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Un « physicien du calcul et de la classification » en opposition à un pur théoricien

3. Etude de cas : l’élaboration de la méthode de Hartree-Fock

3.5. Un « physicien du calcul et de la classification » en opposition à un pur théoricien

En complément, la présente sous-partie se propose de mettre l’accent sur le contraste entre l’approche qu’ont les deux fondateurs de la méthode de Hartree-Fock au cours des premières années de son application. Nous souhaitons ainsi promouvoir le rapport étroit entre les mathématiques, les questions de formalisme, et la pratique de la physique chez Fock. Pour étudier cette période il faut alors prendre en compte que la question de l’application de la méthode est particulièrement liée à celle de la complexité des calculs qu’elle engendre. D’une période où le physicien est alors constamment confronté aux limitations de ses capacités de calcul, l’émergence des ordinateurs dans les années 1950 se présente comme le point de départ d’une nouvelle ère, bien plus faste. Cette trajectoire trouve aussi un écho particulier dans le développement d’une discipline comme la chimie quantique où la méthode de Hartree-Fock est largement employée. Ces questions, dont le développement n’est pas indispensable à la présente section, seront approfondies au cours du chapitre suivant (II.3). Néanmoins, comme elles définissent le contexte dans lequel évoluent Hartree et Fock nous tenons ici à ce que le lecteur les garde en tête.

C’est d’ailleurs au cours de leur étude concernant la chimie quantique en Grande-Bretagne que Simões et Gavroglu mettent en évidence le rôle spécifique des « chimistes théoriciens britanniques qui ont surmonté la difficile relation entre la chimie et les mathématiques » [SiGa 2000, p. 542]. Avec Lennard-Jones et Coulson, Hartree est alors l’un des trois acteurs sur lesquels ils se concentrent. Ce dernier peut toutefois difficilement être considéré comme un pur chimiste théoricien. Fowler, son directeur de recherche à Cambridge, dit plutôt de lui qu’il est « un physicien du calcul et de la classification »1 [Swir 1987, p. 190]. Cependant, le champ auto-cohérent de Hartree, et l’habileté de son auteur à s’impliquer dans le développement des mathématiques appliquées pour des problèmes à plusieurs corps de plus en plus complexes, s’avèrent extrêmement importants pour la chimie quantique 2 . Nous mentionnerons dans le chapitre suivant (II.1.1) l’intérêt de Hartree pour le développement de

1 « A computing and classifying physicist ».

2 Slater dans son autobiographie scientifique souligne le rôle majeur joué par Hartree au-delà de la simple

physique atomique : « While he limited himself to atoms, his demonstration of the power of the self-consistent field for atoms is what led to the development of that method for molecules and solids as well » [Slat 1975, p. 54].

88 machines pour faciliter les calculs numériques. Plus tard, il contribuera aussi à l’élaboration des ordinateurs. Mais nous voulons ici mettre en évidence son constant intérêt pour la recherche d’approximations reproduisant le plus fidèlement possible les résultats de l’expérience. Dans les années 1930, il développe en réalité un programme de recherche pour lequel chacun peut observer une claire tendance à l’amélioration du champ auto-cohérent, afin de le faire coïncider autant que possible avec la solution exacte du problème à plusieurs corps. Ce programme est clairement détaillé dans une lettre envoyée le 20 octobre 1935 à Robert Bruce Lindsay, où Hartree indique « les principales lignes de travail qui [l’] intéressent à cet instant »1. On y trouve trois thèmes de recherche. Le dernier concerne le développement d’un analyseur différentiel qu’Hartree entend utiliser plus tard pour le champ auto-cohérent. Mais ce sont ici les deux autres points qui nous intéressent, car directement dédiés à des améliorations de la méthode.

Le premier est formulé ainsi : « [the] extension of the ‘self-consistent field’ treatment of many electrons to include (a) exchange (b) relativity effects (c) both »2. La nécessité d’inclure le point (a), l’échange, a déjà été rendue évidente par Fock. Que Hartree le rappelle ici peut faire référence aux discussions concernant le formalisme de Slater, ou plus simplement aux difficultés concernant les calculs numériques. Le point (b), les « effets relativistes » n’est pas directement couvert par Hartree. À l’automne 1934 il demande à Bertha Swirles, alors sa collègue à Manchester, de s’en charger3. En novembre 1935 elle publie alors un article intitulé « The Relativistic Self-Consistent Field » [Swir 1935]. Le raisonnement suivi dans cet article est similaire à celui de Fock en 1930. Swirles montre que l’équation relativiste de Dirac peut être obtenue à partir du principe variationnel, et en utilisant un déterminant de Slater composé de fonctions individuelles de Dirac elle est alors en mesure de construire des équations relativistes du champ auto-cohérent qui incluent aussi une intégrale d’échange.

1 Lettre de Hartree à Lindsay, datée du 20 octobre 1935 – Christ’s College, Papers of D. R. Hartree, 157 vi (9). 2 Ibid.

3 Note explicative de Bertha Swirles, mariée Jeffreys, datée de janvier 1978 – Cambridge, St John’s College

Archives, Papers of Bertha Jeffreys, C19. Pour l’anecdote, Bertha Swirles mentionne aussi dans un autre document que Hartree lui suggère de travailler sur les effets relativistes sur un quai de la gare d’Euston à Londres [Swir 1987, p. 193].

89 Swirles est aussi concernée par le dernier thème de recherche de Hartree, « l’interaction de configuration »1. Un premier article fondamental concernant son application au champ auto-cohérent est publié en 1937 par Hartree et Swirles [HaSw 1937]. William Hartree se joint à eux pour une seconde publication en 1939 [HaHS 1939]. Dans ces travaux, l’interaction de configuration est clairement approchée dans le cadre de notre premier problème du problème quantique à plusieurs corps : « the way in which the wave function for the whole atom is taken as built up out of them [the one-electron wave functions] »2. La question de l’ansatz est alors à nouveau posée et « configuration » réfère en réalité à une combinaison linéaire de déterminants de Slater utilisés pour la fonction d’onde. Le terme « interaction » doit lui être compris comme un mélange de différentes configurations électroniques pour un même atome, en termes d’occupations orbitales. La configuration électronique pour un atome est la répartition de ses électrons en fonction de leur énergie et de leur spin. Elle est définie par les nombres quantiques n, l, ml, ms et chaque atome peut ainsi avoir différentes configurations

électroniques. Par conséquent, l’interaction de configuration correspond à l’usage d’une fonction d’onde construite comme étant la superposition de différentes configurations électroniques possibles. Des combinaisons linéaires du type suivant sont utilisées :

Ψ = ∑𝐼=0𝑐𝐼Φ𝐼𝑆𝑂 = 𝑐

0Φ0𝑆𝑂+ 𝑐1Φ1𝑆𝑂+ ⋯,

où les 𝑐𝐼 sont des constantes de renormalisation, et les Φ𝐼𝑆𝑂 sont les fonctions de configuration d’état qui correspondent au 𝐼 différentes configurations électroniques. Les fonctions de configuration d’état sont elles des déterminants de Slater construits à partir de spin-orbitales individuelles (SO).

La nécessité de travailler dans cette direction s’inspire de résultats obtenus en 1933 par Hartree et Black qui avaient observé des écarts dans les valeurs de l’énergie pour les ions O+++,

1 Lettre de Hartree à Lindsay, datée du 20 octobre 1935 – Christ’s College, Papers of D. R. Hartree, 157 vi (9).

Hartree mentionne à Lindsay une préférence pour le terme « interference of configuration », interférence étant utilisé dans son sens optique, en lieu et place de « configuration interaction ». En 1939 il utilise plutôt « superposition of configuration » [HaHS 1939]. Voir Swirles [Swir 1987] pour plus d’informations sur l’implication de l’auteure dans ces travaux. Sur les premiers développements de l’interaction de configuration voir Park [Park 2009, pp. 35-37].

2 Les auteurs mentionnent en effet qu’elle pourrait aussi faire partie de « la façon selon laquelle les fonctions

d’onde individuelles sont déterminées », soit notre second problème, mais avec moins de succès [HaHS 1939, p. 230].

90 O++, O+ et l’atome neutre O [HaBl 1933]. Il avait auparavant été établi qu’en utilisant la théorie de Slater du spectre complexe [Slat 1929], les éléments de matrice de l’hamiltonien impliquant deux configurations différentes pouvaient être négligés, et que chaque état pouvait alors être décrit par une unique configuration. Cependant, en ce qui concerne les résultats obtenus avec l’oxygène par Hartree et Black, les écarts constatés sont rapidement associés non seulement au fait que les auteurs utilisent les fonctions de Hartree (pas d’échange quantique) mais aussi qu’ils emploient la théorie de Slater et ses déterminants (négligence des différentes configurations électroniques). Suite à la discussion faite par Condon et Shortley des effets de l’interaction de configuration [CoSh 1935], Hartree décide alors de l’appliquer au champ auto-cohérent1.

De façon générale, le programme de Hartree dans les années 1930 exprime une claire volonté d’éliminer tout écart possible avec les résultats de l’expérience et d’atteindre ainsi la description la plus exacte possible du problème à plusieurs corps. Dans l’introduction de son article donnant les résultats avec échange pour l’atome de béryllium [HaHa 1935b], Hartree rappelle que la méthode du champ auto-cohérent implique trois approximations principales : (a) négligence des effets relativistes et de spin, (b) négligence des effets d’échange, (c) traitement de la fonction d’onde de l’atome comme construite à partir de fonctions individuelles. Le britannique justifie de travailler dans le cadre du point (c) en raison de la « pratique usuelle » alors que le point (a) est lui négligé car jugé important seulement pour les atomes lourds [HaHa 1935b ,p. 9]. Une mise en contexte initiale de ce genre, qui place la méthode du champ auto-cohérent au cœur d’un problème plus large, est alors très courante dans les écrits de Hartree.

Sur la chimie quantique, Park fait l’explicite constat suivant : « a compromise had to be reached between defining a manageable problem and solving it accurately » [Park 2009, pp. 34]. Hartree travaille en réalité dans cette perspective. Il essaie non seulement d’améliorer l’applicabilité de la méthode mais aussi sa précision. En cela, il développe un programme relativement utilitariste, et il va de soi que ses efforts participent à la large acceptation de la méthode.

1 Hartree et Swirles font explicitement référence aux développements faits par Condon et Shortley de la

91 Fock, de son côté, n’est pas vraiment intéressé par ce programme. Bien que lui aussi soit engagé dans la réalisation de calculs numériques à Léningrad, il continue de s’affirmer comme un « pur » physicien théoricien et reste particulièrement intéressé par les questions de formalisme mathématique. La plupart de ses articles expriment la volonté de consolider les fondations théoriques de la méthode de Hartree-Fock dans sa version originale, celle de 1930. Ce besoin se manifeste partiellement au travers de certaines critiques formulées envers Fock, notamment pour un manque de clarté. C’est en particulier le cas de Brillouin qui considère que l’article du soviétique est « très concis et pass[e] un peu trop rapidement sur une série de difficultés relatives aux définitions initiales sur lesquelles s’appuie tout le raisonnement » [Bril 1934a ,p. 3]. En effet, même si Fock développe quelque peu l’exemple du lithium, le produit de déterminants à utiliser dans le cas général est directement posé. De plus, les règles de symétrie de cet ansatz ne sont pas commentées et les considérations sur le spin limitées à une simple remarque : « Dans notre théorie, le spin est seulement considéré dans la mesure où il satisfait le principe de Pauli ; ainsi le spin est seulement pris en compte implicitement, par son rôle dans la détermination de la symétrie de la fonction d’onde » [Fock 1930a , p. 127]. Lorsque la question de l’ansatz est de nouveau posée par l’usage du déterminant de Slater, mais aussi par les développements concernant l’interaction de configuration, Fock doit alors très certainement ressentir la nécessité de sécuriser et expliquer ses propres choix. C’est l’objet d’un article publié en Union soviétique en 1940 [Fock 1940].

Fock s’y proprose de remplir l’objectif suivant : « Here we shall give the explicit expression of the total wave function of the N-electron system through a single Schrödinger wave function and point out, also in an explicit manner, the sufficient and necessary symmetry conditions for the latter »1. Et c’est en réalité de cette « unique » équation de Schrödinger que l’on peut construire l’ansatz utilisé par Fock en 1930 : un produit de déterminants construits à partir d’équations d’onde individuelles dépendantes seulement des coordonnées spatiales. Comme mentionné auparavant, Fock base initialement son travail sur des résultats obtenus à l’aide de la théorie des groupes. En 1940, il reconnaît toutefois les limites de cette approche : « this usual method [the one used in 1930] to represent total wave function applied, in

92 particular, by Wigner is in practice hardly suitable »1. Il propose alors un nouveau traitement de la question qui ne fasse pas appel à la théorie des groupes.

Ainsi, le physicien de Léningrad prend pour point de départ l’équation de Schrödinger suivante :

𝜓 = 𝜓(𝑟1𝑟2… 𝑟𝑞 | 𝑟𝑞+1𝑟𝑞+2… 𝑟𝑛)

où chaque « 𝑟𝑖 » dénote un ensemble de trois coordonnées spatiales 𝑥𝑖, 𝑦𝑖, 𝑧𝑖 pour un i-ème électron. Fock formule alors les propriétés de symétrie de base d’une telle équation de Schrödinger afin qu’elle respecte le principe de Pauli. 𝜓 doit tout d’abord être antisymétrique en respect de chaque groupe d’arguments :

𝜓(𝑟1𝑟2… 𝑟𝑞 | 𝑟𝑞+1𝑟𝑞+2… 𝑟𝑛) = − 𝜓(𝑟2𝑟1… 𝑟𝑞 | 𝑟𝑞+1𝑟𝑞+2… 𝑟𝑛) 𝜓(𝑟1𝑟2… 𝑟𝑞 | 𝑟𝑞+1𝑟𝑞+2… 𝑟𝑛) = − 𝜓(𝑟1𝑟2… 𝑟𝑞 | 𝑟𝑞+2𝑟𝑞+1… 𝑟𝑛)

Par conséquent, en considérant une complète séparation des variables – soit lorsque 𝜓 peut être exprimée sous forme de fonctions individuelles – Fock fait la démonstration que pour satisfaire ces conditions de symétrie, le système peut être écrit sous la forme du produit de déterminants qu’il a choisi en 1930 : Ψ1Ψ2.

Mais en 1940 Fock introduit aussi une nouvelle condition de symétrie qui n’était pas soupçonnée en 1930, la symétrie cyclique :

𝜓(𝑟1… 𝑟𝑞−1 𝑟𝑞 | 𝑟𝑞+1𝑟𝑞+2… 𝑟𝑛)

= 𝜓(𝑟1… 𝑟𝑞−1 𝑟𝑞+1 | 𝑟𝑞𝑟𝑞+2… 𝑟𝑛)

+ ⋯ 𝜓(𝑟1… 𝑟𝑞−1 𝑟𝑞+𝑙 | 𝑟𝑞+1… 𝑟𝑞+𝑙−1𝑟𝑞𝑟𝑞+𝑙+1… 𝑟𝑛) + ⋯ 𝜓(𝑟1… 𝑟𝑞−1 𝑟𝑛 | 𝑟𝑞+1… 𝑟𝑛−1𝑟𝑞)

À l’aide de cette symétrie cyclique, le physicien établit que le problème peut être traité comme si chaque déterminant était constitué de fonctions d’onde individuelles d’électrons de même spin. En d’autres termes : Ψ1= Ψ+ et Ψ2 = Ψ−. Fock détaille ensuite la démonstration que la fonction d’onde de Schrödinger initialement posée est une fonction propre du carré de l’opérateur de spin total, S2. Par conséquent il en conclut qu’elle respecte le principe de Pauli et peut être considérée comme une expression explicite de la fonction d’onde totale d’un système à N-électrons.

1 Ibid, p. 474.

93 Fock, en se focalisant ici sur des aspects purement liés au formalisme, témoigne du décalage qu’il existe entre son approche de la physique et celle de Hartree. Il s’affirme clairement comme un physicien-mathématicien tourné avant tout vers les problèmes théoriques. Malheureusement, publié en russe durant la Seconde Guerre mondiale, cet article de 1940 reste relativement inconnu. Notons que s’il reflète très clairement les tentatives de Fock d’asseoir la validité de son travail initial, il apparaît de plus que le physicien semble considérer tout au long de sa vie qu’il utilise le formalisme le plus adéquat pour le problème du champ auto-cohérent. En effet, la version anglaise complétée de son manuel de mécanique quantique de 1932, préparée à la fin de sa carrière et publié de façon posthume en 1976, ne fait aucune mention d’une formulation alternative par Slater [Fock 1932An].