La régularité des énoncés ne s’oppose pas à l’irrégularité des énoncés. Autrement dit, la
première ne pousse pas à ses marges la seconde, énoncés déviants ou infâmes. Cette
régularité n’indique donc pas quelque chose comme le chiffre moyen statistique pour
des phénomènes donnés. Elle désigne pour tout énoncé, épistémologiquement vrai, faux
ou infâme, l’ensemble des conditions d’existence. Dans cette mesure, tout énoncé a
rapport à quelque régularité. Même les énoncés qu’on considère d’ordinaire
« irréguliers » ne sont pas exceptionnels. Eux aussi sont toujours liés à quelque
régularité, qu’il s’agisse d’une régularité identique à ou différente de celle qui détermine
des énoncés qu’on considère alors comme « réguliers ». Au fond, dans le domaine de
l’énoncé, il n’y a pas d’irrégularité au sens propre du terme. C’est pourquoi, en dehors
d’une régularité donnée, il n’y a jamais son irrégularité, mais seulement d’autres
régularités. En ce sens, on pourrait dire que la régularité n’a pas son contraire, ce qui
n’exprime au fond autre chose que le fait que la vérité ontologique n’a pas son contraire.
C’est ainsi que la vérité ontologique est régulière, non dichotomique, et donc elle n’a
pas son contraire. Autrefois, Georges Canguilhem, philosophe de la norme, a parlé de
Foucault ainsi : « il n’y a pas, aujourd’hui, de philosophie moins normative que celle de
Foucault, plus étrangère à la distinction du normal et du pathologique »
139. Maintenant,
nous pourrions davantage en parler ainsi : « il n’y aurait pas, à l’époque contemporaine,
de philosophie moins apophantique que celle de Foucault, plus étrangère à la distinction
du vrai et du faux ».
Cependant, même si, dans le modèle de l’existence sur le langage, il s’agit de
cette vérité ontologique, cela ne signifie pas nécessairement qu’il ne faut là plus
nullement tenir compte de la vérité épistémologique. C’est que, à partir de la vérité
ontologique, il faudrait reprendre la vérité épistémologique : à partir des régularités des
vérités ontologiques, il faudrait reprendre des polarités vrai/faux des vérités
épistémologiques. Autrement dit, on devrait examiner comment ces régularités
déterminent des polarités vrai/faux, les distribuent et les mettent en jeu dans le domaine
de l’énoncé. La polarité vrai/faux n’est donc plus le grand principe transcendant à
138Ibid., p. 188.
l’histoire, mais un simple élément immanent à elle. C’est pourquoi, de fait, Foucault
essaie de reprendre la polarité originaire vrai/faux comme « partage historiquement
constitué » entre le vrai et le faux
140. Selon lui, après l’époque des poètes en Grèce
antique mentionnés plus haut, il est advenu le « grand partage platonicien »
141, partage
jamais originaire mais proprement historique entre le vrai et le faux, qu’ont suivi une
série d’autres partages jamais transcendentalement ou empiriquement historiques mais
proprement historiques tout au long de l’histoire ultérieure jusqu’à nos jours. Cet essai
foucaldien de reprise sera approfondi petit à petit par la suite dans la problématique du
pouvoir. Bref, Foucault met en question, par-delà la polarité vrai/faux, des polarités
vrai/faux, comme Canguilhem met en question, par-delà la « norme »
normal/pathologique, des « normes » normal/pathologique. C’est ainsi que, dans le
modèle de l’existence, on doit reprendre la polarité originaire vrai/faux, qui rendrait
possible le savoir, comme des polarités historiques vrai/faux, que le savoir rend
possibles, car la polarité vrai/faux ne détermine plus la régularité des énoncés, mais
inversement. En conséquence, parallèlement à cette reprise de la polarité vrai/faux ou,
au fond, originaire/empirique du langage, il faudrait probablement reprendre une série
d’autres polarités concernées : la polarité scientifique/empirique de l’Objet, la polarité
transcendantal/empirique du Sujet, la polarité idéal/empirique du Concept et la polarité
fondamental/empirique du Sens. Dans le modèle de la signification, comme nous
l’avons vu, si l’activité de connaissance réussit à connaître la vérité par le langage, alors
on passe du langage empirique au langage originaire. A ce moment-là, on passe
également de l’objet empirique à l’objet scientifique, du sujet empirique au sujet
transcendantal et ainsi de suite. Bref, le passage du langage peut s’accompagner des
quatre autres passages parallèles. Autrement dit, la polarité originaire/empirique du
langage détermine les quatre autres polarités originaire/empirique de l’Objet, du Sujet,
du Concept et du Sens. C’est pourquoi Foucault explique que, dans cette perspective,
« on ne peut décrire [au fond] qu’un seul partage historique dont on reconduit sans cesse
le modèle tout au long des temps, et pour n’importe quelle forme de savoir : le partage
entre ce qui n’est pas encore scientifique et ce qui l’est définitivement »
142. Ce seul
partage historique, ce ne serait évidemment pas une polarité proprement historique,
140 Cf. L’ordre du discours, p. 15-19, 64-65.
141Ibid., p. 19
mais la polarité historico-transcendantale du langage. Or, maintenant qu’on a déjà repris
cette seule polarité originaire du langage comme diverses polarités historiques, il
faudrait reprendre, dans le domaine de l’énoncé, aussi les quatre autres polarités,
partages ou passages. Là, il n’y aurait plus le passage de l’objet empirique à l’objet
scientifique, mais des passages d’objets empiriques à des objets scientifiques. Ces
passages ne signifieraient au fond autre chose que ce que Foucault a prévu de mettre en
question comme « seuils de scientificité »
143. Ils seraient pertinents en particulier pour
des énoncés des sciences naturelles telles que la physique ou la chimie. Et il n’y aurait
plus le passage du sujet empirique au sujet transcendantal, mais des passages de sujets
empiriques à des sujets transcendantaux ou originaires. Ces passages ne signifieraient
au fond autre chose que ce que Foucault a prévu de mettre en question comme « seuils
d’épistémologisation »
144. Ils seraient pertinents en particulier pour des énoncés des
sciences de l’homme telles que la philologie, la biologie ou l’économie politique. De
plus, il n’y aurait plus le passage du concept empirique au concept idéal, mais des
passages de concepts empiriques à des concepts idéaux. Ces passages ne signifieraient
au fond autre chose que ce que Foucault a prévu de mettre en question comme « seuils
de la formalisation »
145. Ils seraient pertinents en particulier pour des énoncés des
analyses formelles telles que les mathématiques ou la linguistique. Enfin, il n’y aurait
plus le passage du sens empirique au sens fondamental, mais des passages de sens
empiriques à des sens fondamentaux. Ces passages ne signifieraient au fond autre chose
que ce que Foucault a prévu de mettre en question comme « seuils de positivités »
146. Ils
seraient pertinents en particulier pour des énoncés des sciences humaines telles que la
psychologie ou la sociologie. En somme, il y aurait des polarités scientifique/empirique
de l’objet énonciatif, des polarités transcendantal/empirique du sujet énonciatif, des
polarités idéal/empirique du concept énonciatif et des polarités fondamental/empirique
du sens énonciatif. Autrement dit, dans le domaine de l’énoncé se dispersent des seuils
de scientificité, ceux d’épistémologisation, ceux de la formalisation et ceux de positivité.
Ces polarités historiques des quatre éléments ne sont évidemment plus déterminées par
la polarité originaire vrai/faux du langage, mais par des polarités historiques vrai/faux
du langage. Et ce sont seulement les régularités des énoncés qui les déterminent, les
143 Cf. ibid., p. 244. 144 Cf. ibid., p. 243-244. 145 Cf. ibid., p. 244. 146 Cf. ibid., p. 243.
distribuent et les mettent en jeu dans le domaine de l’énoncé, de sorte que se dessinent
là diverses polarités historiques vrai/faux du langage. Il y a donc des entrecroisements
trop compliqués de trop diverses polarités historiques. C’est ainsi qu’on doit reprendre
les quatre polarités originaires de l’Objet, du Sujet, du Concept et du Sens comme
diverses polarités historiques de l’objet énonciatif, du sujet énonciatif, du concept
énonciatif et du sens énonciatif. En somme, on peut reprendre à partir des régularités
des énoncés non seulement la polarité originaire du langage comme des polarités
historiques, mais aussi les polarités originaires des quatre éléments en majuscule
comme des polarités historiques des quatre éléments en minuscule. Autrement dit, on
peut reprendre à partir de la régularité de la vérité ontologique la polarité de la vérité
épistémologique. Voilà pourquoi, du point de vue de la vérité ontologique aussi, il faut
tenir autrement compte de la vérité épistémologique.
En somme, dans le modèle de l’existence sur le langage, il ne s’agit plus de la
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Pour une philosophie de la subjectivation. Etude sur Michel Foucault
(Page 159-162)