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La doctrine ne croit pas non plus au désintéressement de l’Etat intervenant

Histoire Généalogie de la

IV- Le XIXe siècle et le début du XXe siècle

2) La doctrine ne croit pas non plus au désintéressement de l’Etat intervenant

Nombreux sont donc ceux qui ne croient pas à l’exigence de désintéressement. Les anti- interventionnistes, notamment, font preuve très tôt d’un scepticisme, voire d’un cynisme, qui est appréciable d’un point de vue purement intellectuel. Hautefeuille est de ceux-là. En 1863, il identifie deux problèmes qui sont d’une actualité frappante et sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir : un conflit d’intérêt – l’Etat intervenant est à la fois juge et partie si c’est lui qui évalue la situation afin de déterminer si elle nécessite une intervention – et un problème épistémologique – comment peut-on faire une évaluation correcte de la situation, donc de la nécessité d’intervenir, s’il est impossible d’organiser une consultation publique pour connaître l’avis des victimes présumées ? L’évaluation sera toujours une interprétation intéressée, et c’est l’une des raisons pour lesquelles Hautefeuille s’oppose à l’intervention d’humanité :

« quel sera l’individu apte à déclarer que tel ou tel acte est condamnable ? Qui aura le droit et le pouvoir de juger si le prétendu coupable a dépassé les bornes de son autorité légale ? Qui décidera enfin si le peuple est tellement opprimé qu’il n’a plus même l’énergie de secouer le joug de fer qui pèse sur lui, et que cependant il désire briser ? Serait-ce celui-là même qui veut intervenir ? Mais il est

629 P. Fauchille [1922], p. 578.

630 A. Pillet, « Le droit international public : ses éléments constitutifs, son domaine, son objet », Revue générale de

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impossible d’attendre de lui une sentence impartiale. D’ailleurs, quels seront ses moyens d’instruction, sur quelle base pourra-t-il asseoir son jugement ? Il ne pourra pas convoquer le peuple pour le consulter. Il devra s’en rapporter aux rapports plus ou moins intéressés de quelques brouillons politiques, de quelques mécontents, soudoyés par lui-même peut-être. C’est sur de pareils éléments de conviction qu’on voudrait décider du sort de tout un peuple ! »631

En 1879, Louis Renault s’oppose également au droit d’intervention, « parce que la pente serait glissante »632. Sorel ne voit dans ce que l’on appelé « l’intervention d’humanité » de la

Russie en Turquie (du traité de Koutchouk-Kaïnardji de 1774 au milieu du XIXe siècle) qu’« un instrument de propagande et de domination »633. Despagnet, en 1910, pense que « l’ingérence étrangère, provoquée en apparence par des raisons d’humanité et de civilisation, ne sera jamais réalisée que lorsqu’elle pourra aboutir à un autre but moins platonique »634. Strupp fait sien ces mots de Bustamante : « La violation des lois sociales et des progrès de la civilisation et des devoirs de l’humanité sont des phrases sonores et sympathiques qui ont servi de bannière à plus d’une intervention »635.

Il est naturel, dira-t-on, que ces anti-interventionnistes ne croient pas au « prétexte » de l’humanité et en fassent l’un des motifs de leur rejet du prétendu droit d’intervention. Ce qui est intéressant – et nous aurons l’occasion d’y revenir puisque c’est exactement notre position – est qu’il est également possible d’être un interventionniste réaliste, critique, voire cynique, qui reconnaît et assume le fait que l’Etat intervenant n’est jamais, dans les faits, aussi désintéressé que l’exige la doctrine.

En 1899, par exemple, Pillet notait qu’« il n’est pas rare de voir des entreprises en apparence purement humanitaires ou exclusivement religieuses dissimuler les visées politiques ou les spéculations commerciales les moins avouables »636. En 1905, Oppenheim expliquait à juste titre que les Etats n’interviennent que s’ils ont un intérêt à le faire, même s’ils savent

631 L.-B. Hautefeuille [1863], p. 27-28.

632 L. Renault, Introduction à l’étude du droit international, 1879, p. 22.

633 Sorel, La question d’Orient au XVIIIe siècle. Le partage de la Pologne et le Traité de Kaïnardji, 3ème édition,

Paris, 1902, p. 272-273. Voir B. Mirkine-Guetzévitch, « L’influence de la révolution française sur le développement du droit international dans l’Europe orientale », Recueil des cours de l’Académie de droit international, 22, 1928, p. 412-413.

634 F. Despagnet, Cours de droit international public, 4ème édition, Paris, Sirey, 1910, p. 260.

635 K. Strupp, « Les règles générales du droit de la paix », Recueil des cours de l’Académie de droit international, 47,

1934, p. 517.

636 A. Pillet, « Recherches sur les droits fondamentaux des Etats dans l’ordre des rapports internationaux et sur la

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dissimuler cet intérêt derrière des justifications diverses : « No State will ever intervene in the affairs of another, if it has not some important interest in doing so, and it has always been easy for such State to find or pretend some legal justification for an intervention, be it self- preservation, balance of power, or humanity »637. Cinq ans plus tard, Rougier, qu’on présente partout comme « le grand défenseur du droit d’intervention pour raisons d’humanité »638, fera preuve également d’un réalisme remarquable :

« Dès l’instant que les puissances intervenantes sont juges de l’opportunité de leur action, elles estimeront cette opportunité au point de vue subjectif de leurs intérêts du moment. Entre plusieurs actes inhumains dont elles se trouvent spectatrices, elles réprimeront de préférence celui qui par quelque endroit leur est préjudiciable. (…) Il se commet tous les jours dans quelque coin du monde mille barbaries qu’aucun Etat ne songe à faire cesser parce qu’aucun Etat n’a intérêt à les faire cesser. »639

Il sait en outre que « tout gouvernement qui pratique l’intervention d’humanité tend en définitive à englober un Etat différent dans sa sphère d’influence politique ; (…) il le contrôle pour se préparer à le dominer »640. Cela ne l’empêche pas de défendre l’intervention dans certains cas et à certaines conditions. En 1915, Hodges déplorait : « How many times have we noticed European countries intervening, in the name of humanity, in some of the less civilized parts of the world? How many times have we noticed that the direct result of these interventions has been a Protectorate or Sphere of Influence? Perhaps the larger number of interferences are dictated by self-interest rather than humanitarian motives »641. En 1922, Fauchille, qui fait le bilan des interventions prétendument humanitaires passées, trouve que le « prétexte de justice et d’humanité » dissimule souvent « un but égoïste et de suprématie politique ». Les Etats interviennent « moins pour la protection désintéressée de l’intérêt général que pour s’assurer à eux-mêmes, avec l’arrière-pensée de visées politiques, des profits économiques ou des bénéfices commerciaux, même des conquêtes territoriales (…). Cela est si vrai qu’en fait l’intervention des

637 L. Oppenheim, International Law : A Treatise, vol. I, London, Longmans, Green, and Co., 1905, p. 187. 638 P. Trolliet [1940], p. 67.

639 A. Rougier [1910a], p. 525-526. 640 A. Rougier [1910b], p. 102. 641 H. G. Hodges [1915], p. 21-22.

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puissances a presque toujours abouti à la mainmise territoriale ou morale des Etats intervenants sur les pays qu’ils entendaient défendre dans un intérêt commun »642.

Pour toutes ces raisons, pour les innombrables exemples dont témoigne l’histoire, Stowell rejette le critère de désintéressement de l’Etat intervenant : « certains écrivains distingués ont soutenu que l’intervention d’humanité ne doit être entreprise que par une puissance désintéressée. Mais cette doctrine n’est pas en accord avec la pratique. Par conséquent, elle n’appartient pas au droit positif »643.

Tous ces auteurs et bien d’autres ont pleinement conscience du risque d’abus de l’intervention qu’ils défendent. Ils le savent d’autant plus que, comme le rappelle Lauterpacht, « le danger de la voir servir à des buts égoïstes » est « l’une des principales objections faites à l’intervention humanitaire »644. C’est donc un argument qu’ils rencontrent souvent.