chose. En résumé, le langage est une existence, qu’on peut appeler « énoncé », et qui a
pour trois caractères de concerner l’événement, la pratique et la chose. Nous avons donc
pu expliciter le langage et ses caractères principaux dans le modèle de l’existence. Ainsi,
il faut ensuite expliciter le mécanisme principal du langage. Là, il s’agirait de quatre
éléments principaux correspondant aux quatre éléments généraux dans le modèle de la
signification : l’objet énonciatif, le sujet énonciatif, le concept énonciatif et le sens
énonciatif. Nous allons ci-dessous examiner ces quatre éléments un par un.
Le premier élément, c’est l’« objet énonciatif ». Celui-ci est une cible du langage
ou de l’énoncé. Alors que, dans le modèle de la signification, le langage a pour fin
l’Objet, dans celui de l’existence, l’énoncé a pour fin l’objet énonciatif. Dans ce dernier
modèle, comme nous l’avons vu, il a fallu s’affranchir de l’Objet. Ainsi, le langage a
existé en lui-même sans aucun rapport à l’Objet. Mais, cela ne signifie pas pour autant
que cet énoncé n’a aucune cible. Au contraire, tant qu’il est un énoncé, il peut toujours
avoir pour cible un objet. Celui-ci ne se trouve bien évidemment plus dans la réalité au
delà du langage, puisque cette dernière n’est au fond que de l’ordre de l’Objet dans le
modèle de la signification. Plutôt, cet objet est formé dans l’énoncé même : l’énoncé
184Ibid., p. 162.
forme en lui-même son objet, à savoir l’objet énonciatif. Par conséquent, l’énoncé est
une existence préalable à son objet, alors que celui-ci n’est que son effet. En bref, c’est
l’énoncé même qui rend possible son objet.
Voyons plus concrètement l’objet énonciatif. Bien évidemment, ce corrélat de
l’énoncé se distingue nettement du corrélat linguistique tel que le référent de la
proposition ou le signifié de la phrase. Par exemple, la formulation « La montagne d’or
est en Californie »
186. Le logicien penserait que cette proposition n’a aucun référent à
cause de son contenu imaginaire. Mais, selon Foucault, cette absence de référent pour la
proposition n’entraîne jamais l’absence de corrélat pour l’énoncé ; plutôt c’est « le
corrélat de l’énoncé […] qui permet de dire si la proposition a un référent ou pas »
187.
De fait, si le corrélat de l’énoncé ne concerne ni un manuel de géographie ni un récit de
voyage mais une fiction quelconque, alors on pourrait dire que la proposition a un
référent. L’énoncé a ainsi toujours son corrélat, selon lequel on peut dire si la
proposition a un référent ou pas. Ou bien, par exemple, la formulation « D’incolores
idées vertes dorment furieusement »
188. Le grammairien penserait que cette phrase est
un non-sens et n’a aucun signifié. Mais, selon Foucault, cette absence de signifié pour la
phrase n’entraîne jamais l’absence de corrélat pour l’énoncé ; plutôt, c’est le corrélat de
l’énoncé qui permet de dire si la phrase a un signifié ou pas. De fait, si le corrélat de
l’énoncé ne concerne pas une réalité visible mais le récit d’un rêve, un texte poétique,
un message codé ou la parole d’un drogué, alors on pourrait dire que la phrase a un
signifié. L’énoncé a ainsi toujours son corrélat, selon lequel on peut dire si la phrase a
un signifié ou pas. Par les points mentionnés ci-dessous, Foucault affirme que le
corrélat de l’énoncé a un statut radicalement différent de celui du corrélat linguistique, à
savoir de celui de l’Objet : le corrélat de l’énoncé n’est pas un simple objet parmi
d’autres, mais un lieu même où un tel objet peut apparaître. De fait, Foucault le précise
comme suit : « un énoncé quel qu’il soit, et aussi simple qu’on l’imagine, n’a pas pour
corrélat un individu ou objet singulier qui serait désigné par tel mot de la phrase […].
En revanche, ce qu’on peut définir comme le corrélat de l’énoncé, c’est un ensemble de
domaines où de tels objets peuvent apparaître et où de telles relations peuvent être
186 Cf. ibid., p. 118-119.
187Ibid., p. 118.
assignées […] »
189. Quant à ces domaines, on pourrait en supposer diverses versions
telles que le domaine réel d’objets matériel, le domaine poétique d’objets fictifs, etc. En
tout cas, le corrélat de l’énoncé n’est pas un objet tel que le référent de la proposition ou
le signifié de la phrase, mais un lieu où un tel objet peut exister ou pas. Ainsi, Foucault
explique davantage le corrélat de l’énoncé :
Un énoncé n’a pas en face de lui (et dans une sorte de tête-à-tête) un corrélat – ou une
absence de corrélat, comme une proposition a un référent (ou n’en a pas), comme un
nom propre désigne un individu (ou personne). Il est lié plutôt à un « référentiel » qui
n’est point constitué de « choses », de « faits », de « réalités », ou d’« êtres », mais de
lois de possibilités, de règles d’existence pour les objets qui s’y trouvent nommés,
désignés ou décrits, pour les relations qui s’y trouvent affirmées ou niées
190.
L’énoncé ne se rapporte pas, en face de lui, à l’existence d’un corrélat ou à son
absence ; il porte toujours sur le lieu préalable à cette dichotomie entre l’existence et
l’absence, à savoir le lieu d’« il y a ». On pourrait voir ici la même logique que celle
qu’on a vue quand on a examiné la différence des existences entre le modèle de
l’existence et celui de la signification : alors que le second modèle mettait en question
l’existence et l’absence du langage vrai, le premier modèle mettait en question l’« il y
a » de l’énoncé préalable à cette dichotomie entre l’existence et l’absence du langage
vrai. Dans un sens presque identique, le modèle de l’existence met en question, en tant
que corrélat énonciatif, le lieu d’« il y a » où l’objet peut exister ou non. Ce lieu est
déterminé par ce que Foucault appelle « référentiel ». Celui-ci ne se constitue pas
simplement des existences ou des absences d’objets, mais des règles de possibilité de
l’existence des objets, en d’autres termes des règles selon lesquelles sont distribués des
lieux d’« il y a ». Bref, le référentiel détermine des lieux d’« il y a » où des objets
peuvent apparaître
191; et c’est seulement quand ces objets apparaissent qu’on peut
demander s’il y a ou non des objets valables, c’est-à-dire s’interroger sur l’Objet dans le
modèle de la signification. C’est ce lieu d’« il y a » qui est le corrélat de l’énoncé. Ainsi,
l’objet énonciatif est un lieu où l’objet peut apparaître. C’est pourquoi il ne faut plus se
demander s’il y a ou non un objet valable dans un énoncé donné, c’est-à-dire s’il s’agit
189Ibid., p. 119-120 (souligné par Foucault).
190Ibid., p. 120 (souligné par Foucault).
de l’existence de l’objet ou de son absence. Car tout énoncé a toujours son propre objet
énonciatif, même si l’on traite d’un énoncé qui n’a pas de référent dans le monde réel,
même si c’est celui que le fou a rédigé sur sa propre chimère. L’objet énonciatif n’est
donc pas un simple objet qu’on saisit dans la dichotomie entre l’existence et l’absence ;
il est plutôt un objet qu’on saisit au niveau de l’« il y a ». En d’autres termes, il n’est pas
un simple objet tel que le sujet le pose « dans une sorte de tête-à-tête » ; il est plutôt un
lieu de l’objet ou une existence même de l’objet.
Or, cet objet énonciatif n’a plus aucune relation avec l’« activité
de connaissance » dans le modèle de la signification. Ainsi, on ne reprend plus, dans
l’activité de connaissance, d’objets empiriques comme les objets scientifiques. De fait,
la dichotomie entre l’objet empirique et l’objet scientifique serait ce qui peut se
superposer, au fond, à la dichotomie entre l’existence et l’absence de l’objet valable que
nous avons refusée tout à l’heure. Il n’y a donc plus deux classes d’objets, l’objet
empirique et l’objet scientifique, mais une seule et même sorte d’objets, l’objet
énonciatif : on ne voit plus que des objets passent téléologiquement du niveau
empirique au niveau scientifique, mais qu’ils continuent à se mettre aléatoirement en jeu
au niveau historique. Bref, l’objet énonciatif n’est plus ni scientifique ni empirique,
mais historique. Là, il ne s’agit bien sûr plus ni de l’historicité transcendantale ni de
l’historicité empirique, mais de l’entière historicité, l’historicité effective. Il n’y a donc
que des objets énonciatifs effectivement historiques, à partir desquels il faut reprendre
ce qu’on a jusqu’ici appelé l’objet scientifique et l’objet empirique, à savoir l’Objet, en
tant que cas particulier de l’objet énonciatif.
De tels objets énonciatifs, en se rapportant les uns aux autres, peuvent former
une configuration : une dispersion d’objets. Comme nous l’avons vu, tous les énoncés
ont leur propre objet énonciatif. Bien sûr, ces objets ne sont pas forcément identiques à
travers les énoncés, mais plutôt différents selon l’énoncé. Ainsi, ils ne convergent
jamais vers une unité des objets comme l’Objet ; ils ne composent jamais, non plus, un
ensemble des objets comme le monde ; mais ils forment un « espace où divers objets se
profilent et continûment se transforment »
192. Mais, cela ne signifie pas pour autant qu’il
n’y en a aucun ordre, mais une régularité historique telle que la notion de référentiel
mentionnée plus haut l’a un peu anticipée : « le jeu des règles qui rendent possible
192 L’archéologie du savoir, p. 46. Cf. « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », DE I, p. 711.
pendant une période donnée l’apparition d’objets »
193; et « le jeu des règles qui
définissent les transformations de ces différents objets, leur non-identité à travers le
temps, la rupture qui se produit en eux, la discontinuité interne qui suspend leur
permanence »
194. Bref, on peut y reconnaître des « manière[s] dont il [le discours ou les
énoncés] forme ses objets, au demeurant fort dispersés »
195. C’est sous cette régularité
que les objets énonciatifs forment une configuration, une dispersion d’objets. Là, on ne
passe plus, à travers l’activité de connaissance, de l’objet empirique à l’objet
scientifique, du monde empirique au monde scientifique et des ensembles hétérogènes à
l’ensemble homogène. Il ne s’agit donc plus de saisir des objets dans leur homogénéité
ou leur hétérogénéité au sens traditionnel, mais plutôt dans leur hétérogénéité effective.
D’où, la dispersion d’objets se caractérise comme effectivement hétérogène. Seulement,
cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a aucune homogénéité dans cette dispersion-là.
A partir de leur hétérogénéité effective, les objets pourraient toujours faire apparaître en
eux-mêmes un objet comparativement homogène, qui ne pourrait subsister que dans un
lieu déterminé et pendant une période déterminée.
En somme, l’objet énonciatif est une cible du langage, qui peut former avec
d’autres objets énonciatifs une dispersion d’objets. C’est ainsi que l’énoncé a comme
fin l’objet énonciatif.
Le deuxième élément du modèle de l’existence, c’est le « sujet énonciatif ».
Celui-ci est un opérateur de l’énoncé. Alors que, dans le modèle de la signification, le
langage a pour moteur le Sujet, dans celui de l’existence, l’énoncé a pour moteur le
sujet énonciatif. Dans le dernier modèle, comme nous l’avons vu, il a fallu s’affranchir
du Sujet. Ainsi, le langage a existé en lui-même sans aucun rapport au Sujet. Mais, cela
ne signifie pas pour autant que cet énoncé n’a aucun opérateur. Au contraire, tant qu’il
est un énoncé, il a toujours pour opérateur un sujet. Celui-ci ne peut bien évidemment
plus apparaître comme une activité en deçà du langage, puisque cette dernière n’est au
fond que de l’ordre du Sujet dans le modèle de signification. Plutôt, ce sujet se forme
dans l’énoncé même : l’énoncé forme en lui-même son sujet, à savoir le sujet énonciatif.
Sur ce point, Foucault dit ainsi : l’analyse énonciative « suppose aussi que ce domaine
193 L’archéologie du savoir, p. 46. Cf. « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », DE I, p. 712.
194 L’archéologie du savoir, p. 46. Cf. « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », DE I, p. 712.
énonciatif ne soit référé ni à un sujet individuel, ni à quelque chose comme une
Dans le document
Pour une philosophie de la subjectivation. Etude sur Michel Foucault
(Page 95-100)