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1. Mécanique quantique et observabilité : l’interprétation de Copenhague

1.1. Les relations d’indétermination de Heisenberg

Au travers de nos discussions du chapitre précédent nous avons insisté sur l’importance chez Fock des inégalités mathématiques dans la définition du domaine d’applicabilité d’une théorie. Si Fock ne les introduit pas de façon systématique car leur détermination n’est pas l’objet de ses développements, il ne peut cependant s’affranchir de mentionner l’un des résultats majeurs de la mécanique quantique et qui s’exprime sous la forme d’une inégalité mathématique : les relations d’indétermination de Heisenberg. Les manuels de mécanique quantique l’érigent tous au rang de théorème fondamental de la théorie, et l’utilisent comme marqueur de la rupture avec la physique classique1. Pour reprendre un énoncé qui fait autorité dans la physique, voici ce qu’en dit Feynman dans son cours : « vous faites des mesures d’un objet et si vous pouvez déterminer la composante en 𝑥 de son impulsion avec une incertitude ∆𝑝, vous ne pouvez pas en même temps connaître sa position en 𝑥 avec une incertitude moindre que ∆𝑥 ≈ ℎ/∆𝑝 » [FeLS 2014, p. 15]. ℎ est ici la constante de Planck et le principe est généralement formalisé sous la forme suivante :

∆𝑥∆𝑝 ≥ħ 2

Il est cependant essentiel de replacer le théorème d’indétermination de Heisenberg dans son contexte historique afin de mieux saisir les problématiques en jeu et leurs implications d’un point de vue épistémologique. L’article fondamental qui introduit les relations de Heisenberg est publié en 1927 dans les Zeitschrift für Physik sous le titre « Über den anschaulichen Inhalt der quantenteoretischen Kinematik und Mechanik » (Le contenu physique des cinématiques et mécaniques quantiques)2 [Heis 1927]. Dans son ouvrage autobiographique, Der Teil und das Ganze (La Partie et le Tout) [Heis 1969], Heisenberg fait remonter la genèse de cet article à la difficulté de rendre compte de la dualité onde- corpuscule dans la nouvelle mécanique mais aussi à une longue discussion qu’il a avec Einstein

1 Dans le cours de Feynman il est évoqué dès la page 15 [FeLS 2014], en page 27 chez Cohen-Tannoudji, Diu

et Laloë [CoDL 1973], et sert même d’ouverture au chapitre premier chez Landau et Lifshitz [LaLi 1974].

2 Il est difficile de traduire le terme « anschaulichen » et d’en conserver toutes les subtilités de sens. Nous

basons donc notre traduction française sur le titre d’une version anglaise publiée en 1983 par Wheeler et Zurek : « The Physical Content of Quantum Kinematics and Mechanics » [Heis 1927‘]. Voir la discussion de ce problème linguistique dans l’article « The Uncertainty Principle » de la Stanford Encyclopedia of Philosophy [HiUf 2016].

159 au printemps 19261. Les deux hommes échangent alors particulièrement sur des questions épistémologiques et philosophiques qui concernent divers thèmes majeurs des problèmes d’interprétation de la théorie. Ces derniers vont nous accompagner au cours du présent chapitre : la question de l’observation en physique, le langage à utiliser pour décrire cette dernière ou encore le réalisme. Heisenberg place une réplique d’Einstein au cœur de son raisonnement sur les relations d’indétermination : « Seule la théorie décide de ce que l’on peut observer »2. C’est que la question de l’observation est au cœur de tous les débats, notamment depuis que le formalisme de la nouvelle mécanique quantique n’est pas en mesure de pouvoir représenter la notion de trajectoire d’un électron alors que celle-ci est « observée » dans une chambre de Wilson3. Heisenberg réalise alors que si la théorie rend impossible la stricte observation de la trajectoire d’une particule, il ne faut pas oublier que dans la chambre de Wilson il est question d’une séquence discrète de positions par des gouttelettes d’eau condensées. Le problème est alors redéfini en ces termes :

La question correcte devait donc être posée ainsi : Peut-on représenter, dans le cadre de la mécanique quantique, une situation où un électron se trouve à peu près – c’est-à-dire à une certaine imprécision près – en une position donnée, et possède à peu près – c’est-à-dire à nouveau à une certaine imprécision près – une vitesse donnée ? Et peut-on rendre ces imprécisions suffisamment faibles pour qu’il n’y ait pas de contradiction avec l’expérience ? [Heis 1969‘, p. 113]

1 Dans la version française voir les chapitres « La mécanique quantique et une discussion avec Einstein (1925-

1926) » et « Départ vers une terre nouvelle (1926-1927) » [Heis 1969‘, pp. 87-117]. Cette présentation des événements est bien évidemment quelque peu romancée, mais pour une approche plus technique on peut consulter Jammer [Jamm 1974, pp. 56-58], Mehra et Rechenberg [MeRe 2000a, pp. 130-135] ainsi que Hilgevoord et Uffink [HiUf 2016].

2 Heisenberg raconte une balade nocturne au Fälledpark de Copenhague pour réfléchir aux implications de

cette phrase d’Einstein qui le conduit vers les relations d’indétermination [Heis 1969‘, pp. 113-114]. Pour approfondir les échanges entre Heisenberg et Einstein, et distinguer ce qui est uniquement de l’ordre du récit dans les souvenirs de Heisenberg, le lecteur peut se pencher sur les commentaires apportés dans les trois sources complémentaires de la précédente note.

3 La chambre de Wilson, aussi appelée chambre à brouillard, permet la détection de particules sous la forme

de trainées de condensation. Pour plus de détails sur son fonctionnement et ses applications voir Das Gupta et Ghosh [GuGh 1946].

160 Par conséquent, l’article de Heisenberg en 1927 a tout d’une investigation sur les possibilités d’observation en mécanique quantique. Il s’appuie sur des situations voulues comme concrètes d’expérimentation, et notamment l’observation d’un électron à travers un microscope1. En effet, le physicien allemand se place dans une perspective opérationaliste2 de la science qui veut que les concepts soient définis par l’ensemble des opérations qui lui sont associées et qui régissent son application effective :

When one wants to be clear about what is to be understood by the words “position of the objects,” for example of the electron (relative to a given frame of reference), then one must specify definite experiments with whose help one plans to measure the “position of the electron”; otherwise this word has no meaning [Heis 1927‘, p. 62].

Dans le cas du microscope, la mesure de la coordonnée de position 𝑥 d’un électron est limitée par la longueur d’onde de la lumière incidente. Ainsi la précision de la mesure, Δ𝑥, est fonction de 𝜆 : Δ𝑥~𝜆 . Il est donc possible pour une très faible longueur d’onde (rayons gamma) d’obtenir une grande précision sur la mesure de la position d’un électron. Mais comme le montre Heisenberg, l’effet Compton, soit la diffusion inélastique d’un photon sur un électron, entre aussi en jeu dans le processus de mesure, ce qui induit une variation de l’impulsion de l’électron selon une valeur Δ𝑝𝑥 = ℎ/𝜆. Par conséquent Δ𝑥Δ𝑝𝑥~ ℎ. À l’aide d’un raisonnement similaire concernant l’analyse d’une expérience d’effet Doppler, Heisenberg montre aussi que l’impulsion peut être mesurée avec précision mais au prix d’une perte d’information sur la position. Ainsi, la formule Δ𝑥Δ𝑝𝑥~ ℎ reste valable et inévitablement il en conclut : « the more precisely the position is determined, the less precisely the momentum is known, and conversely » [Heis 1927‘, p. 64]. Toujours dans la même perspective, Heisenberg s’appuie aussi sur l’analyse d’une expérience de Stern-Gerlach3 et montre : « a precise determination

1 Sur l’expérience de pensée menée par Heisenberg concernant l’observation d’un électron par un

microscope, voir Jammer [Jamm 1974, p. 63], Mehra et Rechenberg [MeRe 2000a, pp. 157-163], mais aussi Darrigol [Darr 1991, pp. 138-140].

2 L’élaboration explicite du point de vue opérationaliste est contemporaine de Heisenberg et attribuée au

britannique Percy W. Bridgman. Sur le sujet, voir Leroux [Lero 2006].

3 L’expérience de Stern-Gerlach, mise au point en 1922, permet de déterminer le moment magnétique d’un

atome en le faisant passer au travers d’un champ magnétique non uniforme de direction verticale. Pour une approche historique de l’expérimentation voir le passionnant récit de Bretislav et Dudley [BrDu 2003]. Sur la

161 of energy can only be obtained at the cost of a corresponding uncertainty in time » [Heis 1927‘, p. 68].