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Cependant, il nous semble que Foucault donne au concept de savoir une autre valeur plus élémentaire, car il l’utilise pour indiquer non seulement un système des

discours, mais aussi, parfois, simplement un discours ou un énoncé. Cela signifierait

que le concept de savoir joue aussi le rôle de nom général pour tous les langages, soit

l’énoncé, soit le discours, soit le savoir au sens étroit : bref, il indique toutes les

existences des langages. C’est donc par le concept de savoir, et non par celui de

discours ni par celui d’énoncé, que Foucault caractérise volontiers la première

problématique de ses recherches. Or, s’il relève ainsi le concept de savoir, ce serait que

celui-ci peut bien s’opposer à un concept privilégié de la philosophie traditionnelle,

c’est-à-dire la « connaissance ». De fait, c’est pour mieux critiquer le second que

Foucault recourt au premier, en disant ainsi : « le savoir n’est pas une somme de

connaissance »

36

; « le savoir ne s’analyse pas en termes de connaissances »

37

; « ce que

l’archéologie du savoir met hors circuit, […] c’est […] le thème général de la

“connaissance” »

38

; « au lieu de parcourir l’axe conscience-connaissance-science […],

l’archéologie parcourt l’axe pratique discursive-savoir-science. Et alors que l’histoire

des idées [qui s’appuie sur la philosophie traditionnelle] trouve le point d’équilibre de

son analyse dans l’élément de la connaissance […], l’archéologie trouve le point

d’équilibre de son analyse dans le savoir »

39

. C’est-à-dire que Foucault ne tâche plus de

se fonder sur la « théorie de la connaissance », qui oblige à sous-estimer des savoirs

comme ses simples cas particuliers, mais, tout au contraire, de s’adresser aux

« événements du savoir », qui permettent de reprendre la connaissance comme leur

simple effet

40

. La raison de cette opposition serait déjà claire. Comme on l’a vu dans le

chapitre précédent, la connaissance est liée au modèle de la signification, selon lequel le

Sujet doit connaître l’Objet sous le Concept et sur le Sens. Là, il s’agit donc de fonder

cette activité de connaissance pour accéder à sa vérité. En revanche, le savoir est lié au

modèle de l’existence, selon lequel un énoncé déploie dans son existence son objet, son

sujet, son concept et son sens. Là, il ne s’agit plus de rien fonder, puisque, en deçà de

36 « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », DE I, p. 723.

37

Ibid.

38 Ibid. p. 730.

39L’archéologie du savoir, p. 239.

toutes les fondations, on met en question l’existence même de l’énoncé ou du savoir.

Bref, tandis que la connaissance est produite par l’Objet, le Sujet, le Concept et le Sens,

le savoir produit en lui-même son objet, son sujet, son concept et son sens ; tandis que,

dans la connaissance, il s’agit de la possibilité de sa vérité, dans le savoir, il s’agit de

son existence même. A ce propos, comme nous le verrons plus bas, Foucault reprendrait

ladite opposition des deux concepts dans la problématique du pouvoir aussi : alors que

la connaissance se fonderait sur le « désir de connaître », le savoir s’appuierait sur la

« volonté de savoir ». C’est ainsi que le concept de savoir peut bien s’opposer à celui de

connaissance, ce qui permet à Foucault d’accentuer le contraste entre sa pensée et la

philosophie traditionnelle. Voilà pourquoi Foucault admet au concept de savoir cette

autre valeur élémentaire. En définitive, ce concept-clé peut signifier tantôt simplement

le système de discours, tantôt toutes les existences des langages y compris des énoncés,

des discours et des savoirs au sens étroit.

En somme, il y a, dans le domaine énonciatif, des énoncés, des discours et des

savoirs, qui sont, tous les trois, déterminés par la règle historique en tant que condition

historique d’existence ou a priori historique. Et on peut les exprimer généralement par

le seul mot « savoir ». Ainsi, le système du savoir, qu’il a fallu préciser ici, pourrait

signifier au fond tous les systèmes formés par les énoncés. Or, pour analyser ce système

du savoir, Foucault précise une modalité d’analyse. C’est là l’« archéologie »

41

. Comme

nous en avons un peu parlé dans le chapitre précédent, cette archéologie ne s’inscrit plus

dans la tradition de la philosophie transcendantale comme avant le tournant ontologique

foucaldien : elle s’éloigne déjà de toutes les implications historico-transcendantales.

Ainsi, elle ne consiste plus dans des recherches sur l’archè comme l’archéologie chez

Kant ou Husserl, car Foucault ne reconnaît plus de telle origine dans l’histoire. Elle

consiste en des recherches sur l’« archive », car notre auteur n’y trouve plus que des

matériaux historiques comme savoir. Il irait donc sans dire que cette « archive » au

singulier n’est pas identique aux « archives » au pluriel qu’on utilise d’ordinaire. De fait,

Foucault précise : « par ce terme, je n’entends pas la somme de tous les textes qu’une

culture a gardés par-devers elle comme documents de son propre passé, ou comme

témoignage de son identité maintenue ; je n’entends pas non plus les institutions qui,

41

Cf. « Sur les façons d’écrire l’histoire », DE I, p. 595 ; « Réponse à une question », DE I, p. 680-683 ; « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », DE I, p. 708 ; « Michel Foucault explique son dernier livre », DE I, p. 772 ; « La naissance d’un monde », DE I, p. 786-787 ; « Dialogue sur le pouvoir », DE III, p. 468-469.

dans une société donnée, permettent d’enregistrer et de conserver les discours dont on

veut garder la mémoire et maintenir la libre disposition »

42

; « par ce mot, je n’entends

pas la masse des textes qui ont pu être recueillis à une époque donnée, ou conservés de

cette époque à travers les avatars de l’effacement. J’entends l’ensemble des règles qui, à

une époque donnée et pour une société déterminée, définissent [divers énoncés] »

43

.

C’est pourquoi l’archive ne signifie pas les archives au sens ordinaires, mais plutôt le

savoir lui-même. Par conséquent, bien sûr, elle se distingue également de quelque chose

comme l’« espace littéraire » chez Blanchot

44

, même si elle s’en est plus ou moins

inspirée au début. Car, comme nous l’avons vu, l’espace littéraire exprime encore une

sorte d’origine impersonnelle : elle est un endroit duquel toutes les œuvres littéraires

devraient venir et auquel elles devraient retourner, et un lieu où tous les auteurs

devraient mourir et où toutes les significations devraient être calcinées. Foucault

l’explique : « cet endroit assez imposant de la bibliothèque où les œuvres littéraires

arrivent les unes après les autres pour être engrangées, ce lieu qui paraît être un musée

conservant à la perfection les trésors les plus précieux du langage, ce lieu-là est, en fait,

un foyer d’incendie éternel »

45

. C’est bien dans cette source du feu ou, pour reprendre le

titre d’un autre livre de Blanchot, cette « part du feu »

46

que toutes les œuvres littéraires

devraient être brûlées, de sorte qu’il ne devrait y avoir que des murmures obstinés du

langage premier. Là, il s’agit, au fond, d’une origine impersonnelle. Voilà pourquoi

l’archive ne signifie pas non plus l’espace littéraire de Blanchot. Par conséquent, elle se

distingue, bien plus, de ce que Foucault appelle la « bibliothèque » de Flaubert

47

ou le

« musée » de Manet

48

, même s’il les a appréciés au début. Car ces emblèmes peuvent

être considérés, pour Foucault, comme des précurseurs de l’espace littéraire. De fait, la

bibliothèque de Flaubert serait un endroit duquel toutes les écritures devraient venir et

auquel elles devraient retourner, et un lieu où elles devraient être incendiées, de sorte

qu’il ne devrait y avoir que le « murmure indéfini de l’écrit »

49

. Le musée de Manet

serait un endroit duquel toutes les peintures devraient venir et auquel elles devraient

42L’archéologie du savoir, p. 169-170.

43

« Réponse à une question », DE I, p. 681.

44 Cf. « Sur les façons d’écrire l’histoire », DE I, p. 593 ; « Folie, littérature, société », DE II, p. 123-126.

45 Ibid., p. 123.

46

M. Blanchot, La part du feu, Gallimard, 1949. Cf. « Folie, littérature, société », DE II, p. 123.

47 Cf. « (Sans titre) » (alias « Un “fantastique” de bibliothèque »), DE I.

48 Cf. ibid., p. 298-299.

retourner, et un lieu où elles devraient être enflammées, de sorte qu’il ne devrait y avoir

que la « grande surface quadrillée de la peinture »

50

. Là encore, il s’agirait, au fond,

d’une origine impersonnelle. Voilà pourquoi l’archive ne signifie pas non plus la

bibliothèque de Flaubert ou le musée de Manet. Bref, elle n’est ni les simples archives

ni la bibliothèque ni le musée, mais le savoir. C’est bien cette archive qu’analyse

l’archéologie foucaldienne. C’est pourquoi celle-ci n’est plus recherche sur l’archè

comme origine, mais sur l’archive comme savoir ; autrement dit, non pas l’archéologie

transcendantale d’avant le tournant ontologique, mais l’archéologie effective d’après

celui-là : l’histoire ne progresse plus métaphysiquement de son archè à la fin, mais se

disperse effectivement en tant qu’archive. Bref, il ne s’agit plus de l’archéologie

épistémologique, mais de l’archéologie ontologique. En conséquence, nous pouvons à

présent prendre quelque distance avec une interprétation assez influente de

l’archéologie foucaldienne, c’est-à-dire la thèse de H. Dreyfus & P. Rabinow. Dans leur

livre classique sur Foucault, ils font remarquer « l’échec méthodologique de

l’archéologie »

51

. Car, comme nous l’avons mentionné, ils pensent que l’archéologie

reste encore captive du savoir moderne, c’est-à-dire l’analytique de la finitude

accompagnée de trois doublets anthropologiques. Il nous semble que cette interprétation

n’est pas toujours correcte, et ce car elle ne distingue pas deux archéologies chez

Foucault. Quant à la première archéologie, cette interprétation n’aurait pas tort. Comme

nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la première archéologie relève encore de la

problématique du savoir moderne. Dans son parcours autodestructeur, elle part de cette

problématique-là pour la détruire. Dans cette mesure, il est juste que Dreyfus &

Rabinow caractérise l’archéologie comme « la phénoménologie finissant toutes les

phénoménologies ». On pourrait dire donc, dans un sens, qu’il s’agit là de l’échec

méthodologique de l’archéologie, seulement cet échec est inévitable, nécessaire et fatal

pour la démarche autodestructrice à ce point qu’il peut valoir paradoxalement un succès.

Quant à la seconde archéologie, l’interprétation de Dreyfus & Rabinow n’aurait plus

raison. Comme nous l’avons examiné dans le présent chapitre, la seconde archéologie

ne relève plus de la problématique du savoir moderne, mais d’une autre. Ainsi, si

Dreyfus & Rabinow reconnaissent quelques caractères du savoir moderne dans cette

nouvelle archéologie foucaldienne, c’est, nous semble-t-il, que c’est non pas cette

50 Ibid.

archéologie mais plutôt leur point de vue lui-même qui reste encore captif de ce savoir

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