• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2. L’information comme projet individuel

2.1. Retour sur l’expression « pratiques informationnelles »

2.1.2. De simples habitudes ?

La littérature définit la pratique dans un double mouvement qui va de l’habitude à l’usage. La pratique, du point de vue de la sociologie bourdieusienne, est en effet constituée d’habitudes, de régularités significatives. Elle est ce qui dessine et donne son sens à un comportement. Dans Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Pierre Bourdieu installe la pratique photographique ordinaire comme objet sociologique en tant tel car « (…) il est naturel que la photographie soit l’objet d’une lecture que l’on peut appeler sociologique et qu’elle ne soit jamais considérée en elle- même et pour elle-même, dans ses qualités techniques ou esthétiques » (Bourdieu 196518). Ainsi l’objet « pratique photographique » est-il institué au cours de l’ouvrage comme un objet sociologique, ne

18 BOURDIEU, Pierre. Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie. Paris : les éditions de Minuit, 1965 (Le

relevant pas seulement de motivations psychologiques ou familiales mais figurant les mécanismes des structures sociales : « puisqu’il existe des appareils à bon marché et de manipulation facile et que l’inclination (et pas seulement l’aptitude) à en user n’est pas le produit d’un apprentissage ou d’une éducation ». Le sociologue s’attache alors à consigner les traits réguliers relatifs aux divers milieux sociaux qu’il observe (paysans, petits bourgeois du village, citadins, étudiants, journalistes,…) selon « une méthode originale visant à saisir dans une compréhension totale les régularités objectives des conduites et l’expérience vécue de ces conduites.(…) En effet, alors que tout ferait attendre que cette activité sans traditions et sans exigences soit abandonnée à l’anarchie de l’improvisation individuelle, il apparaît que rien n’est plus réglé et plus conventionnel que la pratique photographique et les photographies d’amateurs (…) » (Bourdieu 1965). Invitant en 2009 à une relecture de l’ouvrage, Manuel Boutet, lui-même sociologue, précise ainsi : « Les régularités qui vont ensuite retenir l’attention du sociologue sont celles qui présentent un sens manifeste, et que l’on peut donc qualifier de conventions. […], tandis que la notion d’« usages » met en avant les diversités micro-locales, la notion de « pratiques » repère plutôt des régularités inter-situationnelles » (Boutet 200919). Encore un fois, nous aurons l’occasion de revenir plus largement sur la distinction qu’il est peut être possible d’effectuer entre les termes d’usage et de pratique, sur les réalités différentes qu’ils désignent parfois et sur la valeur heuristique, surtout, de la différenciation entre ces deux termes. D’ores et déjà, il nous semble que le recours à deux termes distincts, quel que soit le choix qui s’opère entre l’un et l’autre, pointe d’une part la multiplicité irréductible des « usages » individuels et d’autre part les généralités constitutives ou structurelles qui s’installent au-delà de la diversité des contextes socio-techniques. Au-delà donc du fait de s’informer en général ou de l’éventuelle spécificité d’un comportement informationnel « typiquement jeune », ce qui constitue notre objet de recherche ce sont les pratiques d’information des jeunes sur l’internet. Or, s’il est possible de définir les pratiques informationnelles, en tant que pratiques, comme des conduites quotidiennes régulières et significatives, comme vient de nous le souffler la sociologie de Pierre Bourdieu, nous pouvons nous demander si elles existent bel et bien en tant que telles chez la population « jeunes » à laquelle nous nous adressons et ce qu’elles sont.

« Une pratique est un ensemble d'habitudes établies » nous indique pour sa part Yves-François Le Coadic (Le Coadic 199720). Le terme d’ « habitude », employé ici dans le champ qui nous concerne des sciences de l’information et de la communication, s’approche d’assez près des conduites régulières entrevues ci-dessus. L’identification de pratiques en tant qu’ « habitudes » ne représente toutefois qu’un premier niveau de la réflexion sur la notion de pratique et sur son acception dans

19 BOUTET, Manuel. Un objet peut en cacher un autre : relire Un art moyen de Pierre Bourdieu au regard de trente

ans de travaux sur les usages. Réseaux, n°155, 2009

20 LE COADIC, Yves-François. Usages et usagers de l’information. Paris : Nathan, ADBS éditions, 1997 (128 information

un contexte d’information. Les pratiques sont plus que des habitudes, si elles se répètent, elles présentent un intérêt et manifestent une signification qui dépasse la seule répétition. Renvoyant à une action humaine essentielle (Arendt 195821) et à la mise en œuvre de techniques ne visant pas seulement l’utilité, les pratiques informationnelles sont à ce titre bien spécifiques qui ne se suffisent pas à elles-mêmes et qui détiennent un sens en dehors d’elles-mêmes. Pourtant les pratiques désignent ce que les gens font avec les outils, et pour certains chercheurs elles ne sont pas plus que cela. Olivier Le Deuff qualifie par exemple dans sa thèse les pratiques numériques des adolescents comme des « cultures non-adultes ou tout au moins non-majeures au sens conféré par Kant puis par Simondon et Stiegler […]. (…) Selon nous, il s‘agit plus souvent de pratiques que véritablement de culture » (Le Deuff 200922). Est interrogé ici un certain arrière plan cognitif et intellectuel qui sous tendrait l’action de s’informer. Réfléchir sur les pratiques d’information des jeunes ce n’est pas pour autant se limiter à décrire seulement des utilisations, même récurrentes : « Le projet consistant à dégager des usages sociaux, et à analyser les procès de leur formation, n’est pas pour autant caduc, mais doit être placé en relation avec une perspective centrale portant sur les pratiques sociales-symboliques, à condition que celles-ci ne soient pas réduites à un ensemble de comportements ou de conduites, mais incluent également les représentations et même les valeurs qui les accompagnent (…) » (Miège 200823). Constituée par l'expérience concrète, la pratique ne peut donc pas être réduite à une seule suite d’actions physiques et manipulatoires, utilitaristes. « Les représentations, largement imprévisibles et difficiles à cerner, constituent la réalité de référence des usages, lesquels se manifestent partiellement par des phénomènes objectifs observables » (Le Marec 200124) : ainsi, derrière les actes se pose la question des représentations, de l'imaginaire et des objectifs, voire des stratégies sur lesquelles nous reviendrons au chapitre suivant.

Pour ce qui est de la représentation au principe de la pratique, elle peut être individuelle et collective. Elle est une forme de savoir à la fois symbolique (signification) et pratique (action), visible au travers des discours et des actes. Dans la représentation prévaut ainsi la réalité du sujet sur celle de l’objet en tant que tel. Il nous semble dès lors que la représentation peut se définir comme un « méta concept », qui marque le point de jonction entre des disciplines dont l’objet touche à la connaissance, au processus de son élaboration et à ses manifestations, à savoir, entre autres : sciences cognitives, sciences du langage, sciences de l’éducation, philosophie, sciences de

21 ARENDT, Hannah. Condition de l’homme moderne (The Human Condition, 1958). Paris : Pocket, 2002 (Agora les

classiques)

22 LE DEUFF, Olivier. La culture de l'information en reformation. Thèse en Sciences de l’information et de la

communication. Sous la direction d’Yves Chevalier. Université Rennes 2, 2009

23 MIEGE, Bernard. Médias, médiations et médiateurs, continuités et mutations, Réseaux, n°148-149, 2008

24 LE MAREC, Joëlle. L’usage et ses modèles : quelques réflexions méthodologiques. In Nouveaux outils, nouvelles

l’information et de la communication (Metzger 200225). La représentation est à la base de la confrontation entre un sujet et le monde, elle est le résultat de l’activité mentale de ce sujet et de sa construction du monde.Jean-Claude Abric définit ainsi la représentation comme « le produit et le processus d’une activité mentale par laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une signification spécifique. ». Il poursuit : « La représentation est donc un ensemble organisé d’opinions, d’attitudes, de croyances et d’informations se référant à un objet ou une situation. Elle est déterminée à la fois par le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le système social et idéologique dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet entretient avec ce système social. […] Il s’agit d’une approche des phénomènes qui ne s’intéresse plus exclusivement aux facteurs et aux comportements directement observables mais qui met l’accent sur leur dimension symbolique, qui se centre sur la notion de signification. […] Et que ce n’est pas à la réalité telle que l’expérimentateur l’imagine que le sujet réagit mais à une réalité éventuellement différente : une réalité représentée, c’est-à-dire appropriée, structurée, transformée : la réalité du sujet. » (Abric 199326). En tant qu’êtres humains, notre mode d’être au monde est social, l’élément collectif est ainsi également constitutif de la représentation. Ainsi la définition de la représentation peut être complétée avec ces propos de Josiane Jodelet qui l’envisage comme « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet 199327). « La représentation sert à agir sur le monde et autrui », nous dit encore Josiane Jodelet. La question des représentations, qui conditionnent et sont alimentées par les pratiques, renvoie au bénéfice attendu par la personne qui agit. La pratique, nous l’avons vu, ne relève pas de l'acte gratuit, elle vise la satisfaction de l'individu qui la met en oeuvre. Dans le domaine de la recherche documentaire ou d'information, aborder la « satisfaction » de l'individu nous renvoie d’ailleurs à la complexité du concept de pertinence. En effet, la personne qui met en oeuvre un processus de recherche d'information peut se trouver satisfaite du résultat de cette recherche et attribuer une haute « valeur d'usage » à l'information collectée sans que cette satisfaction n'ait à voir avec la pertinence du point de vue du système d'information, du point de vue du domaine de connaissance, ni même de la requête posée (Simmonot 200228). Les représentations contribuant à

25 « Au risque de me voir contredit, je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que la science de l’information s’intéresse essentiellement à

l’élaboration sociale et au partage du savoir (…). D’autres secteurs de la recherche s’intéressent aussi, d’une façon ou d’une autre, à cette élaboration et ce partage : les sciences de l’éducation, la sociologie des sciences et de l’innovation, les sciences de gestion et des organisations, les sciences du langage, les sciences cognitives, la philosophie de la connaissance, etc. » METZGER, Jean-Paul. Les trois pôles de la science de l’information. In COUZINET, Viviane ; REGIMBEAU, Régis (dir). Recherches récentes en science de l’information : convergences et dynamiques Actes du colloque Mics-Lerass, 21 22 mars 2002, Toulouse. Paris : ADBS éditions, 2002 (Sciences de l’information)

26 ABRIC, Jean-Claude. L’étude expérimentale des représentations sociales. In JODELET, Denise (dir.). Les

représentations sociales. Paris : Presses universitaires de France, 1993 (Sociologie d’aujourd’hui)

27 JODELET, Denise (dir.). Les représentations sociales. Paris : Presses universitaires de France, 1993 (Sociologie

d’aujourd’hui)

et orientant l’action, le recours à la notion de représentation nous est essentiel pour définir celle de « pratique », a fortiori celle de « pratiques d’information ». De manière générale, nous pouvons donc nous avancer à définir le terme de « pratiques » comme un ensemble de gestes, fréquents et habituels, physiques et symboliques, interagissant avec des représentations du monde et de l’objet concerné, et visant une certaine efficacité. En outre et nous l’avons précédemment développé, la pratique ne renvoie pas uniquement à un individu isolé, et les pratiques d’un individu prennent sens au sein de celles du groupe social auquel on le rapporte et dans le contexte sociétal et technique dans lequel elles s’exercent.

Les discours sur les pratiques numériques des jeunes oscillent entre deux affirmations contradictoires quant à leur aisance sur le Net : « ils savent faire » ou « ils ne savent pas faire »… A ce titre Jacques-François Marchandise, fondateur et directeur scientifique de la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération), relève plusieurs difficultés propres à l’observation des pratiques (Marchandise 200729) dont « la première est question de nuances : on identifie plus souvent l’usage ou le non-usage (de façon un peu trop binaire, oui ou non, le « oui » ayant une agréable tendance à prospérer année après année (nous sommes rassurés car les usages se développent) que les états intermediaires (…) ». Précisément, plutôt que de se demander ce qu’ils savent faire ou non, nous nous demandons ici ce qu’ils font, si les pratiques d’information des jeunes sur l’internet, quel qu’en soit le contexte, existent en tant que séries de gestes pratiques et cognitifs régulièrement effectués en vue d’un bénéfice personnel. Les pratiques ne peuvent être réduites seulement à des manipulations mais elles sont constitutivement empreintes de symbolique, de représentations qui sont valeurs et rapport au monde. Individuellement, les pratiques d’information visent en outre un certain bénéfice (connaître le monde et agir sur lui) et c’est également cette individualité qu’il nous semble à la fois difficile mais indispensable d’approcher.