Elle n’est pas celle des conditions transcendantales dans lesquelles le sujet
transcendantal connaît l’objet scientifique. Elle n’est pas non plus celle des conditions
empiriques dans lesquelles un sujet empirique connaît un objet empirique. Bref, il s’agit
de l’a priori historique de la relation ontologique entre le sujet et l’objet du savoir, non
pas de l’a priori formel ou de l’a posteriori matériel de la relation épistémologique
entre le Sujet et l’Objet. Donc, la question est, d’un côté, de déterminer comment le
sujet du savoir est formé : le mode de subjectivation. De l’autre, elle est de déterminer
comment l’objet du savoir est formé : le mode d’objectivation. Bref, il s’agit de
déterminer la double fonction de subjectivation et d’objectivation. C’est ainsi que
Foucault caractérise ses recherches comme l’analyse de l’a priori historique de la
relation ontologique dans laquelle le sujet et l’objet du savoir sont réciproquement
formés au nom de la subjectivation et de l’objectivation. Il est donc déjà tout à fait
évident que la subjectivation et l’objectivation sont la formation réciproque du sujet et
de l’objet. C’est ainsi que, dans la relation ontologique, le sujet et l’objet sont
réciproquement formés au nom de la subjectivation-objectivation.
En somme, le sujet et l’objet du savoir sont, tous les deux, non pas substances
mais formations. Ils ont entre eux non pas une relation épistémologique mais une
relation ontologique, qui a pour caractère principal non pas la légitimité mais l’entière
positivité. Là, il s’agit de la double fonction de subjectivation et d’objectivation pour
former réciproquement le sujet et l’objet du savoir. Nous voilà devant la nouvelle
pensée de notre existence. Or, comme nous l’avons vu, par le mot « subjectivation », on
entend la fonction de former le sujet du savoir. Mais, dans un sens plus large, on
pourrait entendre la double fonction de former le sujet et l’objet du savoir, parce que
Foucault met en question surtout le cas où le sujet et l’objet sont, tous les deux, des
êtres humains, nos existences. Là, la subjectivation pourrait signifier non seulement, au
sens étroit, la formation du sujet, mais aussi, au sens large, celle de l’objet comme être
humain. C’est la raison pour laquelle Foucault pourrait affirmer écrire « une histoire des
différents modes de subjectivation de l’être humain », en analysant des « modes
d’objectivation qui transforment les êtres humains en sujets »
180. On pourrait donc
indiquer, par le seul mot de « subjectivation », la double fonction de subjectivation et
d’objectivation toute entière. Voilà la subjectivation dans le domaine du savoir. Pour
préciser ce domaine, autrefois, Foucault a opposé à la logique traditionnelle une autre :
ce n’est plus une logique syllogistique, mais plutôt une logique sophistique, « une
logique du discours »
181. C’est bien dans cette nouvelle logique qu’il s’agit de ladite
subjectivation. C’est ainsi que nous avons pu mettre en lumière quelle est notre
existence dans le système du savoir : la logique de la subjectivation.
*
Cependant, on peut quand même poser une question : celle de la perpétuité de la
subjectivation dans le domaine du savoir. Comme nous l’avons vu, il y a dans l’histoire
beaucoup de savoirs. Ceux-ci n’arrivent pas finalement à s’assembler dans une seule et
même modalité, mais plutôt continuent perpétuellement à se disperser sous des
modalités différentes. Parallèlement à cela, leurs subjectivations, non plus, n’arrivent
180Cf. “The Subject and Power”, appendice, trad. L. Sawyer, in H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., p. 208-209 (« Le sujet et le pouvoir », DE IV, p. 222-223). Cet article de Foucault a été publié, pour la première fois, par Dreyfus et Rabinow comme un appendice de leur livre. Foucault en a écrit la première partie en anglais, mais la seconde en français, qui a été traduite par L. Sawyer. Ainsi, pour la première partie de l’article, nous nous référons au texte en anglais, et, pour la seconde, au texte en français.
pas finalement à s’assembler dans une seule et même modalité, mais plutôt continuent
perpétuellement à se disperser sous des modalités différentes. Mais, en réalité, la
nécessité de cette perspective ne serait pas encore suffisamment évidente. Certes, il ne
s’agit plus de l’histoire téléologique de la raison. Dans cette mesure, l’histoire du savoir
ne se développe plus téléologiquement de l’origine à la fin. Mais, cela ne signifie pas
nécessairement qu’elle n’a ni origine ni fin pour tous les sens. Cela signifie simplement
qu’elle n’a ni origine ni fin au sens historico-transcendantal. Autrement dit, cela indique
seulement la nécessité qu’elle se déploie hors du thème historico-transcendantal. Ainsi,
il resterait toujours des possibilités qu’elle se déploie de l’origine à la fin hors de ce
thème. Du point de vue théorique, on ne pourrait pas encore parfaitement nier de telles
possibilités, même si, du point de vue pratique, on ne pourrait pas ne pas affirmer de
faits que l’histoire du savoir se déploierait indéfiniment : si indéfinie qu’elle nous
semble, cette histoire pourrait, au-delà de notre compréhension définie, arriver
finalement à une autre fin qu’au sens historico-transcendantal. Ainsi, il se peut encore
que les savoirs finissent, d’une manière quelconque, par s’assembler dans une seule et
même modalité : on pourrait atteindre le savoir ultime à la fin de l’histoire. De même, il
se peut encore que leurs subjectivations finissent, d’une manière quelconque, par
s’assembler dans une seule et même modalité : on pourrait atteindre la subjectivation
ultime à la fin de l’histoire. Ce serait, pour ainsi dire, la substantialisation. Par celle-ci,
le sujet serait formé d’une manière définitive, de sorte qu’il ferait de sa propre
formation une substance, comme s’il s’agissait, de nouveau, du Sujet. Bref, le règne de
l’Etre adviendrait d’une autre manière que dans l’histoire téléologique de la raison.
C’est ainsi que les subjectivations du savoir pourraient encore ne pas continuer
perpétuellement à se disperser sous des modalités différentes. Cependant, les livres
foucaldiens ne prévoient pas du tout une telle possibilité théorique. Pourquoi la
subjectivation du savoir, plutôt, continue-t-elle perpétuellement ? En réalité, Foucault
laisse de côté cette question importante sur la perpétuité de la subjectivation du savoir.
Il n’y en a donc pas sa réponse patente dans ses textes. Néanmoins, il nous semble que,
si l’on examine attentivement ces textes, on peut en dégager une réponse latente : si la
subjectivation continue perpétuellement, c’est qu’il y a dans l’histoire toujours ce qui se
refuse à tout savoir donné et donc aussi à sa subjectivation. Ce serait ce qu’on peut
appeler la « désubjectivation » ou, sans doute mieux, la « contre-subjectivation ». Bien
évidemment, Foucault ne traite pas de cette contre-subjectivation du savoir en tant que
telle. Cependant, il nous semble qu’une série de textes foucaldiens est, par sa nécessité
théorique, toujours forcée à faire certaines allusions à cette contre-subjectivation-là : en
réalité, la « folie ».
La folie, c’est la seule possibilité de se refuser à toute subjectivation donnée
dans le domaine du savoir. Quant à cette notion, il y a cependant une équivocité
enchevêtrée chez Foucault. Il faut donc, d’abord, la démêler distinctement pour parvenir
exactement à la folie en tant que contre-subjectivation. Avant le tournant ontologique, il
nous semble qu’il y a généralement eu deux sortes de folies dans les textes foucaldiens.
L’une est la folie plutôt au sens ordinaire : il s’agit de la folie que la raison a connue par
son langage, et qu’elle a rendue par là familière ou ordinaire pour nous. Par exemple,
comme on peut le voir dans l’Histoire de la folie, ce sont des folies comme les maladies
mentales que la société moderne a connues par son langage psychiatrique. Ou bien, ce
sont des folies comme les déraisons que la société classique a connues par son langage
administratif. Voilà la folie ordinaire. L’autre folie, c’est la folie au sens extraordinaire :
il s’agit de la folie que la raison ne peut jamais connaître par son langage, et qui reste
donc toujours étrangère ou extraordinaire pour nous. Comme on peut le voir toujours
dans l’Histoire de la folie, c’est « la folie elle-même, dans sa vivacité, avant toute
capture par le savoir »
182; autrement dit, « la folie libérée et désaliénée, restituée en
quelque sorte à son langage d’origine »
183. Bien sûr, ce n’est autre chose que la folie
originaire déjà mentionnée dans le chapitre précédent. C’est donc de cette folie
extraordinaire que dérivent originairement la raison ainsi que la folie ordinaire connue
par elle : le partage entre la raison et la folie ordinaire a sa « pure origine »
184dans la
folie extraordinaire. Il s’agit ainsi de la folie extraordinaire comme la folie elle-même
ou la folie originaire. C’est pourquoi Foucault est amené à caractériser la folie
extraordinaire comme « l’absence d’œuvre »
185. Celle-ci signifie que, dans la folie
extraordinaire, il n’y a pas d’œuvre faite par la raison, et, par conséquent, qu’il n’y a pas
de connaissance ou de signification exercée par la raison. Ainsi, ce qu’il y a, c’est le
langage sans raison ni connaissance ni signification : comme nous l’avons vu, il s’agit
du « murmure obstiné d’un langage qui parlerait tout seul – sans sujet parlant et sans
182
« Préface [à l’Histoire de la folie] », DE I, p. 164.
183Maladie mentale et psychologie, p. 90. Cf. ibid., p. 89, 104.
184 « Préface [à l’Histoire de la folie] », DE I, p. 163.
interlocuteur, tassé sur lui-même, noué à la gorge, s’effondrant avant d’avoir atteint
toute formulation et retournant sans éclat au silence dont il ne s’est jamais défait »,
c’est-à-dire « racine calcinée du sens »
186. Ce langage n’a donc plus ni d’objet parlé, ni
de sujet parlant, ni de forme distincte, ni de sens clair. Autrement dit, il n’a plus ni
l’Objet, ni le Sujet, ni le Concept, ni le Sens. Il est donc « langage qui, au sens strict, ne
dit rien »
187. Autrement dit, il est langage qui ne vaut plus ni signification ni
connaissance. C’est seulement un tel langage qu’il y a dans la folie extraordinaire. C’est
pourquoi Foucault l’explique : « découverte comme un langage se taisant dans sa
superposition à lui-même, la folie ne manifeste ni ne raconte la naissance d’une œuvre
(ou de quelque chose qui, avec du génie ou de la chance, aurait pu devenir une œuvre) ;
elle désigne la forme vide d’où vient cette œuvre, c’est-à-dire le lieu d’où elle ne cesse
d’être absente, où jamais on ne la trouvera parce qu’elle ne s’y est jamais trouvée. Là en
cette région pâle, sous cette cache essentielle, se dévoile l’incompatibilité gémellaire de
l’œuvre et de la folie ; c’est le point aveugle de leur possibilité à chacune et de leur
exclusion mutuelle »
188. Voilà l’absence d’œuvre qu’est la folie extraordinaire. C’est
ainsi que, avant le tournant ontologique, il y a les deux sortes de folies, au sens ordinaire
et au sens extraordinaire, qui sont la folie connue par la raison et la folie elle-même
jamais connue par elle : bref, la folie dérivée et la folie originaire. Seulement, comme
nous l’avons vu dans le chapitre précédent, cette folie originaire n’est au fond qu’une
illusion. Foucault l’affirme catégoriquement : « c’est illusion de croire que la folie – ou
la délinquance, ou le crime – nous parle à partir d’une extériorité absolue »
189,
c’est-à-dire à partir d’une origine. La folie originaire n’est autre chose qu’une grande chimère
qu’on constitue à partir du régime de la folie ordinaire et de la raison. Elle ressemble
donc au « Sophiste », non pas en minuscule, car, selon Foucault, le « Sophiste » n’est au
fond autre chose qu’un « symbole » de l’extérieur absolu qu’on a constitué à partir de la
philosophie procédant au partage entre le vrai et le faux
190. Dans cette mesure, on
pourrait dire qu’il s’agit de la « Folie » comme la folie extraordinaire. Ainsi, dès lors
que cette folie originaire n’est qu’une illusion, la folie dérivée aussi ne devrait être
nécessairement qu’une illusion. Il s’agit au fond des deux folies illusoires d’avant le
186 « Préface [à l’Histoire de la folie] », DE I, p. 163.
187
« La folie, l’absence d’œuvre », DE I, p. 418.
188 Ibid., p. 419.
189 « L’extension sociale de la norme », DE III, p. 77.