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4.1 Le coping de Yoshida en situation extrême

4.1.3 Analyse des deux séquences et interprétation des résultats

Dans Nvivo, nous avons codé les extraits se rapportant à chacune des deux séquences. Ce codage a eu pour objectif d’identifier les éléments liés à la théorie autour du stress et du coping. Il s’agit des éléments liés à l’évaluation de la situation et des conditions d’intervention, à l’évaluation des ressources disponibles et à leur mobilisation, aux stratégies mises en place et aux solutions envisagées, aux éléments liés aux émotions et finalement à l’évolution des relations de Yoshida. Ensuite, ces différentes thématiques ont été regroupées dans des catégories, principalement par analogie entre elles. Les catégories sont présentées dans des tableaux classés selon le nombre de références trouvé dans les extraits. Il ne s’agit pas d’un classement selon l’importance de la catégorie, puisqu’il n’est fondé que sur le nombre d’occurrences, sans que leur volume ne soit considéré.

Séquence Tsunami

Pour la séquence Tsunami, nous obtenons huit catégories différentes, présentées dans le tableau n°5.

Tableau n° 5 : catégories issues de l’analyse de la séquence Tsunami.

Intitulé de la catégorie Nombre de Sources

Nombre de

références

Des ressources très insuffisantes pour

faire face à la situation 2 13

Avant le tsunami, Yoshida se veut

rassurant et optimiste 2 12

Anticiper les menaces et s'y préparer 4 11

Situation complexe, incertaine et

imprévue 3 10

Choc violent à l'arrivée du tsunami 2 9

Il fallait agir malgré la difficulté 3 7

Devant le manque de solutions,

improviser s'avère nécessaire 2 6

Confiance dans les groupes concernés

122 Ce tableau montre que nous pouvons distinguer deux phases dans la séquence Tsunami. La première correspond à l’arrivée du séisme. Malgré de fortes inquiétudes occasionnées par l’annonce du tsunami, Yoshida fait preuve d’un certain optimisme. Il est soulagé d’apprendre que les réacteurs en fonctionnement se sont arrêtés automatiquement et que les générateurs de secours ont pris le relai pour alimenter les systèmes de refroidissement de secours. Certes, il sait par expérience qu’il doit gérer le retrait des vagues pour éviter d’endommager les pompes et perdre l’alimentation en eau. Mais Yoshida exprime sa confiance concernant la possibilité de trouver une solution, voire de résister à une sécheresse98 relativement courte. Par conséquent,

la situation est à la fois vécue comme une menace et un défi.

La seconde phase débute avec la perte des ressources électriques. L’ampleur du tsunami surprend tout le monde et le collectif réalise que le risque de perdre la stabilité des réacteurs devient réel. C’est la sidération dans le bâtiment antisismique. Les opérateurs restent dans une attitude inactive face au problème. Ceci peut s’expliquer par l’attente d’informations qui leur permettraient de mieux évaluer les conséquences potentielles. A partir de là, la situation bascule dans l’inconnu. Sur le terrain comme dans la cellule de crise, certains paramètres indispensables pour le contrôle et la surveillance des réacteurs ne sont pas accessibles. Les phénomènes qui se produisent dans le cœur et l’état des systèmes de sauvegarde ne peuvent dès lors être connus. La communication parfois mauvaise crée de plus des quiproquos qui n’aident pas à appréhender l’ensemble des événements. La situation est alors nouvelle, imprévue, incertaine et confuse.

D’autre part, les ressources matérielles et le personnel à disposition se révèlent insuffisants pour répondre aux différents problèmes. Devant le peu de solutions possibles, le collectif se retrouve dans la nécessité de trouver des ressources proximales ou d’improviser des réponses qui n’étaient pas prévues dans les procédures. Il est nécessaire d’agir, malgré la difficulté des tâches et des conditions effroyables à l’intérieur et autour des bâtiments réacteurs. Yoshida essaie d’imaginer l’évolution de la situation afin de mieux s’y préparer. Il demande aux travailleurs de concevoir des solutions à des événements qu’il anticipe, pour éviter d’être pris au dépourvu. A ce moment-là, il délègue en grande partie les tâches opérationnelles relevant seulement du « terrain ». Il s’occupe de coordonner l’action et d’assurer la communication des informations aux autorités.

Malgré le caractère inédit de la situation, Yoshida identifie rapidement les enjeux liés à son évolution99. Pour éviter la dégradation des réacteurs, il met en place des stratégies

anticipatoires qui remplaceraient les systèmes de refroidissement en cas de défaillance. Ici la

98 Yoshida explique qu’à l’annonce du tsunami, il s’inquiète particulièrement pour les pompes d’eau de mer. En

effet, un retrait des vagues aurait pour conséquence de faire tourner les pompes à vide, ce qui risquerait de les endommager.

99 Comme le montre la littérature, l’individu confronté à des situations aussi nouvelles et confuses a du mal à se

projeter dans le futur et à identifier correctement les enjeux. Toutefois, dans une centrale nucléaire, le problème du refroidissement des réacteurs nucléaires est évidemment identifié comme la mission prioritaire.

123 temporalité de la situation et l’évaluation de la gravité potentielle de ses conséquences poussent Yoshida à identifier l’action sur le problème comme étant la stratégie la plus efficace.

Séquence Réacteur 2

La séquence Réacteur 2 comporte quant à elle dix catégories différentes, regroupées dans le tableau n°6 :

Intitulé de la catégorie Nombre de sources

Nombre de

références

Hormis Hosono, une fracture totale avec les acteurs externes, perçus comme une perturbation

4 39

Pour Yoshida, se préoccuper du personnel

est une priorité 3 17

Situation incertaine, inédite, très confuse et

potentiellement destructrice 2 15

Les opérations sur le terrain sont très

compliquées et souvent inefficaces 2 10

Face à la nécessité d'agir, impatience et

obsession de Yoshida 3 9

Tentatives d'anticipation mais projections

pessimistes 3 8

Yoshida est fataliste et se voit mort 3 8

Yoshida perd son sang froid 2 6

De brefs moments de répit 2 3

C'est traumatisant de se remémorer ces

moments 2 2

Tableau n° 6 : catégories issues de l’analyse de la séquence Réacteur 2.

Dans cette deuxième séquence, la situation est toujours aussi incertaine et confuse sur le site de la centrale. La confiance dans les mesures de paramètres s’est érodée et personne n’arrive à comprendre certains phénomènes qui se produisent dans les réacteurs. De plus, les explosions des bâtiments réacteurs 1 et 3 ont impacté directement les lignes prévues pour intervenir sur le réacteur 2. Malgré l’anticipation de la situation par les travailleurs, leurs efforts restent vains.

Les explosions ont également rendu le site difficilement praticable. En effet, la hausse de la radioactivité sur le site limite le temps que le personnel peut passer sur certaines zones. Yoshida reconnait toujours la nécessité absolue d’injecter de l’eau dans le réacteur 2 et s’impatiente quand les manœuvres tardent à réussir. Il se décrit comme étant obsédé par ces opérations, quitte à demander la mise en place de manœuvres sans comprendre totalement la situation. Comme il l’évoque dans son récit, le potentiel destructeur reste omniprésent dans son esprit. L’explosion de l’enceinte de confinement du réacteur 2 signifierait en plus l’arrêt du

124 refroidissement des réacteurs 1 et 2. La pollution engendrée mettrait en péril tout l’est du Japon. Les conséquences extrêmement graves paraissent imminentes, mais le moment exact de leur réalisation demeure incertain, ce qui rajoute au stress vécu selon la littérature.

Or, intervenir sur le terrain s’avère très compliqué. Outre les conditions de radioactivité et les dégâts causés par le séisme, le tsunami et les explosions, les ressources matérielles à disposition se dégradent les unes après les autres. Même lorsque les opérateurs réussissent leurs préparatifs, leurs actions sont très peu efficaces. L’action sur le problème se révèle impossible. Il y a bien de rares occasions de répit. Mais, devant cette incapacité à améliorer les choses, Yoshida devient très pessimiste. Même s’il essaie toujours d’anticiper les prochaines épreuves et de prévoir des solutions adaptatives, il se projette malgré tout dans des scénarios très alarmants. Il imagine la possibilité que la pollution radioactive atteigne Fukushima Dai Ni et empêche la sauvegarde des quatre réacteurs de cette centrale. Il exprime son désespoir et son fatalisme. L’échec de toutes les solutions imaginées lui fait craindre le pire et il attend passivement une issue. Il dit qu’il se voit déjà mort et commence à préparer l’évacuation de la centrale nucléaire, sans en informer ses travailleurs. La résignation et le fatalisme correspondent à des stratégies de coping centrées sur l’émotion. Comme indiqué précédemment100 (cf. section

2.2), celles-ci sont souvent utilisées en cas d’évaluation d’une situation vécue comme une perte, autrement dit le préjudice est déjà subi par l’individu (McCrae, 1984).

La relation de Yoshida avec les acteurs de la gestion de l’accident est très conflictuelle. D’une part, il essaie de rassurer les travailleurs, de s’assurer de leurs conditions physiques et mentales et reconnaît la difficulté de l’épreuve qu’ils vivent. Il considère également que leur sort est prioritaire lors de la gestion de la crise. Cela ne l’empêche pourtant pas de les prendre violemment à partie quand il perd son sang-froid. D’autre part, la fracture avec les acteurs externes semble être totale. Que ce soit le siège, le Gouvernement – et notamment le Premier ministre Naoto Kan – ou le directeur de la NSC Haruki Maradame, il les considère tous comme des sources de perturbation. L’aide qu’il demande n’arrive pas ou est inefficace sur le site de la centrale. Les injonctions du siège et des autorités l’insupportent et l’empêchent de se consacrer entièrement au terrain. Même quand leurs observations sont judicieuses, Yoshida trouve ses interlocuteurs excessifs. Il ne supporte particulièrement pas les remarques sur la lenteur ou l’inefficacité des travailleurs, alors que ces derniers se démènent dans des conditions très difficiles.

Parmi les acteurs extérieurs, le conseiller du Premier ministre Gōshi Hosono101 est

l’interlocuteur privilégié de Yoshida. Celui-ci se montre compréhensif, calme et patient avec le

100 Une situation stressante est évaluée cognitivement selon les effets qu’elle peut produire (Lazarus, 1966). La

littérature distingue trois types d’évaluations primaires : le défi, la menace et la perte (Lazarus and Folkman, 1984).

101 Hosono fait partie des conseillers de Naoto Kan dès le début de la crise. Mais progressivement, son rôle s’accroît

et il devient un acteur central dans la gestion de l’accident. Il est nommé ministre en charge du désastre nucléaire. Pour une analyse plus détaillée du rôle de Hosono et de sa relation avec Yoshida, se référer aux travaux de thèse conduits par Yuki Kobayashi, doctorant au CRC depuis octobre 2016. Ceux-ci portent sur le rôle joué par les

125 directeur, reconnait la difficulté de la situation sur le terrain et tente d’encourager le collectif. Yoshida se tourne vers lui durant cette période pour toute demande particulière, quitte à contourner le circuit prévu officiellement.

Yoshida demande enfin aux commissaires de l’aider, de « venger » les personnes présentes à Fukushima Dai Ichi du tort causé par les allégations désobligeantes formulées par les acteurs externes. Il évoque de plus la difficulté éprouvée pour raconter cet épisode, qu’il associe à un souvenir traumatisant.

Les deux séquences partagent un certain nombre de points communs. Dans les deux cas, les conditions d’intervention sur les réacteurs sont précaires. L’incertitude sur l’état des réacteurs et des systèmes de secours et le manque de ressources limitent la capacité d’action sur les différentes tranches.

Néanmoins, la gravité de ces caractéristiques diffère d’un cas à l’autre. En effet, après l’explosion du réacteur 3, il fallait composer avec une radioactivité plus élevée, un terrain davantage jonché de débris et un matériel de moins en moins fiable. La fatigue psychologique s’est également accrue chez le directeur qui, en plus de la durée de l’accident et de l’importance du stress, a dû endurer l’explosion de deux bâtiments réacteurs et voir les efforts du collectif échouer.

Dans la séquence Tsunami, la situation est entièrement inattendue. Le choc occasionné par l’ampleur des vagues sidère tout le monde. Mais dès que Yoshida apprend qu’il a quelques heures devant lui102, il a le temps d’imaginer des solutions pour faire face aux défaillances

matérielles. Le directeur anticipe les scénarios possibles et demande de préparer le terrain pour effectuer des manœuvres rapidement en cas d’urgence. Il met en place des stratégies vigilantes et concentre toute son attention sur le problème.

Dans la séquence Réacteur 2, Yoshida est préparé à la défaillance du RCIC du réacteur103.

Il prévoit même des lignes d’injection d’eau pour le remplacer, mais elles sont détruites lors de l’explosion du réacteur 3. Toutes les solutions que le collectif imagine sont inefficaces et l’état du réacteur devient très préoccupant.

Yoshida fait de l’action sur les réacteurs une obsession. Mais quand la pression du réacteur 2 demeure élevée malgré l’ouverture de la vanne, la menace de la destruction devient immédiate. Il tente d’organiser l’évacuation de la centrale pour préserver la majorité du personnel. Mais, il sait que lui et un minimum d’opérateurs doivent rester sur le site notamment pour assurer le pilotage des réacteurs et effectuer des manœuvres de réhabilitation. Le directeur

leaders politiques et opérationnels dans la gestion de l’accident de Fukushima Dai Ichi entre le 11 et le 15 mars 2011.

102 Lorsque Yoshida apprend que les systèmes de refroidissement de secours ont pris le relai pour tous les réacteurs,

il est soulagé. Cela lui laisse le temps de réfléchir à des solutions pour anticiper leur dysfonctionnement futur.

126 commence à sombrer et des pensées morbides occupent son esprit. Il s’attend au pire et ses efforts de coping ne sont plus dirigés vers le problème. Il se prépare psychologiquement à ce qu’il considère comme une œuvre du destin, à laquelle il ne peut pas échapper.

Dès lors, cette analyse nous montre qu’un coping centré sur le problème a été utilisé dès que le directeur et ses équipes ont eu un peu de marge, notamment temporelle, pour imaginer des solutions. Devant l’imminence de la catastrophe et l’absence d’alternative, ce dernier se réfugie dans des considérations mystiques et se prépare à périr. Les variables à considérer ici semblent être la temporalité de la menace et son importance, sans oublier l’état psychologique du directeur, fatigué par des jours très intenses et livré à lui-même.

D’autre part, la recherche d’un soutien social est prépondérante dans les deux séquences. Ainsi, l’expérience partagée au sein de Fukushima Dai Ichi a forgé un collectif fort dans lequel s’inscrit Yoshida. Les efforts des travailleurs sont valorisés dans son récit et la confiance en eux est exprimée à plusieurs reprises. Le directeur confie à ses troupes des opérations difficiles à mener, et loue leur loyauté, leur ingéniosité et leur expérience. Malgré quelques occasions où il se montre sévère, voire violent envers eux, il se place comme un chef paternel et rassurant, conscient de leurs efforts et de leurs sacrifices (Portelli and Guarnieri, 2016).

Depuis le 11 mars, Yoshida ne cesse de demander de l’aide extérieure, qu’il s’agisse d’un approvisionnement matériel ou d’un appui en personnel. Mais lorsque les événements se dégradent, le contact avec l’extérieur devient nuisible, en partie du fait de la mise en cause des travailleurs. La seule exception réside en la personne de Hosono, qui se montre compatissant, compréhensif et qui prend la mesure de la situation à Fukushima Dai Ichi.

Durant les jours suivant le tsunami, Yoshida vit des expériences très éprouvantes. D’abord secoué par l’arrivée des vagues les plus importantes, il arrive à se ressaisir et à coordonner les tâches sur le terrain. Il anticipe les menaces et met en place des solutions alternatives pour contourner le manque de ressources à disposition. Il cherche à tout prix à agir sur les réacteurs, qui présentent un danger certain pour son intégrité et celle du Japon. Mais cela ne suffit pas et le directeur se retrouve dans une situation où, dépourvu de toute solution, il abandonne son sort au destin. Il essaie de rester calme et pense à évacuer les travailleurs pour leur éviter une contamination qu’il estime inéluctable.

L’épisode du réacteur 2 dépeint une situation particulièrement violente. Yoshida raconte son expérience face à une mort qu’il pense certaine et répète ses pensées morbides à plusieurs reprises. Le seul fait de s’en souvenir semble l’affecter et il décrit lui-même le traumatisme comme toujours présent. D’autre part, il demande aux commissaires de venger le collectif, qui a été importuné et brimé par les acteurs externes.

La section précédente présente l’analyse de deux séquences de l’accident, dans lequel on observe le coping du directeur de la centrale dans des situations exigeantes mais très différentes. Cette analyse nous conduit à nous interroger sur les motivations qui poussent Yoshida à

127 s’épancher sur ses états psychiques sans que cela lui soit demandé par l’ICANPS. Nous essayons donc de prendre du recul par rapport à son récit de vie, en nous interrogeant sur sa fonction pour le directeur et sur sa relation avec le coping.