfait375.

Les interprétations de ce que Kant pensait sur ce point sont donc tout à fait contradictoires. Bersntein se pose en juste milieu lorsqu’il renvoie dos à dos Mertens et Tesón, en expliquant que l’article 5 de Kant n’interdit pas « absolument » l’intervention humanitaire, mais ne la préconise pas non plus. Comme Tesón, elle pense que, selon Kant, le principe de non-intervention ou de souveraineté n’est pas absolu mais conditionnel à la légitimité du gouvernement mais,

371 P. Hassner [1961] ; K. Waltz [1963] ; M. W. Doyle [1983] ; L. A. Mulholland [1987] ; A. Hurrell [1990] ; F. R.

Tesón [1992] ; D. Archibugi [1995] ; J. Bohman et M. Lutz-Bachmann (ed.) [1997] ; B. Orend [1999] ; R. Chung [2001] et [2006], p. 680 ; M. Canto-Sperber [2005], p. 160-167 et A. Franceschet [2010].

372 T. Mertens [2007], p. 237.

373 I. Kant, Projet de paix perpétuelle, texte et traduction de J. Gibelin, Paris, Vrin, 1999, 1ère section, article 5, p. 19. 374 F. R. Tesón [1992], [1998] et [2003] et H. van der Linden [1995].

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contrairement à lui, elle pense que, selon Kant toujours, les gouvernements légitimes ne se limitent pas aux Etats libéraux ou républicains376.

Ce qui est certain est que la lecture interventionniste de Tesón est largement biaisée par ses propres convictions – Ryoa Chung estime qu’elle « demeure insuffisamment étayée sur le plan exégétique, de sorte qu’à nos yeux, l’ambivalence des écrits politiques de Kant demeure entière »377.