L’énoncé a trois caractères principaux, qui précisent tous son existence.
C’est-à-dire que l’énoncé a trois aspects dans son existence : événement, pratique et chose.
Foucault ne les détermine pas de manière très rigoureuse, ce qui fait qu’ils contiennent
plus ou moins de contenus communs. Ainsi, plutôt que répéter leurs contenus communs,
nous allons ci-dessous les ranger de manière à profiter de chaque particularité ou à la
mettre en valeur autant que possible. Ce faisant, nous pourrons comprendre l’existence
de l’énoncé dans tous ses implications, et, en outre, la distinguer d’autres existences qui
ne concernent pas le langage, c’est-à-dire les existences physiques.
Premièrement, l’énoncé a dans son existence l’aspect d’« événement ». Comme
nous l’avons vu, l’énoncé est donné comme existence. Mais, il n’a pas continué à
exister depuis un passé très lointain ; il ne continuera pas, non plus, à exister jusqu’à un
avenir très lointain. Il apparaît comme événement en un jour et en un lieu. Il a son point
d’irruption dans l’histoire. Puis, tant qu’il est un événement, il n’est pas ce que l’homme
fait consciemment apparaître. Il ne passe jamais par « la conscience, obscure ou
explicite, des sujets parlants »
154, ni par « des opérateurs de synthèse qui soient
purement psychologiques (l’invention de l’auteur, la forme de son esprit, la rigueur de
sa pensée, les thèmes qui le hantent, le projet qui traverse son existence et lui donne
152L’archéologie du savoir, p. 115. Cf. « Michel Foucault explique son dernier livre », DE I, p. 778.
153L’archéologie du savoir, p. 116, 140.
signification) »
155: l’énoncé advient sans aucune relation avec le Sujet. Cela conduit
Foucault à l’expliquer ainsi : « un événement c’est toujours une dispersion ; une
multiplicité. C’est ce qui passe ici et là ; il est polycéphale »
156. Quant à cet énoncé
comme événement, Foucault affirme de plus : « aussi banal qu’il soit, aussi peu
important qu’on l’imagine dans ses conséquences, aussi vite oublié qu’il puisse être
après son apparition, aussi peu entendu ou mal déchiffré qu’on le suppose, un énoncé
est toujours un événement que ni la langue ni le sens ne peuvent tout à fait épuiser »
157.
Quoi qu’ils soient, tous les énoncés sont en eux-mêmes un événement, dont l’apparition
ne peut jamais être précisée par les analyses traditionnelles du langage. Seulement, on
pourrait dire que Foucault a été jusqu’à un certain point inspiré par le travail de Gilles
Deleuze, notamment Logique du sens. Ce livre a ultérieurement permis à Foucault
d’enrichir davantage sa propre notion d’événement : en s’y référant implicitement,
Foucault ajoute à cette notion un statut assez paradoxal, à savoir une « matérialité
incorporelle », bien qu’elle ne nous semble pas nécessairement tout identique à celle
qui est présente chez Deleuze
158. L’énoncé comme événement a une matérialité, qui
pourtant se distingue de celle au sens général du terme. Il ne s’agit pas de la matérialité
du corps, mais de celle de l’« esprit » ou bien, en tout cas, de celle de l’incorporel. Sur
cette matérialité assez étrange, Foucault explique :
[…] quel statut faut-il donner à cette notion d’événement [énonciatif] qui fut si rarement
prise en considération par les philosophes ? Bien sûr l’événement n’est ni substance ni
accident, ni qualité ni processus ; l’événement n’est pas de l’ordre des corps. Et pourtant
il n’est point immatériel. C’est toujours au niveau de la matérialité qu’il prend effet, qu’il
est effet ; il a son lieu et il consiste dans la relation, la coexistence, la dispersion, le
recoupement, l’accumulation, la sélection d’événements matériels ; il n’est point l’acte ni
la propriété d’un corps ; il se produit comme effet de et dans une dispersion matérielle.
Disons que la philosophie de l’événement devrait s’avancer dans la direction paradoxale
au premier regard d’un matérialisme de l’incorporel
159.
155L’archéologie du savoir, p. 41.
156
Leçons sur la volonté de savoir, p. 187.
157Ibid., p. 40. Cf. « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », DE I, p. 707.
158 Cf. « Theatrum philosophicum », DE II, p. 78-83.
L’événement énonciatif n’est pas immatériel mais matériel. Ainsi, toujours au niveau de
la matérialité, il se produit comme effet et il prend son effet : il apparaît et disparaît dans
des relations complexes avec des corps. Néanmoins, il n’est en lui-même jamais de
l’ordre des corps. Il n’est donc ni sa substance ni sa propriété ni son processus. Il n’est
pas corporel mais incorporel. En somme, d’une part, tant qu’il a l’existence matérielle
de même que le corps, il a des relations directes avec le corps, et, d’autre part, tant qu’il
a la modalité incorporelle à la différence du corps, il se distingue nettement du corps
160.
D’où, il y a des interactions directes entre l’événement énonciatif et le corps, mais,
quand même, tous les deux ont leur propre logique relativement autonome : la logique
de la matérialité corporelle et celle de la matérialité incorporelle. Voilà la matérialité
incorporelle de l’énoncé comme événement. Ce ne serait au fond rien d’autre qu’un
caractère du langage sophistique comme événement que Foucault a relevé dans ses
études sur le sophiste : la « matérialité des mots », la « matérialité de la chose dite », la
« matérialité du discours » ou la « matérialité du langage »
161. Là aussi, Foucault a dit
que c’est une « matérialité paradoxale »
162, car, alors que cette matérialité énonciative
se déroule de manière linéaire et sérielle à la différence de celle des choses, elle se
maintient fortement « au niveau d’une certaine “hylétique” du discours »
163, soit le son,
soit la lettre, tout comme celle des choses. C’est par une telle matérialité paradoxale ou
une telle matérialité incorporelle que Foucault a enrichi sa propre notion d’événement.
Or, il nous semble que Foucault reconnaît non seulement l’événement énonciatif, mais
aussi l’« événement “extérieur” »
164au niveau du corps, à savoir de l’événement non
énonciatif, parce qu’il s’agirait pour lui, au fond, de la connexion entre l’événement
énonciatif et l’événement non énonciatif, à savoir de « l’embrayage événementiel »
165.
Ainsi, on pourrait dire que, chez lui, il y aurait d’un côté l’événement énonciatif qui
relève de la logique de la matérialité incorporelle, et de l’autre côté l’événement non
énonciatif qui relève de celle de la matérialité corporelle. L’événement énonciatif
s’articule directement à l’événement non énonciatif. Il faudrait mettre en question, au
fond, l’ensemble des relations entre les apparitions des événements énonciatifs ou non.
160
Cf. « La vérité et les formes juridiques », DE II, p. 632-633.
161 Cf. Leçons sur la volonté de savoir, p. 43-50 ; « La vérité et les formes juridiques », DE II, p. 632-633, 645.
162
Leçons sur la volonté de savoir, p. 62.
163Ibid., p. 48.
164L’archéologie du savoir, p. 218.
C’est ainsi que l’énoncé a dans son existence l’aspect d’événement, qui consiste en
matérialité incorporelle. Ici, il s’agit notamment de l’apparition de l’énoncé dans
l’histoire.
Deuxièmement, l’énoncé a dans son existence l’aspect de « pratique ». Comme
nous l’avons vu tout à l’heure, l’énoncé apparaît comme événement. Mais, bien sûr, il
n’advient pas simplement pour signifier des choses. Il a d’autres fonctionnements que la
signification. Foucault dit : « il faut concevoir le discours [ou l’énoncé] comme une
violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une pratique que nous leur
imposons »
166. Au lieu de signifier les choses, l’énoncé s’y impose comme violence ou
du moins comme pratique : l’énoncé fonctionne comme pratique. Il n’est plus théorique
mais pratique. Même s’il porte sur des contenus théoriques, il ne s’agit pas d’une simple
théorie, mais plutôt d’une pratique théorique. C’est pourquoi Foucault dit franchement :
« la théorie n’exprimera pas, ne traduira pas, n’appliquera pas une pratique, elle est une
pratique »
167. Sur quelque contenu qu’ils portent (littéraires, philosophique, scientifique,
mathématique, etc.), tous les énoncés sont en eux-mêmes une pratique, dont le
fonctionnement ne peut jamais être précisé par les analyses traditionnelles du langage.
Seulement, il y aurait au moins une exception : la philosophie du langage ordinaire. De
fait, selon D. Defert, c’est justement étant inspiré de cette philosophie anglo-saxonne
que Foucault a entrepris de surmonter les analyses traditionnelles du langage, en
achevant L’archéologie du savoir
168. Certes, dans ce livre, il a essayé de distinguer son
concept d’énoncé d’avec celui de l’acte de langage, concept-clé de la philosophie du
langage ordinaire
169. Mais, il a postérieurement eu une correspondance avec Jean Searle,
théoricien représentatif de l’acte de langage, de sorte qu’il en est finalement arrivé à
admettre que l’énoncé n’est au fond pas différent de l’acte de langage
170. C’est bien
pourquoi, comme s’il s’agissait de l’acte de langage, Foucault précise sa propre
conception du langage : « parler, c’est faire quelque chose »
171. Enoncer, ce n’est pas
simplement dire ou écrire quelque chose, mais plutôt faire quelque chose. Tantôt, dans
l’acte d’énoncer, on ferait quelque chose. Par exemple, en énonçant (in saying) « je
166L’ordre du discours, p.55.
167 « Les intellectuels et le pouvoir », DE II, p. 308.
168
D. Defert, « Chronologie », DE I, p. 31.
169 Cf. L’archéologie du savoir, p. 110-111.
170 Cf. H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., p. 46.
vous déclare unis par les liens du mariage », le maire établit un couple légal. C’est
l’énoncé qui effectue en lui-même autre chose que la signification. C’est l’acte
illocutoire dans la philosophie anglo-saxonne
172. Tantôt, par l’acte d’énoncer, on ferait
quelque chose. Par exemple, en énonçant (by saying) « jamais d’amour éternel ! », la
femme persuade son mari de divorcer. C’est l’énoncé qui effectue par lui-même autre
chose que la signification. C’est l’acte perlocutoire dans la philosophie anglo-saxonne
173.
En tout cas, Foucault a des affinités avec cette dernière philosophie, dans la mesure où
les deux saisissent le langage comme pratique. Or, tant que l’énoncé est ainsi une
pratique, il fonctionne dans les rapports avec les autres pratiques. Selon Foucault,
l’énoncé n’est autre chose qu’« une pratique qui s’articule sur les autres pratiques »
174.
Il s’agit ici non seulement d’autres pratiques énonciatives, mais aussi d’autres pratiques
qui ne concernent pas le langage : des pratiques non énonciatives
175. On a déjà vu que
l’événement énonciatif s’articule directement à l’événement non énonciatif. Ici aussi, la
pratique énonciative s’articule directement à la pratique non énonciative. Il faudrait
mettre en question, au fond, l’ensemble des relations entre les fonctionnements des
pratiques énonciatives ou non. C’est ainsi que l’énoncé a dans son existence l’aspect de
pratique. Il s’agit ici notamment du fonctionnement de l’énoncé dans l’histoire.
Troisièmement, l’énoncé a dans son existence l’aspect de « chose ». Comme
nous l’avons vu, l’énoncé apparaît comme événement, en fonctionnant comme pratique.
Mais, après ce fonctionnement, il ne disparaît pas tout de suite. Il subsiste plus ou moins
comme chose, à savoir « comme réalité matérielle de chose prononcée ou écrite »
176. Il
a une durée de rémanence dans l’histoire. De fait, selon Foucault, il s’agit de supposer
« que les énoncés soient considérés dans la rémanence qui leur est propre »
177: les
énoncés se trouvent « dans l’épaisseur du temps où ils subsistent, où ils sont conservés,
où ils sont réactivés, et utilisés, où ils sont aussi […] oubliés, éventuellement même
détruits »
178. Par là, ils continuent à rester comme « choses offertes au traitement et à la
manipulation »
179, à savoir comme choses « comportant leur possibilité et leur champ
172 Cf. Austin, How to do things with words, Harvard University Press, 1975, p. 98-101.
173
Cf. ibid., p. 101-103.
174 « Réponse à une question », DE I, p. 693.
175 Cf. ibid., p. 688-693.
176
L’ordre du discours, p. 10.
177L’archéologie du savoir, p. 162 (souligné par Foucault).
178Ibid.
d’utilisation »
180. Son fonctionnement pourrait changer diversement dans l’histoire. La
chose n’est donc rien d’autre que la rémanence historique du fonctionnement. En ce
sens, l’énoncé subsiste comme chose. Même s’il peut disparaître immédiatement après
sa prononciation, même s’il ne peut s’enregistrer dans aucune matière ferme, même s’il
peut être vite oublié ou détruit après son apparition, peu importe. Foucault dit : « La
rémanence appartient de plein droit à l’énoncé ; l’oubli et la destruction ne sont en
quelque sorte que le degré zéro de cette rémanence. Et sur le fond qu’elle constitue, les
jeux de la mémoire et du souvenir peuvent se déployer »
181. C’est pourquoi tous les
énoncés sont en eux-mêmes une chose, dont la rémanence ne peut jamais être précisée
par les analyses traditionnelles du langage. Seulement, on pourrait relever que Foucault
a été un peu inspiré par la clairvoyance de Georges Canguilhem, qui ne se réduirait sans
doute pas totalement à la tradition de l’épistémologie. En effet, afin de préciser l’aspect
de chose dans l’énoncé, Foucault considère un commentaire suggestif de cet ancien
professeur sur le travail foucaldien pour lui emprunter un mot : « monument »
182. En
l’opposant à un autre mot « document », Foucault explique ainsi : il ne faut pas traiter «
le discours [ou l’énoncé] comme document, comme signe d’autre chose, comme
élément qui devrait être transparent mais dont il faut souvent traverser l’opacité
importune pour rejoindre enfin, là où elle est tenue en réserve, la profondeur de
l’essentiel ; elle [l’analyse de l’énoncé] s’adresse au discours dans son volume propre, à
titre de monument »
183. Il va sans dire que le mot « document » indique le langage dans
le modèle de la signification. L’énoncé n’est pas un document qui renvoie à son sens
fondamental dans le passé ; mais il est un monument qui subsiste avec son volume
propre dans l’histoire. Cela voudrait dire justement que l’énoncé est une chose. Or, tant
qu’il est ainsi une chose, il subsiste dans les rapports avec les autres choses. Là, il s’agit
non seulement d’autres choses énonciatives, mais aussi d’autres choses qui ne
concernent pas le langage : des choses non énonciatives. Sur ce point, Foucault précise :
« ils [les énoncés] sont conservés grâce à un certain nombre de supports et de
techniques matériels (dont le livre n’est, bien entendu, qu’un exemple), selon certains
180Ibid., p. 169.
181Ibid., p. 163.
182
Cf. « Réponse à une question », DE I, p. 682 ; G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du
Cogito ? », in Ph. Artières et al. (dir.), Les mots et les choses de Michel Foucault. Regards critiques 1966-1968, Presse universitaires de Caen, 2009, p. 253-254.