L’archéologie n’inverse pas simplement l’avantage de la continuité sur la discontinuité
pour proclamer celui de la discontinuité sur la continuité. Elle ne nie pas la continuité
transcendantale de la raison pour affirmer la discontinuité empirique de la déraison. Si
l’on faisait ainsi, on resterait emprisonné dans une sorte de dialectique entre le
discontinu et le continu ou l’empirique et le transcendantal. C’est pourquoi
l’archéologie met en question le niveau commun à la discontinuité et à la continuité,
c’est-à-dire celui de l’entière positivité : elle montre comment le discontinu et le continu
sont formés au même niveau de l’entière positivité et donc dans la même régularité
historique. C’est pourquoi ce qu’il y a, ce n’est ni l’histoire continue ni l’histoire
discontinue, mais l’histoire entièrement positive. Puis, sur le deuxième point, la mort du
sujet, tout serait déjà évident : il ne s’agit pas de la mort du sujet à la place de sa
souveraineté. Car, comme nous l’avons vu plusieurs fois, il y a le sujet du savoir. Si le
savoir n’est plus produit par le sujet souverain, ce n’est pas qu’il soit simplement
anonyme. Il déploie en lui-même son sujet ainsi que son objet, son concept et son sens.
C’est pourquoi ce qu’il y a, ce n’est ni le sujet souverain ni le sujet tué mais le sujet du
savoir. En somme, il n’y a ni l’histoire continue et le sujet souverain, ni l’histoire
discontinue et le sujet tué, mais l’histoire entièrement positive et le sujet du savoir.
Autrement dit, il ne s’agit ni de l’histoire transcendantale de la raison, où l’histoire
continue est développée par le sujet souverain, ni de l’histoire empirique de la déraison,
où l’histoire discontinue palpite sans sujet, mais de l’histoire effective du savoir, où
l’histoire entièrement positive se déploie avec des sujet du savoir. Là, on ne peut plus
voir entre l’histoire et le sujet ni de lien indéfini ni de rupture indéfinie, mais des liens et
des ruptures effectivement définis. En conséquence, le sujet du savoir n’assume pas
l’unité du temps, qui n’est autre chose que la continuité de l’histoire. Il ne concerne pas,
non plus, la dissolution du temps, qui n’est autre chose que la discontinuité de l’histoire.
Il synthétiserait seulement un « temps des discours »
177ou un temps du savoir, qui se
situe distinctement au niveau de l’entière positivité de l’histoire : selon que le sujet du
savoir continue à changer dans l’histoire, le temps du savoir synthétisé par lui continue
176L’archéologie du savoir, p. 228.
aussi à changer ; dans la mesure où il y a divers sujets du savoir dans l’histoire, il y a,
comme leur corrélat, divers temps du savoir. D’ailleurs, de même, l’objet du savoir
n’assume pas l’unité de l’espace, qui n’est autre chose que la continuité du monde. Il ne
concerne pas, non plus, la dissolution de l’espace, qui n’est autre chose que la
discontinuité du monde. Il compose un espace du savoir, qui se situe distinctement au
niveau de l’entière positivité de l’histoire : selon que l’objet du savoir continue à
changer dans l’histoire, l’espace du savoir composé par lui continue aussi à changer ;
dans la mesure où il y a divers objets du savoir dans l’histoire, il y a, comme leur
corrélat, divers espaces du savoir. Bref, il y a paradoxalement d’innombrables temps et
espaces dans l’histoire, dans la mesure où il y a là d’innombrables sujets et objets du
savoir. C’est ainsi que des relations ontologiques entre le sujet et l’objet du savoir
continuent indéfiniment à se disperser au niveau de l’entière positivité selon des
régularités historiques et à se déployer aléatoirement dans l’histoire effective du savoir.
Par conséquent, il va sans dire qu’on ne fonde plus, à la fin de l’histoire, de manière
définitivement radicale la légitimité de la relation entre le sujet et l’objet, car l’histoire
n’a plus ni origine ni fin. On n’arrive donc plus ni au sommet de la raison, la Raison, ni
à la connaissance divine, Dieu, ni à la dernière vérité, la Vérité. Ainsi, on n’atteint plus
le Sujet et l’Objet parfaitement immobiles et identiques à soi. Il n’existe plus de règne
de l’Etre où le Sujet connaît parfaitement légitimement l’Objet. C’est dans cette mesure
que n’existe plus la Raison-Dieu-Vérité. En revanche, la relation ontologique continue à
changer dans l’histoire. On continue donc à passer d’une relation ontologique à une
autre, d’une régularité historique à une autre ou d’un savoir à un autre. Ainsi, le sujet et
l’objet du savoir continuent aussi à changer diversement. Il y a ici le monde du devenir,
où le savoir continue indéfiniment à se former ou se transformer, son sujet et son objet
simultanément formés ou transformés. Il y a donc exclusivement des formations du
savoir. Voilà pourquoi la relation ontologique continue indéfiniment à changer toujours
au niveau de l’entière positivité. C’est ainsi qu’elle a pour caractère principal l’entière
positivité.
C’est donc dans cette relation ontologique que le sujet et l’objet du savoir sont
formés : il s’agit de la formation réciproque du sujet et de l’objet. Foucault considère
celle-ci comme un problème central de ses recherches, en affirmant comme suit : « ce
que j’essaie de faire, ce serait […] la constitution corrélative, à travers l’histoire, des
objets et du sujet » ; il s’agit d’« à la fois repérer la manière dont se constituent des
objets de connaissance possible, et d’autre part comment se constitue le sujet
lui-même » ; « vous voyez l’enjeu : ne pas sacrifier la mobilité d’un des deux termes à
l’autre, c’est-à-dire éviter de faire une histoire des variations psychologiques du sujet à
travers une histoire disons matérielle et fixe des objets ; ne pas faire une
phénoménologie historique des différentes intuitions du monde, différents monde de
perception des objets en laissant un sujet fixe. Et comment est-ce qu’on peut trouver
corrélation entre la constitution d’objet et la constitution du sujet »
178. Foucault ne traite
ainsi plus de la relation épistémologique pour analyser, à partir du matérialisme des
objets fixes, des variations psychologiques du sujet ou, à partir de la phénoménologie
du sujet fixe, différentes intuitions des objets, mais, en revanche, il traite de la relation
ontologique pour analyser la formation réciproque du sujet et de l’objet. C’est bien
celle-ci qui est sans doute au fond ce que Foucault a finalement conceptualisé par les
deux termes importants : « subjectivation » et « objectivation ». Dans L’archéologie du
savoir, Foucault a implicitement posé le problème de la formation réciproque du sujet et
de l’objet, mais ne s’apercevait qu’assez vaguement de l’importance de ce problème.
Cependant, comme le témoigne les passages cités tout à l’heure, à travers ses recherches
ultérieures, il en a pris conscience de plus en plus fortement, de sorte qu’à la fin de sa
vie, il est arrivé à la conceptualiser comme subjectivation et objectivation. C’est
pourquoi la subjectivation et l’objectivation indiquent la double fonction de former le
sujet et l’objet : lorsque le savoir s’exerce, le sujet est formé au nom de la subjectivation,
et l’objet est formé au nom de l’objectivation ; bref, les deux sont réciproquement
formés comme la subjectivation et l’objectivation. De fait, c’est la raison pour laquelle
Foucault caractérise à la fin de sa vie ses recherches, « histoire critique de la pensée »,
par ces deux concepts, la « subjectivation » et l’« objectivation » :
[…] une histoire critique de la pensée serait une analyse des conditions dans lesquelles
sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci
sont constitutives d’une savoir possible. Il ne s’agit pas de définir les conditions
formelles d’un rapport à l’objet : il ne s’agit pas non plus de dégager les conditions
empiriques qui ont pu à un moment donné permettre au sujet en général de prendre
connaissance d’un objet déjà donné dans le réel. La question est de déterminer ce que
doit être le sujet, à quelle condition il est soumis, quel statut il doit avoir, quelle position
Dans le document
Pour une philosophie de la subjectivation. Etude sur Michel Foucault
(Page 181-184)