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1.2 Traitement de l’accident de Fukushima dans les publications

1.2.3 La situation extrême

Cette revue de littérature montre que l’analyse de l’accident, notamment par les institutions n’apporte aucune réflexion novatrice en matière de sûreté nucléaire. Leurs argumentaires ont parfois été corroborés au sein de la recherche en safety studies. Dans cet esprit, les leçons à retenir de l’accident sont la nécessité de renforcer l’application de concepts déjà connus et de prendre des marges plus importantes pour éviter que d’autres accidents ne se produisent. Il faut aussi préconiser de nouveaux standards, plus élevés, et encourager la prise en compte d’accidents multiples et hors-dimensionnement. La transparence et l’indépendance du régulateur nucléaire, ainsi que la promotion de la culture de sécurité chez l’exploitant, sont fondamentales pour assurer la sécurité des installations. La gestion d’un accident majeur n’est donc envisagée que par le biais de l’organisation et des ressources préexistantes.

Lors de l’accident nucléaire, les opérateurs se trouvent face à un scénario qui dépasse tous les référentiels connus. La perte des ressources électriques et l’aggravation de la situation sur

40 le site de Fukushima démontrent la nécessité de s’adapter à des conditions nouvelles et imprévues. De plus, le séisme et le tsunami ont dégradé les infrastructures du pays, entravant même l’approvisionnement de la centrale en ressources humaines et matérielles.

Dans de telles conditions, il apparaît judicieux de s’intéresser à la situation vécue par les équipes devant faire face à l’accident. En dehors des standards internationaux et de l’échec des mécanismes de prévention, il s’agit de questionner l’évolution cognitive, émotionnelle et relationnelle des travailleurs après la survenue du tsunami. Ainsi, à l’inverse de la littérature classique qui met l’accent sur les objets techniques et les probabilités, une approche davantage phénoménologique et psychosociale de la gestion des risques permettrait une autre lecture de l’accident de Fukushima Dai Ichi.

Le concept de situation extrême a été formulé (Guarnieri and Travadel, 2014) pour construire un cadre permettant de s’interroger sur les mécanismes en jeu dans de telles conditions et les stratégies déployées par les individus pour entrer en résilience. Dans une situation inattendue et inenvisageable, face à la menace d’une destruction physique, psychique et sociale, les travailleurs de Fukushima sont parvenus à dépasser la menace et à minimiser les conséquences de l’explosion des réacteurs (Travadel et al., 2018a ; Travadel and Guarnieri, 2015).

Le terme de « situation » renvoie à l’ensemble des relations qui unissent un sujet au milieu et aux circonstances dans lesquels il évolue et agit. Quant au qualificatif « extrême », il désigne ce qui est éloigné de la moyenne. Le syntagme « situation extrême » désigne dès lors les conditions d’intervention des individus ou des collectifs dans des cadres qui dépassent leur capacité d’action, voire mettent en péril leur intégrité.

A Fukushima Dai Ichi, les actions des employés de TEPCO rentrent dans le cadre de leur travail. A la survenue de la crise, leurs efforts sont dirigés vers la maîtrise des réacteurs nucléaires, ou au moins leur maintien dans des conditions sûres. Cependant, les systèmes de prévention et de lutte contre la dégradation des réacteurs sont inefficaces face au raz de marée. Les procédures prévues pour les situations d’urgence ne spécifient pas les manœuvres à mettre en place lors d’une perte de courant généralisée, ni lors d’un incident impliquant plusieurs réacteurs simultanément. Par ailleurs, le manque de ressources matérielles et humaines et les conditions dangereuses dans lesquelles certaines opérations doivent être effectuées traduisent une résistance du réel. Celle-ci « va se manifester d’abord à l’échelle des opérations, de leur

impossibilité, ce qui va conduire à une évolution, une reformulation des actions et de leur but. Les sujets devront trouver de nouveaux motifs pour poursuivre une activité ce qui, en retour, les conduira à infléchir localement le sens des actions. » (Travadel and Guarnieri, 2015).

C’est ainsi que l’identité même des travailleurs se trouve impliquée. Or, l’identité passe également par la reconnaissance du travail effectué et par l’appartenance à un groupe donné. Ce groupe est d’abord le collectif de travail, auprès duquel la contribution individuelle est démontrée via des gestes qui obéissent à une représentation commune. Mais il s’agit également d’une reconnaissance recherchée au niveau de la société, qui déchiffre les situations par une

41 lecture propre à ses valeurs et à ses représentations. La tension est alors provoquée à la fois par la résistance du réel mais également par la menace d’un anéantissement social, voire de dégâts causés à l’intégrité de l’individu.

Figure n°6 : représentation de la situation extrême39 (issu de Travadel and Guarnieri, 2015, p.

300).

La définition proposée pour traduire la situation extrême porte sur les conditions déplorables d’action, où celle-ci est inefficace dans son impact sur le réel et où les individus sont jugés par la société « comme responsables d’un péril imminent aux conséquences

irréversibles » (Ibid.). Les alternatives disponibles pour les individus sont soit de sombrer dans l’aliénation, de rechercher des solutions en réponse au contexte dégradé, de s’investir pour que le collectif obtienne une forme de reconnaissance sociale, ou enfin de se retirer du groupe.

Pour que l’action soit possible dans un tel cas, les objectifs et les valeurs doivent être resignifiés selon les besoins du collectif. Les nouvelles représentations permettent dès lors de dépasser les caractères contradictoires d’impossibilité d’agir et de l’efficacité exigée par le regard de la société. Pour cela, elles doivent intégrer les attentes et les inquiétudes sociétales dans leur construction.

La situation extrême implique donc une confrontation à des événements imprévus et impensables ; un bouleversement des valeurs, des repères et une sérieuse menace envers

39 Les flèches représentent une entrave à la relation.

42 l’intégrité de l’individu et de son rapport au monde ; et le déploiement de stratégies de résilience.

Dans la littérature, plus spécifiquement en psychosociologie, la capacité à faire face à des situations jugées trop exigeantes ou menaçantes est désignée par le terme « coping » (Lazarus and Folkman, 1984; Chabrol and Callahan, 2013; Rascle, 2014). L’analyse du développement émotionnel et cognitif des travailleurs, aux prises avec les réacteurs déchaînés, peut expliquer l’évolution de la situation à Fukushima. En effet, malgré la sidération, la torpeur et l’immobilisme succédant aux chocs subis à l’issue du séisme, et surtout à l’arrivée du tsunami, les travailleurs ont réussi à se remobiliser et s’adapter aux contraintes de la situation pour mettre en place des stratégies pour la récupération des réacteurs. Une telle analyse s’inscrit dans le champ des recherches sur les organisations en phase de gestion de crise.

En effet, les chercheurs appartenant à un champ en safety studies, et plus spécifiquement celui portant sur les organisations, se penchent sur les crises et la gestion de crise. Ils tentent de comprendre pourquoi les crises se produisent et comment les organisations peuvent en minimiser les dégâts. Ils essaient également d’évaluer les résultats des crises ou encore l’adaptation et l’apprentissage organisationnels.

Dans une revue de la littérature consacrée aux crises40 et à leur gestion, Bundy et al. ont

recensé et catégorisé des publications scientifiques sur une vingtaine d’années (2016). Ils réussissent à dégager deux perspectives principales. La première est interne et porte sur les dynamiques intra-organisationnelles de la gestion du risque, de la complexité et de la technologie. La deuxième est externe et concerne les interactions entre les organisations et les parties prenantes externes dans la prévention et la gestion des crises.

Dans les deux cas, trois étapes du management de la crise sont identifiées : la prévention pré-crise, la gestion immédiate de la crise et les issues résultant de la crise. Notre analyse du coping des acteurs lors de l’accident de Fukushima Dai Ichi fait donc partie des études sur les dynamiques internes à l’organisation lors de la gestion en temps réel de la crise.

L’accident de Fukushima Dai Ichi est considéré comme l’un des accidents industriels majeurs de l’histoire41. Il a ainsi été analysé pour en tirer des leçons qui pourraient améliorer la

sécurité des installations nucléaires partout dans le monde. Néanmoins, l’évolution cognitive,

40 La crise est caractérisée par les auteurs comme : une source d’incertitude, de perturbation et de changement ;

elle est nocive ou menaçante pour les organisations ; il s’agit d’une construction sociale des acteurs ; elle n’est qu’une étape dans un processus plus large (Bundy et al., 2016).

41 Un « accident majeur » est le septième et plus haut niveau de gravité d’un événement selon l’Echelle

Internationale des Evènements Nucléaires (dite échelle INES) établie par l’AIEA après l’accident de Tchernobyl. A l’instar de l’échelle Richter pour les phénomènes sismiques, l’échelle INES est utilisée depuis 1991 dans un but de communication publique. Selon cette gradation, un accident majeur est un événement dans une installation nucléaire qui produit un effet étendu sur la santé des êtres vivants et sur l’environnement. A ce jour, l’accident de Fukushima Dai Ichi est le seul événement avec l’accident de Tchernobyl à être considéré comme un accident majeur par l’AIEA (IAEA, 2011).

43 émotionnelle et collective des individus aux prises avec l’accident, dans des conditions très exigeantes et avec des ressources limitées, n’a pas été prise en compte lors des analyses classiques de l’accident. Leur capacité à faire face à la situation, pour finalement éviter des conséquences plus graves, peut être analysée via la notion de coping.

Pour effectuer une telle étude, nous disposons du compte-rendu des auditions menées par la Commission d’Enquête du Gouvernement japonais avec Masao Yoshida, le directeur de la centrale au moment de l’accident. Ces documents nous permettent d’accéder aux souvenirs d’un acteur central de la gestion de crise et nous fournissent des éléments éclairants sur l’évolution des événements au sein de la centrale et des relations avec le siège et les autorités.