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2. Le paradoxe EPR et l’inévitable question du réalisme

2.3. La question du réalisme

En observant que la réponse de Bohr à Einstein se situe sur le terrain du critère de réalité physique, on comprend rapidement en quoi la dispute entre les deux hommes reflète la question complexe du réalisme en mécanique quantique. Einstein souhaite démontrer que la mécanique quantique est incomplète car elle ne peut rendre compte de la réalité physique de toutes les entités. De son côté, en assumant que l’objet étudié forme avec l’appareillage conduisant à son observation un système indivisible, Bohr conçoit la mécanique quantique comme une théorie de l’observation et écarte toutes considérations ontologiques sur les entités en tant que telles. Les deux hommes semblent alors se placer au cœur d’un long débat philosophique qui oppose le réalisme scientifique à l’instrumentalisme2. Le réalisme scientifique est une thèse qui affirme l’existence des entités décrites par les théories scientifiques et de leurs attributs vis-à-vis des situations d’observation, alors que l’instrumentalisme conçoit les théories scientifiques comme des instruments nous permettant de prédire des observations et de concevoir commodément une description des phénomènes. La science aurait alors pour but principal de « sauver les apparences »3, les concepts scientifiques étant uniquement définis par des procédures instrumentales de mesure. L’instrumentalisme trouve notamment l’une de ses formes contemporaines dans le positivisme de Mach et à sa suite chez les positivistes logiques pour lesquels l’objet premier et unique de la science est de construire des théories empiriquement adéquates.

Ainsi, l’apparente dichotomie mise explicitement en avant par les discussions sur le paradoxe EPR vaut à Bohr d’être régulièrement associé à un courant antiréaliste, voire positiviste, pendant qu’Einstein tient la position du réaliste. Cette dernière, bien avant la réponse de Bohr et en préambule de l’article EPR, est rendue explicite par un commentaire

1 Pour une version plus détaillée de cette conclusion et l’appui que Bohr peut prendre sur la différence entre

l’observation en mécanique classique et en mécanique quantique voir Jammer [Jamm 1974, pp. 196-197].

2 Sur le débat entre les deux courants philosophiques – et une définition plus complète de ceux-ci – voir la

définition de réalisme par Tiercelin dans le Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences [Tier 2006], et l’article « Scientific Realism » par Chakravartty de la Stanford Encyclopedia of Philosophy [Chak 2017].

3 L’expression est popularisée par l’ouvrage Sauver les apparences. Sur la notion de théorie physique de

170 que l’on prête à Podolsky dans un article du New York Times publié le 4 mai 1935 sous le titre « Einstein Attacks Quantum Theory » :

Physicists believe that there exist real material things independent of our minds and our theories. We construct theories and invent words (such as electron, position, etc.) in an attempt to explain to ourselves what we know about our external world and to help us to obtain further knowledge of it. Before a theory can be considered to be satisfactory it must pass two severe tests. First, the theory must enable us to calculate facts of nature, and these calculations must agree very accurately with observation and experiment. Second, we expect a satisfactory theory, as a good image of objective reality, to contain a counterpart for every element of the physical world. A theory satisfying the first requirement may be called a correct theory, while, if it satisfies the second requirement, it may be called a complete theory1.

La littérature à notre disposition qui utilise le débat entre Bohr et Einstein pour traiter de la question du réalisme de l’un ou l’autre des acteurs est impressionnante2. Celle-ci atteste de l’étonnante vigueur du débat réaliste dans l’interprétation de la théorie quantique. Or il convient de noter qu’une grande partie de la littérature vise à contester la stricte opposition entre les deux acteurs, et à montrer que la complémentarité de Bohr n’est pas synonyme d’abandon du réalisme3. Cette littérature témoigne non seulement de la perception populaire d’une reprise d’un débat entre le réalisme scientifique incarné par Einstein et l’instrumentalisme incarné par Bohr, mais aussi que cette perception doit être dépassée. En

1 Extrait de l’article « Einstein Attacks Quantum Theory » paru le 4 mai 1935 dans le New York Times.

Reproduit par Jammer [Jamm 1974, p. 189].

2 Il est difficile d’être exhaustif sur le sujet tant la bibliographie est vaste. Voici cependant quelques pistes

pour le lecteur. Pour des considérations générales sur le réalisme à l’appui du débat EPR voir Hooker [Hook 1972], Wojciech [Wojc 1989] Whitaker [Whit 2004], Plotnisky et Khrennikov [PlKr 2015], mais aussi la discussion qui en est faite par Mehra et Rechenberg [MeRe 2000b, pp. 747-759]. Sur le réalisme d’Einstein, avec un large recours au débat EPR mais aussi à l’une de ses plus importantes conséquences avec le problème du « chat de Schrödinger » voir Fine [Fine 1986]. Voir aussi Beller et Fine et leur analyse approfondie de la réponse de Bohr en 1935 [BeFi 1994]. Les sources de la note suivante, concernant Bohr et le réalisme, sont aussi utiles.

3 Voir Murdoch qui reconstruit chez Bohr ce qu’il appelle « a weaker form of realism », combinant des

aspects réalistes et antiréalistes [Murd 1987 ; 1994]. Favrholt [Favr 1994], Krips [Krip 1994], Mackinnon [Mack 1994], ou encore Folse [Fols 1985 ; 1986 ; 1994] soulèvent la difficulté de fournir une réponse définitive sur le sujet. Ce dernier cependant le range parmi les réalistes, alors que pour Faye il est un antiréaliste [Faye 1994].

171 effet, comme en témoigne Jammer, au-delà des apparences, une grande variété de positions philosophiques sont tenables, et tenues, au sein même de l’interprétation de Copenhague1 :

Nor it [the Copenhagen interpretation] is necessarily linked with a specific philosophical or ideological position. It can be, and has been, professed by adherents to most diverging philosophical views, ranging from strict subjectivism and pure idealism through neo- Kantianism, critical realism, to positivism and dialectical materialism [Jamm 1974, p.87].