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Histoire Généalogie de la

IV- Le XIXe siècle et le début du XXe siècle

3) Le problème des « motivations mixtes »

Le fait qu’il n’y ait pas, dans l’histoire, d’exemple connu d’intervention purement désintéressée ne signifie pas, comme on l’a vu dans le premier exemple de 1827, qu’il n’y a pas, à chaque fois peut-être, de dimension ou de sentiment humanitaire. Cela signifie que cet aspect, qu’il ne s’agit pas de nier, n’est pas le seul. Comme le dit Lingelbach en 1900, les raisons humanitaires sont rarement suffisantes pour déclencher l’intervention645 : elles sont au mieux une partie des raisons réelles.

Nous sommes donc, par définition, dans la configuration de ce que l’on appellera plus tard les « motivations mixtes » (mixed motives) : la motivation de l’intervention n’est jamais humanitaire à 100% - pas davantage à 0%, d’ailleurs, sauf bien sûr dans les cas où le fait justificatif, la cause juste invoquée, n’est pas une violation des droits de l’homme, mais alors on ne parle plus d’intervention humanitaire –, elle est toujours humanitaire en partie, dans une certaine proportion, comprise entre 0 et 100%, à l’exclusion de ces deux bornes.

La question est alors de savoir, non pas si la motivation est ou non humanitaire – la question est simpliste et n’a plus de sens dès lors que l’on se situe dans des « mixed motives » -

642 P. Fauchille [1922], p. 555. 643 E. C. Stowell [1932], p. 145.

644 H. Lauterpacht, « Règles générales du droit de la paix », Recueil des cours de l’Académie de droit international,

62, p. 238.

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mais dans quelle proportion elle l’est. De ce point de vue, Rougier, qui semblait tout à l’heure exiger de l’Etat intervenant qu’il soit purement désintéressé, qui semblait en faire une condition de légitimité de l’intervention, un critère de définition de l’intervention d’humanité, n’exige en réalité qu’une certaine proportion de désintéressement : une majorité. Il sait bien que le motif humanitaire n’est pas le seul, mais il exige qu’il soit le principal :

« Nous ne dirons pas, comme Phillimore, que le respect du droit humain ne sera jamais qu’un motif

accessoire d’intervention ; l’histoire a démontré pour l’honneur de l’humanité qu’il pouvait être un

motif principal, comme il le fut lors de l’intervention française en Syrie. Mais ce ne sera jamais un motif unique. »646

Le problème, lorsque l’on établit une telle hiérarchie des motifs, est alors de justifier les positions de chaque motif par rapport aux autres : comment Rougier sait-il que tel motif est principal et tel autre accessoire ? Cette manière de faire, encore très populaire aujourd’hui, peut ne pas convaincre. Stowell, lui, n’établit pas de hiérarchie des motifs, mais explique que la présence d’une motivation politique ne remet pas en cause la légitimité de l’intervention, si celle- ci est par ailleurs légitime « en elle-même », c’est-à-dire si elle est une réponse proportionnée à une cause juste :

« Le fait que tout le monde est prêt à soupçonner l’Etat intervenant de nourrir des desseins de conquête éveillera certainement chez les autres Etats le souci d’enrayer une extension abusive de l’action réparatrice, mais ne justifiera pas la condamnation de l’intervention d’une Puissance mue par un intérêt politique, lorsque cette intervention est légitime en elle-même. »647

C’est là une réponse tout à fait intéressante, qui préfigure l’usage que certains théoriciens de la fin du XXe siècle, comme Wheeler, feront du principe de non contradiction : les motifs politiques ne sont pas gênants à condition qu’ils ne nuisent pas à l’objectif humanitaire. C’est également la position que nous défendons.

646 A. Rougier [1910a], p. 525. 647 E. C. Stowell [1932], p. 145.

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F/ Un droit ou un devoir d’intervenir ?

Ces deux questions, qui sont trop souvent confondues, ou au moins amalgamées, à la fin du XXe siècle – par exemple lorsque l’on parle du « droit ou devoir d’ingérence » comme s’il s’agissait d’une seule et même chose –, sont clairement distinguées au XIXe siècle. Rolin- Jaequemyns, au sujet de la Question d’Orient, c’est-à-dire de « l’intervention collective de l’Europe dans les affaires intérieures de la Turquie », se propose « de démontrer que les grandes puissances ont, non seulement la faculté, mais l’obligation d’exercer l’intervention dans toute son étendue et avec toutes les ressources dont elles disposent »648. L’auteur explique que les grandes puissances ont le droit d’intervenir, elles en ont la faculté (juridique), en vertu « de l’histoire et des traités », c’est-à-dire de la coutume et du droit positif. Elles en ont aussi le devoir, l’obligation (morale), ce qui est montré par un raisonnement par l’absurde : si elles n’interviennent pas, l’état de choses s’aggrave de jour en jour, il devient dangereux pour la paix générale et il est « contraire à l’humanité ». L’intervention repose donc sur une « essence juridique et morale », elle est à la fois légale et légitime.

Rolin-Jaequemyns tente donc de montrer, premièrement, que les interventions passées des grandes puissances n’est pas un fait mais un droit ; autrement dit, qu’elles n’interviennent pas parce qu’elles sont les plus fortes (droit du plus fort, loi de la jungle), mais parce qu’elles en ont le droit :

« Ce serait une erreur (…) de ne voir dans l’action prépondérante des grandes puissances qu’un simple fait, reposant sur la force irrésistible dont ces puissances disposent pour faire respecter leurs décisions. Il s’agit ici d’un droit, qui a ses racines profondes dans la nature de la société internationale ou plutôt de toute société, et dont le concert des grandes puissances est l’organe et le dépositaire »649

L’explication ne nous semble guère convaincante :

« Toute société, en effet, a besoin d’ordre et de justice ; si informe que soit encore la société internationale, elle n’échappe pas à cette loi. Si cette société était complètement organisée, elle aurait à sa tête une autorité régulièrement constituée, délibérant et agissant, d’une manière permanente,

648 G. Rolin-Jaequemyns [1876a], p. 367. 649 Ibid., p. 368.

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d’après certains principes définis. N’étant encore qu’à l’état imparfait, elle a à sa tête l’autorité, imparfaite aussi et intermittente, des plus puissants de ses membres. Cette autorité s’est déjà manifestée plusieurs fois par des conférences, des congrès, des médiations et même des interventions. Nous ne disons pas qu’elle se soit toujours manifestée de la manière la plus sage ou la plus correcte. Mais il ne faut pas confondre le droit avec son exercice plus ou moins raisonnable. »650

L’auteur n’établit pas le droit, seulement le fait : le fait est que seuls les plus puissants sont à la tête de la société internationale. Le fait est qu’ils prennent des décisions. Où est le droit ? Ce constat n’établit ni la légitimité ni la légalité de l’intervention des grandes puissances, il ne fait qu’en confirmer la réalité.

Deuxièmement, il s’agit de montrer qu’à ce droit est associé un devoir : quel est le devoir des grandes puissances exerçant ce droit d’intervention ? « Le devoir des grandes Puissances est, d’un côté, de n’user de leur autorité internationale que dans de justes limites, de l’autre, d’user effectivement de cette autorité, lorsque l’intérêt de l’humanité et de la paix générale l’exige clairement »651. Autrement dit, la faute est autant le débordement (l’abus de pouvoir) que l’inaction (la non assistance) : on vise un juste milieu. L’action raisonnable, l’action juste, l’action prudente, l’action limitée… mais l’action malgré tout ! Ces grandes puissances ont donc l’obligation d’intervenir, et l’obligation de n’intervenir « que dans de justes limites ».

On trouve également chez Rougier l’expression d’un devoir, sous la forme d’une responsabilité, dans un passage qui anticipe clairement ce que l’on nommera au début du XXIe siècle la « responsabilité de protéger » :

« On peut dire que l’Etat a pour fonction essentielle de dégager et d’appliquer le droit humain, et que ce droit humain impose à l’Etat d’accomplir certaines fonctions vis-à-vis des individus : fonction de protection, fonction de justice, fonction de développement matériel et moral. Le manquement à ce devoir entraînera pour l’Etat une responsabilité d’un genre particulier, une responsabilité devant l’humanité, car il ne peut exister d’obligation juridique sans responsabilité. »652

650 Ibid., p. 368-369.

651 Ibid., p. 369.

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Le Fur, quant à lui, nie que le droit implique un devoir corrélatif : « l’intervention est un droit-faculté, non une obligation – sauf en cas d’engagement formel, comme un traité de garantie ou le fameux article 10 du Pacte de la Société des Nations, dans certaine interprétation »653

G/ L’argument de la souveraineté conditionnelle

Au XIXe siècle est déjà formulé clairement l’argument libéral en faveur de l’intervention, qui repose sur la notion de souveraineté conditionnelle, et qui consiste à dire simplement que le respect de la souveraineté, donc la non-intervention, n’est pas un acquis de plein droit mais doit se mériter, et que ceux chez qui elle n’est pas respectable s’exposent naturellement à des interventions extérieures, qui ne sont alors pas considérées comme des violations du principe de souveraineté.

Rolin-Jaequemyns l’utilise habilement dans le cas de la Turquie en 1876. Il commence par poser la « juste limite de l’autorité des grandes Puissances », c’est-à-dire « la ligne de démarcation qui sépare les affaires intérieures des affaires extérieures d’un Etat »654. Cette ligne ne doit en principe pas être franchie. L’auteur rappelle le principe de souveraineté : « le droit international moderne condamne avec raison l’intervention dans le gouvernement ou l’administration intérieure d’un Etat »655. Rien ne semble donc pouvoir justifier une intervention des grandes Puissances européennes en Turquie puisqu’elle passerait cette ligne entre les affaires extérieures et les affaires intérieures de la Turquie, qu’elle violerait en somme le principe de souveraineté cher au droit international et à l’auteur lui-même.

Mais il nuance aussitôt : ce droit ne protège que les Etats qui le méritent. Cette précision est le levier du raisonnement, qui va permettre à l’argumentation de se développer :

« Seulement il faut, nous paraît-il, que l’Etat en question soit réellement digne de ce nom, c’est-à-dire qu’il réponde à la conception rationnelle d’un tout harmonique, embrassant tous les peuples qui forment un même territoire, et qu’il ne soit pas la domination organisée d’une nation sur une ou plusieurs autres. Il faut aussi que l’Etat en question soit capable de vivre, et qu’il ne soit pas simplement un cadavre politique en décomposition. »656

653 L. Le Fur [1925], p. 73.

654 G. Rolin-Jaequemyns [1876a], p. 369. 655 Ibid., p. 369.

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Ici, Rolin-Jaequemyns renvoie à Bluntschli, qui écrit que « le droit des gens ne protège que les Etats viables. Si dangereuse que soit cette proposition, au point de vue de l’abus sophistique que l’on en pourrait faire, elle est cependant d’une incontestable vérité. Les vivants seuls ont des droits »657. Cette condition n’est pas défendue par tous. Arntz, par exemple, va plus loin : à Rolin-Jaequemyns qui écrit que, pour être protégé par le principe de non-intervention (ou de souveraineté), « il faut que l’Etat en question soit réellement digne de ce nom et qu’il soit viable », Arntz répond : « j’admets que le droit d’intervention d’une manière absolue à l’égard de tous les Etats »658.

En l’espèce, dans le cas de la Turquie, Rolin-Jaequemyns n’a plus qu’à ajouter deux propositions pour avoir son syllogisme : (i) or, la Turquie ne satisfait pas ces deux conditions (elle n’est pas un Etat digne de ce nom et elle n’est pas viable), (ii) donc elle n’est pas protégée par le principe de souveraineté, et l’on peut intervenir. C’est exactement ce qu’il fait. Aussitôt, il ajoute :

« Ces deux considérations suffisent en droit pur (…) pour refuser à la Turquie l’exception de non- intervention contre l’action des Puissances. L’empire ottoman n’est pas un Etat dans le sens moderne du mot : c’est, nous l’avons vu dans notre premier chapitre, la superposition historique d’un peuple musulman sur plusieurs peuples chrétiens. L’empire ottoman n’est pas un Etat viable : tous les événements survenus depuis quinze mois, et analysés dans la troisième partie de cette étude, nous le montrent en proie à une véritable dissolution. »659

On notera que c’est ici la non-intervention qui est une exception. Habituellement, la doctrine considère au contraire l’intervention elle-même comme une exception au principe de non-intervention, basé sur le principe de souveraineté qui est lui-même l’un des piliers du droit international moderne et contemporain. Mais ici, Rolin-Jaequemyns refuse à la Turquie « l’exception de non-intervention ». l’intervention est la règle, la non-intervention l’exception. C’est extrêmement audacieux.

657 J. C. Bluntschli, Mod. Völkerr., §51.

658 Lettre de E. Arntz à G. Rolin-Jaequemyns, cité par G. Rolin-Jaequemyns [1876b], p. 675. 659 G. Rolin-Jaequemyns [1876a], p. 369.

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La souveraineté conditionnelle se trouve à l’époque chez de nombreux auteurs, notamment de Lapradelle660 et Basdevant, qui écrit « que l’Etat qui ne remplit pas sa fonction de justice même à l’égard de ses nationaux perd son droit au respect et que les autres puissances sont autorisées à substituer leur action ) la sienne »661. On la trouve encore chez Rougier, lorsqu’il affirme que les gouvernants ne représentent plus la nation lorsqu’ils se détournent de leurs devoirs, et qu’intervenir alors ne viole ni leur souveraineté ni le droit des peuples à se déterminer eux-mêmes, bien au contraire :

« Les gouvernants ont pour devoir d’agir conformément aux intérêts généraux de la nation suivant des règles de droit ; dans l’accomplissement de cette mission pour laquelle la puissance publique est à leur disposition, ils représentent véritablement la nation. Mais ils cessent de la représenter lorsqu’ils manquent à accomplir leurs fonctions, détournent de son but l’application de la puissance publique, et manifestent une volonté propre contraire à celle de la nation. Lorsque cet état de choses est avéré, les Etats tiers n’attentent pas à la souveraineté de la nation en contraignant par une intervention les gouvernants à revenir à la légalité ; ils secondent bien plutôt la volonté du peuple dans son effort pour corriger un rouage gouvernemental défectueux. (…)

Si un gouvernement qui transgresse son devoir envers ses sujets doit être considéré comme encourant une déchéance, n’est-il pas plus logique de le considérer comme déchu erga omnes que d’admettre qu’il continue de représenter vis-à-vis des autres Etats la volonté de la nation ? »662

Fauchille aussi défend l’intervention d’humanité, comme une « conséquence forcée de cette conception que nous croyons seule juste que, dans le droit international moderne, le principe de l’autonomie et de l’indépendance doit se combiner avec celui de l’interdépendance et de la solidarité des Etats. En d’autres termes, la souveraineté ne doit être respectée que lorsqu’elle est respectable ; or elle ne l’est pas quand elle viole les devoirs internationaux »663. On peut alors intervenir, et cette intervention d’humanité peut tout aussi bien s’appeler, comme le fait Charles Dupuis, une « intervention pour cause d’abus de souveraineté »664 : « J’admets très bien, écrit-il, comme le font volontiers les Américains, comme le faisait le Président Wilson, que l’intervention

660 A. Geouffre de Lapradelle, « chronique sur les affaires de Cuba », Revue du droit public et de la science politique

en France et à l’étranger, 1900, t. I, p. 75.

661 J. Basdevant, « chronique », Revue générale de droit international public, 11, 1904, p. 110. 662 A. Rougier [1910a], p. 488.

663 P. Fauchille [1922], p. 565, spn. Voir aussi P. Trolliet [1940], p. 66.

664 C. Dupuis, « Liberté des voies de communication. Relations internationales », Recueil des cours de l’Académie de

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puisse être justifiée par le désir de mettre fin aux abus d’une souveraineté qui use de sa puissance pour massacrer ses sujets »665. Rougier avant lui parlait de « détournement de souveraineté »666.

C’est à cette époque que s’effrite la « théorie de la souveraineté absolue », sous les coups de butoir des juristes qui, comme l’explique Garner en 1925, la considèrent « comme un dogme "archaïque", "inutile", "impraticable", "décevant" ou même "dangereux", comme une "fiction néfaste" qui ne correspond plus aux faits de la vie internationale et est en réalité incompatible avec l’existence d’une société d’Etats gouvernée par un système de droit international »667. « Le dogme de la souveraineté absolue de l’Etat, explique Mandelstam en 1930, déjà miné vers la fin du siècle dernier par les Fiore, les Krabbe, les Pillet, évacue depuis la grande guerre ses derniers retranchements, réduits au plus pitoyable état par le tir des Kelsen, des Lapradelle, des Le Fur, des Politis, des Verdross »668. A quoi l’on peut ajouter, pour l’exemple, Léon Duguit, qui écrit

que « le dogme de la souveraineté nationale a ses croyants et ses martyrs comme un véritable dogme religieux »669, et les Américains David Jayne Hill et William Paul McClure Kennedy, qui écrivent respectivement que « The monstruous and wicked dogma of absolute sovereignty is the real enemy that must be destroyed » et que l’« antiquated doctrine of sovereignty, one, exclusive and indivisible [is] a political dogma »670. La tendance est nette à cette époque, et c’est cette érosion qui permet le passage de la souveraineté absolue à la souveraineté « limitée », conditionnelle.

H/ Une question interdisciplinaire : la morale, le droit et la politique

Au XIXe siècle, qui voit l’éclatement des savoirs, l’interdisciplinarité de la question de l’intervention humanitaire, à l’intersection entre droit, sciences politiques et philosophie, apparaît clairement. L’écrasante majorité de ceux qui réfléchissent sur l’intervention à cette époque sont des juristes, tout simplement parce que, selon la fameuse clause de Martens, dans le préambule de la Convention de La Haye de 1907, la violation de ce que l’on appelle alors les « principes de

665 C. Dupuis, « Règles générales du droit de la paix », Recueil des cours de l’Académie de droit international, 32,

1930, p. 109.

666 A. Rougier [1910a], p. 495 : « Le gouvernement qui manque à sa fonction en méconnaissant les intérêts humains

de ses ressortissants commet ce que l’on pourrait appeler un détournement de souveraineté ».

667 J. W. Garner [1925], p. 37. 668 A. N. Mandelstam [1930b], p. 698.

669 L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, seconde édition, Paris, 1921, tome I, p. 413. 670 Cités par J. L. Kunz [1925], p. 581.

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l’humanité » constitue effectivement une violation du droit international : « en attendant qu’un Code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par Elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique ». Cette clause fait le lien et permet aux juristes de se saisir, nombreux, de la question de l’intervention d’humanité.

Certains, comme Fauchille, pensent que « l’intervention, pour ne point donner lieu à des abus, doit relever du droit et non pas de la politique. La politique n’a, en effet, d’autres règles que celles de l’intérêt ou du bon plaisir des Etats »671. Une partie des interventionnistes, comme

Arntz, Rolin-Jaequemyns, Rougier, Fiore, Wheaton, Woolsey, Borchard et Lingelbach, travaillent donc à défendre un véritable droit juridique d’intervenir, et élaborent des théories dans ce sens – en reconnaissant souvent, comme le fait Engelhardt en 1880, qu’elles sont bien imparfaites : il évoque « ce droit d’intervention, au sujet duquel il est d’ailleurs impossible de formuler un ensemble complet de règles précises et invariables »672. La théorie la plus aboutie, et la seule d’ailleurs qui se présente comme telle, étant sans conteste celle de Rougier.

Ceux-là ont l’impression de construire un droit qui n’existait pas avant, de faire quelque chose de juridique, par opposition à tout ce qui avait été fait auparavant dans ce domaine (c’est-à- dire à tout ce que nous vu dans les pages précédentes) et qui n’était que philosophique, moral. Cette revendication d’un moment historique et d’un privilège disciplinaire est assez claire dans ce passage suivant de Rougier : « Sans doute Grotius, Vattel et Puffendorff enseignent déjà que tout peuple peut légitimement recourir aux armes pour combattre la tyrannie dans un Etat voisin ; mais c’est une théorie vague, appuyée sur des exemples tirés de l’antiquité grecque, d’un caractère plus moral que juridique – chose naturelle d’ailleurs dans une école qui ne sépare pas le