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3. Etude de cas : l’élaboration de la méthode de Hartree-Fock

3.4. Slater, à la recherche d’un formalisme alternatif

De nombreux physiciens3 accueillent avec enthousiasme l’inclusion de l’échange dans la méthode du champ auto-cohérent, ce qui permet non seulement d’améliorer sa précision mais aussi d’asseoir sa base théorique. Mais ils regrettent aussi que cela engendre de nouvelles difficultés mathématiques4. Les équations de Fock se trouvent être si complexes que leur « utilisation pratique sembl[e] fort difficile » [Bril 1934b, p. 413]. Ainsi, dans un premier temps, les équations de Hartree restent les plus utilisées, et les invitations à faire usage des équations avec échange se font timides5. Par conséquent, Zener [Zene 1930], Lennard-Jones [Lenn 1931] ou encore Brown [Brow 1933], appellent à la réécriture des équations de Fock, en particulier à l’aide de travaux publiés par Slater en 1929 [Slat 1929].

1 Il est toutefois plus commun de considérer l’ensemble du second terme (𝑖 = 𝑘 inclus), dans les équations

de Fock, pour faire référence à l’échange quantique.

2 Durant plusieurs années les noms « champ auto-cohérent » et « champ auto-cohérent avec échange »

coexistent pour désigner d’une part le travail de Hartree et d’autre part sa version complétée par Fock. Bien qu’une première mention de la méthode de « Hartree-Fock » apparaît en 1932 (« Hartree-Focksche Verfahren ») [TaBl 1932], cette dénomination n’est popularisée que dans les années 1950.

3 Zener [Zene 1930], Dirac [Dira 1930b], mais aussi Lennard-Jones [Lenn 1931] et Brillouin [Bril 1932a ;

1932b ; 1934a ; 1934b].

4 À l’exception de Dirac [Dira 1930b].

85 Dans le courant des années 1920 Slater est l’un des rares physiciens formés aux Etats-Unis qui contribue de façon significative à la mécanique quantique1. Selon Park [Park 2000, p. 453], au cours de sa carrière, il poursuit une quête vers un formalisme général de la théorie qui puisse traiter des atomes et molécules. Dès 1928, alors qu’il réalise que la méthode de Hartree ne respecte pas le principe de Pauli, il décide de chercher la meilleure façon d’intégrer ce dernier dans le traitement des atomes multiélectroniques2. Comme mentionné auparavant, ce problème est alors principalement traité à l’aide de la théorie des groupes. Mais Slater a pour habitude de qualifier toute tentative de formuler la fonction d’onde dans le problème à plusieurs corps à l’aide de la théorie des groupes comme la Gruppenpest, « the plague of the group theory »3. En effet, il ne maitrise pas cette branche des mathématiques et décide donc de travailler sur une formulation alternative. Il inclut le spin comme une nouvelle coordonnée dans une spin-orbitale individuelle prenant la forme 𝑢𝑖(𝑗) = 𝑢𝑛,𝑙,𝑚𝑙(𝑥, 𝑦, 𝑧)𝑢𝑚𝑠(𝑚𝑠) .

L’Américain est alors en mesure de construire un déterminant antisymétrique unique, le déterminant de Slater, qui est présenté en 1929 dans Physical Review [Slat 1929] :

ψ = 1/√𝑁! | | 𝑢1(1) 𝑢1(2) . . . 𝑢1(𝑁) 𝑢2(1) 𝑢2(2) . . . 𝑢2(𝑁) . . . . . . . . . 𝑢𝑁(1) 𝑢𝑁(2) . . . 𝑢𝑁(𝑁) | |

√𝑁 !1 est la constante de normalisation pour un système de N électrons représentés par les spin-orbitales 𝑢𝑖.

Alors à Leipzig pour travailler avec Heisenberg et Hund à la fin de l’année 1929, Slater réalise que la méthode du champ auto-cohérent de Hartree n’est pas vraiment bien reçue parmi les physiciens théoriciens de la mécanique quantique4. Ainsi, le 19 décembre 1929, il

1 Pour plus d’informations biographiques sur Slater voir Schweber [Schw 1990] et Morse [Mors 1982]. 2 Un développement plus complet des travaux de Slater sur le sujet, leur réception comprise, peut être

trouvé chez Schweber [Schw 1990, pp. 376-379], Park [Park 2000, pp. 452-459 ; 2009, pp. 54-58] mais aussi Gavroglu et Simões [GaSi 2012, pp. 87-93].

3 Sur ce sujet voir l’autobiographie scientifique de Slater [Slat 1975, p. 60].

4 Ce fait est rapporté par Park [Park 2009, pp. 56-57] qui mentionne qu’en dépit des travaux de Gaunt [Gaun

1928] et Slater [Slat 1928], nombreux sont ceux qui considèrent que la méthode « se situe à part du courant principal de la théorie quantique » et « contient des éléments arbitraires et empiriques ».

86 envoie une note pour sa défense à Physical Review [Slat 1930] dans laquelle il mentionne qu’une justification théorique de la méthode du champ auto-cohérent est possible grâce au principe variationnel. Mais il ajoute aussi que la fonction d’onde devrait être considérée comme une combinaison linéaire de produits avec la symétrie requise, soit son déterminant. Publié en janvier 1930, cette note indique que Slater est en réalité très proche des résultats de Fock, mais la dérivation des équations est, elle, bien la prouesse du Soviétique. Il faut alors noter que ce dernier ne fait jamais mention des différents travaux de Slater dans son article fondateur de la méthode de Hartree-Fock, alors que Gaunt par exemple est lui explicitement cité. De toute évidence il n’est pas un lecteur de Physical Review, et il développe sa procédure en toute indépendance des idées de l’Américain1.

Dans le même temps la formulation de Slater de la fonction d’onde à plusieurs corps attire l’attention de la communauté des physiciens. En effet, l’article de 1929 est particulièrement bien accueilli par ceux qui ne maîtrisent pas la théorie des groupes. Le succès est tel que pour certains « Slater avait tué le ‘Gruppenpest’ ». De son propre jugement, « aucun des autres travaux qu’[il] avait conduits n’était si universellement connus » [Slat 1975, p. 62]. C’est pourquoi en réponse aux critiques faites envers la formulation de Fock de l’approximation du champ auto-cohérent, les scientifiques appellent à sa réécriture sur la base des travaux de Slater. Une formulation plus brève et élégante apparaît comme possible [Lenn 1931, p. 470]. Cependant ce souhait n’est réalisé qu’en 1935 par Douglas Hartree, avec son père William [HaHa 1935b]. Ces derniers participent ainsi à la popularisation de la formulation – faisant appel au déterminant de Slater – qui est de nos jours la plus commune. Bien que le nom de Slater ne soit pas directement associé à la méthode de Hartree-Fock, il ne fait aucun doute que son déterminant, et l’approche qui l’accompagne, jouent un rôle fondamental. C’est pourquoi il est essentiel, afin de clarifier certaines considérations à venir, de garder à l’esprit qu’il existe deux formulations, de Fock et de Slater, pour la méthode du champ auto-cohérent avec échange.

1 L’article de Fock est reçu par les Zeitschrift für Physik le 21 février 1930. Même si une querelle de priorité

aurait pu avoir lieu entre les deux scientifiques, ils reconnaîtront par la suite la simultanéité de leurs idées, développées à l’automne 1929, Fock ayant présenté ses résultats durant une session de la Société russe de physique-chimie le 17 décembre 1929. Dans leurs échanges, notamment en avril et mai 1930, il est explicitement question d’un envoi à Fock de divers articles par Slater, des articles dont le Russe n’a de toute évidence pas eu connaissance jusque-là. Voir leur correspondance – ARAN SPb, 1034-3-192 et 1034-3-775.

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