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Nous avons pu observer tout au long de ce chapitre que la trajectoire scientifique suivie par Fock à la fin des années 1920 et au début des années 1930 est caractéristique des mutations en cours de la physique théorique en Union soviétique. Alors qu’une courte fenêtre, d’environ une décennie, ouvre totalement celle-ci à la formidable agitation ouest- européenne des développements de la mécanique quantique, Fock est de ceux qui saisissent l’occasion d’en être des acteurs à part entière. Grâce à sa bourse de la fondation Rockefeller il obtient l’inestimable opportunité de parfaire sa formation à Göttingen, l’une des plaques tournantes de la physique théorique mondiale à la fin des années 1920. Le séjour de Fock en Allemagne n’est qu’une étape dans le processus qui conduit celui-ci au rang de physicien de premier plan mondial. Mais c’est probablement l’une des plus importantes, car elle lui permet non seulement de compléter sa formation, mais aussi de côtoyer les plus grands de son temps, et de s’insérer ainsi au sein d’une dynamique internationale indispensable à la bonne marche d’une discipline alors en pleine révolution. Correspondances, collaborations et publications à l’étranger inscrivent définitivement Fock dans le paysage mondial de la physique théorique. Naturellement, l’immense activité du physicien de Léningrad au tournant des années 1930 en fait aussi un personnage majeur en Union soviétique. Il y joue spontanément le rôle qui lui est

95 dû, à savoir de coordonner, diffuser, et enseigner la physique théorique. En retour, il obtient tous les honneurs possibles.

Cependant, si être inclus dans une dynamique est une chose, en être un acteur de premier plan en est une autre. Et nos investigations ont pu montrer que d’un point de vue scientifique Fock n’est pas un simple spectateur des développements de la physique quantique. Au contraire, il ne cesse de s’illustrer, et on lui reconnaît aujourd’hui de nombreuses contributions d’importance : équation de Klein-Fock-Gordon, transformations de gradient, représentation de Fock, espace de Fock, formalisme de Dirac-Fock-Podolsky ou encore méthode de Hartree-Fock. Ainsi, il faut souligner que la reconnaissance institutionnelle dont bénéficie Fock, y compris en URSS, est avant tout le résultat de la qualité de sa production scientifique. Si ce processus semble naturel, il reste nécessaire de le rappeler, en particulier en vue de nos développements sur le contexte soviétique où les aspects politiques joueront un rôle important. Ce chapitre a donc permis d’établir que l’autorité de Fock dans la communauté des physiciens repose avant tout sur de très solides bases scientifiques.

Le présent chapitre nous a aussi appris à mieux saisir ce que sont les principales caractéristiques du travail scientifique de Fock. Le physicien de Léningrad s’illustre à cette période sur les questions relatives à la manipulation du formalisme mathématique. Fock prouve constamment sa capacité à utiliser ou à développer le formalisme le plus adéquat pour la résolution d’un problème physique. Décelée dès ses travaux sur la généralisation relativiste de l’équation de Schrödinger, cette aptitude trouve son expression la plus emblématique avec l’espace de Fock. Notre étude poussée sur la méthode de Hartree-Fock a mis en relief cet aspect de sa pratique scientifique, en la contrastant avec celle de Hartree. Alors que le second est préoccupé par des problématiques d’ordre utilitariste, le Soviétique se positionne avant tout comme un pur théoricien. Se dessine alors pour la suite de nos considérations, et il est ici question de nos investigations sur l’épistémologie de Fock, que le physicien russe entretient un rapport tout particulier avec les mathématiques. Leur rôle est si important dans son approche des problèmes physiques, qu’elles doivent a priori avoir une place à part entière dans ses conceptions épistémologiques.

Enfin, s’il fallait encore douter de notre légitimité à propulser Fock au rang des leaders de la physique théorique soviétique, nous souhaitons ici laisser le mot de la fin à Landau, qui nous a parfois accompagné au cours de ce chapitre. En effet, de tous les physiciens théoriciens soviétiques il est sans doute le plus emblématique. Landau aime classifier : les femmes, leurs

96 vêtements, les instituts, les sciences, les discours…1 Les physiciens théoriciens n’échappent pas à cette règle. Il classe ces derniers selon une échelle logarithmique de 1 à 5. Les physiciens de la catégorie 1 sont considérés par Landau comme 10 fois plus influents que ceux de la catégorie 2, et ainsi de suite, ceux de la cinquième catégorie étant qualifiés de « pathologistes ». Landau classe ses contemporains, et Einstein a le privilège d’occuper seul la classe 0,5. En classe 1, on trouve Bohr, Pauli, Schrödinger, Heisenberg, Dirac, Planck, ou encore de Broglie. Landau lui-même se considère longtemps comme un 2,5 puis un 2. C’est la classification qu’il se donne lorsqu’à la fin des années 1950 il établit un classement spécifique aux soviétiques. Lev Landau est alors le premier, et deux noms seulement apparaissent derrière lui en classe 2,5 : Yakov Zeldovitch, et bien entendu, Vladimir Fock2.

1 Voir Gorobets qui recense diverses anecdotes sur les différentes classifications faites par Landau [Goro

2012, pp. 79-88].

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Chapitre deuxième – Antiréductionnisme

Le chapitre précédent nous a permis d’asseoir la légitimité de Fock comme scientifique de premier plan tant en URSS qu’à l’international. La richesse de ses travaux en physique quantique est indiscutable et son nom reste associé à plusieurs développements majeurs. Nombre d’entre eux, y compris la méthode de Hartree-Fock, témoignent de ses aptitudes pour les mathématiques, et de l’influence que ces dernières ont sur sa pratique scientifique. Fock se présente comme un pur physicien théoricien, principalement occupé par les développements de la théorie quantique et les questions de formalisme mathématique. Or dans ce cadre, l’intérêt que nous lui connaissons pour les questions d’interprétation ne se manifeste pas concrètement. Ainsi, il convient pour donner sens à nos travaux d’établir des passerelles entre la pratique de la physique chez Fock et les conceptions philosophiques qu’il développe sur les sciences. Pour ce faire, nous souhaitons définir son approche épistémologique.

Le présent chapitre souhaite mettre en évidence l’une des principales caractéristiques de l’épistémologie de Fock, à savoir, son antiréductionnisme. L’une de nos hypothèses de travail est que l’expression chez Fock d’une approche antiréductionniste des théories physiques est fortement liée au contexte scientifique du début des années 1930 et aux interrogations qui accompagnent les développements de la physique quantique. C’est pourquoi notre approche se veut proche de l’activité scientifique de Fock, mais aussi de celle de ses collègues : cela nous permettra de discuter du contexte d’apparition et d’application de cette question philosophique. Nous verrons ensuite que l’antiréductionnisme de Fock prend une forme qui lui est propre, en réponse aux exigences de sa discipline. Par la suite, à l’appui des considérations du chapitre suivant sur le réalisme, nous pourrons ainsi reconstruire une description globale de l’épistémologie de Fock et définir les outils que nous pourrons appliquer à notre analyse de son interprétation des théories modernes de la physique (chapitre quatre).

Nous avions suggéré dans le chapitre précédent que des considérations complémentaires sur la méthode de Hartree-Fock seraient à présent développées. Alors que l’accent a jusqu’à présent été mis sur les questions de formalisme mathématique, il est ici question de la

98 nécessité d’une analyse conceptuelle du phénomène d’échange quantique en vue de la pleine compréhension de la méthode du champ auto-cohérent. Cette investigation posera les jalons d’une réflexion plus spécifique sur le réductionnisme. Non seulement elle participe d’une contextualisation générale de notre problématique sur ce point, en particulier d’un point de vue institutionnel avec l’émancipation de la chimie quantique au début des années 1950, mais elle permet surtout en détaillant les considérations de Fock sur l’échange quantique d’obtenir un premier aperçu des fondements de l’épistémologie du physicien russe. Toutefois, avant de se pencher concrètement sur ce point, il conviendra, dans la deuxième partie du présent chapitre, de définir avec rigueur ce qu’est le réductionnisme. Comme nous le verrons, la diversité des significations de ce concept philosophique nous oblige en réalité à en donner différentes déclinaisons et à en discuter les principales conséquences en ce qui concerne plus particulièrement la physique. Nous montrerons en quoi la question du réductionnisme est importante et participe concrètement à des problématiques partagées par une frange importante de physiciens théoriciens influents dans l’entourage de Fock. Des considérations sur trois des fondateurs de la mécanique quantique, Bohr, Dirac et Heisenberg, viendront ainsi appuyer nos propos. Car il faut souligner que c’est dans le contexte de la physique quantique que Fock développe initialement sa philosophie antiréductionniste. Cette question sera traitée dans un troisième temps du présent chapitre. Nous détaillerons la position tenue par Fock, et nous observerons comment l’expression de sa pensée est en partie dépendante de récents développements en électrodynamique quantique. Nous tenons à rappeler que la question plus spécifique de l’interprétation de la mécanique quantique et de la relativité générale sera développée au chapitre quatre. Par conséquent, c’est avant tout du réductionnisme comme un principe philosophique général à la base d’une méthodologie de travail dont il est question ici, et non pas de son impact direct sur la compréhension des théories par Fock.

Sources :

Le présent chapitre, comme le précédent, s’appuie avant tout sur les publications dans les revues scientifiques de Fock et de ses contemporains, mais aussi de façon assez variée sur toute source secondaire dont elles sont l’objet. En effet, l’antiréductionnisme de Fock s’exprime avant tout au travers de sa production scientifique, et résulte de la nécessité de répondre à certaines problématiques soulevées par les développements de la théorie

99 quantique. Soulignons d’ores et déjà que c’est précisément un article de Fock publié en 1936, et jusque-là inexploité dans la littérature seconde sur le physicien soviétique, qui nous a mis sur la voie de la présente investigation : « Printsipial’noye znacheniye priblizhennykh metodov v teoreticheskoy fizike » (La signification fondamentale des méthodes d’approximations dans la physique théorique) [Fock 1936d].

Pour définir le cadre de nos développements sur l’antiréductionnisme de Fock, et donc mieux saisir les contours de la question philosophique ici en jeu, nous aurons principalement recours à des sources encyclopédiques. Sur le terrain spécifique qui nous intéresse, à savoir la question du rôle joué par la philosophie réductionniste dans la pratique scientifique des théoriciens de la mécanique quantique, la littérature est peu abondante. Soulignons alors l’intérêt tout particulier de l’ouvrage d’Alisa Bokulich, Reexamining the Quantum-Classical Relation. Beyond Reductionism and Pluralism [Boku 2008], qui en s’attardant sur les conceptions de Heisenberg, Dirac et Bohr, nous permet de donner du relief à nos considérations sur Fock.

À nouveau, les archives jouent ici un rôle secondaire. Comme dans le chapitre précédent la correspondance scientifique est utile pour contextualiser les travaux de Fock, mais malheureusement, on ne trouve pas de document véritablement pertinent où le physicien développerait sa position antiréductionniste. Celle-ci n’est en réalité jamais abordée frontalement par Fock – à l’exception peut-être de son article de 1936 – et se trouve principalement diluée dans son discours scientifique.