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Pratiques ordinaires et projet d’information

Chapitre 3. L’informel comme objet d’étude et la question centrale de

3.3 Une expertise informationnelle augmentée

3.3.2. Pratiques ordinaires et projet d’information

La lecture hypertextuelle, tout en ne rompant pas totalement avec la lecture « traditionnelle » puisqu'elle la réaffirme, s'annonce donc comme spécifique : ainsi a t'il pu être question d'« outre- lecture » qui envisage le Web comme « un espace organisé d'activités » qui ne saurait se réduire « en tous les cas, à un système d'informations (...) » (Ghitalla et al. 2003138). Toutes les facettes de la lecture s'y trouvent démultipliées : la lecture pour elle-même, la lecture au service d'une action (chatter, acheter, ...), la lecture navigationnelle, la lecture d'images, la lecture sélective (de résultats de recherche par exemple…) et dans le cadre de cette constitution en partie par l'internaute lui- même du contexte de lecture voire du document : « C'est une autre dimension de l'expérience nouvelle faite par l'internaute (...) : autant lire devient un travail effectif, avec tâches techniques et constitution matérielle du cadre qui n'est plus donné, autant tout ce travail se fonde désormais sur la lecture et donc sur cette compétence d'interprétation des signes. (...) Les buts et objectifs pour lesquels le lecteur utilise le Web construisent le sens de sa lecture (...) » (Ghitalla et al. 2003). La médiation technique requiert ici des compétences de manipulation et de navigation comme conditions d'un accès possible à l'information. Le poids important de cette médiation technique entraîne une priorité temporelle de la navigation sur le traitement intellectuel de l’information, une primauté du but à atteindre sur le besoin d’information. Mais pour revenir à cette question de l’intention et de la conscience individuelle, telles que Daniel Schugurensky les pose par exemple au principe d’un apprentissage informel possible, l'importance de la présence du lecteur devient considérable face au redéploiement des contenus et à la disparition des repères éditoriaux. L'acte de lire lui-même se redéfinit alors pour

137 SERRES, Alexandre. Evaluation de l’information : le défi de la formation. Bulletin des Bibliothèques de France, n° 6,

décembre 2005

138 GHITALLA, Franck ; BOULLIER, Dominique ; GKOUSKOU-GIANNAKOU, Pergia ; LE DOUARIN,

Laurence ; NEAU, Aurélie. L'outre lecture : manipuler, (s')approprier, interpréter le Web. Paris : Bibliothèque publique d'information, Centre Pompidou, 2003 (Études et recherche)

notre propos comme projet, dans une lecture active, soumise à des objectifs stratégiques : « C'est pour cette raison que l'on doit à la fois parler de lecture, car les compétences de lectures les plus classiques sont des prérequis mais, au-delà, parler d'outre-lecture car c'est une culture du regard d'une part et de la manipulation d'autre part qui doit être mobilisée. Le lecteur doit constituer lui-même une niche écologique qui lui soit propre, pour habiter le Web, là où on lui propose un milieu nouveau, à la fois homogène techniquement et hétérogène quant au sens des activités qu'il peut y effectuer. (...) La lecture devient un projet » (Ghitalla et al. 2003139). Dans les propos de Jacques Perriault, la Logique de l’usage qu’il décrit s’échafaude en fonction de ce projet individuel propre à l’usager, d’où la distance concevable d’avec la prescription sociale ou technologique : « Le talent distingue en effet celui qui se rend compte de l’intérêt de la trouvaille, de celui qui passe à côté » (Perriault 2001140). C’est cette intention individuelle au principe de l’activité

informationnelle véritable qui nous autorise finalement à parler de pratiques : « On dira qu'il y a une pratique lorsque l'usager n'est pas un simple public de l'institution, ni un simple consommateur des services, et qu'il participe de manière autonome au dispositif technique. Autrement dit, on ne s'arrête pas à la question du "comment", on pose aussi la question du "qui" » (Giffard 2006141). Mais nous dépassons ici le seul stade de la compétence ou de l’expertise pour entrer dans le rapport au monde et au savoir qui définit tout « apprentissage humain » et qui autorise le passage de l’information à la connaissance (Reboul 1980142). Et c’est là où se rejoignent les concepts issus des trois univers : appropriation, compétence et expertise, dans cette définition de l’appropriation comme « procès » et « action de se constituer un soi » (Jouet 2000143). C’est également sur ce terrain que ce situent les enjeux sociaux et politiques de cette fameuse « maîtrise de l’information » et des compétences qui la rendent possible car : « En définitive, étudier les usages des TIC, c’est moins observer ce que chacun fait avec un objet technique, qu’examiner comment les interactions sociales se construisent à travers la technique aussi bien pour s’en emparer que pour agir dans nos sociétés» (Flichy 2008144). Nous retrouvons ainsi l’enjeu de

139 GHITALLA, Franck ; BOULLIER, Dominique ; GKOUSKOU-GIANNAKOU, Pergia ; LE DOUARIN,

Laurence ; NEAU, Aurélie. L'outre lecture : manipuler, (s')approprier, interpréter le Web. Paris : Bibliothèque publique d'information, Centre Pompidou, 2003 (Études et recherche)

140 PERRIAULT, Jacques. La logique de l’usage : essai sur les machines à communiquer. Paris : L'Harmattan, 2008

Nous pourrions d’ailleurs nous interroger sur l’emploi ici du terme de « talent », de même que celui de « mérite », « dont il convient de ne jamais oublier qu’ils sont des constructions sociales et non des caractéristiques naturelles » selon Jean Yves Rochex.

ROCHEX, Jean-Yves. Pratiques de savoir et culture scolaire : un impensé de la démocratisation ? In JACQUET- FRANCILLON, François ; KAMBOUCHNER, Denis (dir). La crise de la culture scolaire : origines, interprétations, perspectives. Paris : PUF, 2005

141 GIFFARD, Alain. L'écriture et la lecture numériques comme pratiques culturelles. ABF. Congrès du centenaire

Demain, la bibliothèque… Paris 9-12 Juin 2006 http://alaingiffard.blogs.com/culture/2006/08/lcriture_et_la_.html

142 « Un apprentissage humain est celui qui aboutit à des savoir-faire permettant d’en acquérir d’autres et qui éduque ainsi la personnalité

tout entière. En d’autres termes, termes bien galvaudés mais auxquels j’ai tenté de rendre leur valeur, un apprentissage humain est celui où l’on apprend à apprendre et par la même à être »

REBOUL, Olivier. Qu'est-ce qu'apprendre ? : Pour une philosophie de l’enseignement. Paris : PUF, 1980 (L'éducateur)

143 JOUËT, Josiane. Retour critique sur la sociologie des usages. Réseaux, vol.18, n°100, 2000 144 FLICHY, Patrice. Technique, usage et représentations. Réseaux, vol.2, n°148-149, 2008

l’appropriation individuelle et du rôle prépondérant qui est attribué aux pratiques informelles aujourd’hui : « Les organisations prirent ce virage puisque l'apprentissage informel est mieux adapté à une économie de la connaissance dans laquelle la connaissance formelle est souvent codifiée si lentement qu'elle n'est plus utile (Watkins, 2005) » (Marsick Watkins 2007145). Avec le concept d'apprenance que nous avons déjà croisé, cousin de la gouvernance, les pouvoirs de décision et d'éducation tendent à se décentrer et à se démultiplier, se déplaçant hors des institutions traditionnelles. La notion d’empowerment, traduisible par « autonomisation » ou « capacitation »146 renforce la prise en charge par l'individu lui-même, de sa destinée économique, de sa vie professionnelle et familiale, de son intégration sociale, de son pouvoir d’autonomie : « Cependant, l'Empowerment n’a pas uniquement à voir avec la capacité de parler et de se faire entendre, d’avoir accès à l’information et le savoir, accès aux processus politiques et aux ressources financières, sociales et naturelles. Elle inclut également la capacité de donner un sens, une raison d’être et signification et une direction à sa vie » (Vanderhulst et al. 2003147). C’est dans ce contexte de montée en puissance et de mise en œuvre de certaines logiques sociétales telles que l’autonomie sociale, l’individualisation des pratiques, la porosité des frontières entre sphère des loisirs et sphères professionnelle ou scolaire, témoignant selon Brougère Bézille 2007 « du renforcement d’une logique productiviste de responsabilisation individuelle sous couvert de « flexibilité » et d’autonomie de chacun vis-à-vis de ses apprentissages (…) »148, que la réflexion des sciences de l’information et de la communication sur les pratiques connectées évolue. La privatisation dont elles sont l’objet ne se limite pas à la réception mais touche également la production d’information : l’individu est placé comme acteur de son environnement documentaire par la

145 MARSICK Victoria J ; WATKINS, Karen E. Les tensions de l’apprentissage informel sur le lieu de travail. Revue

française de pédagogie, n°160, juillet-septembre 2007

Citée : WATKINS, Karen E. Rethinking workplace learning in a knowledge economy. International Journal of Adult and Continuing Education : Andragogy Today, vol.8, n°4, 2005

146 « Les auteurs ont élaboré plusieurs définitions concernant le concept d'empowerment (Rappaport, 1984). Selon les contextes, on peut

conceptualiser la notion d'empowerment et s'y référer à la fois comme théorie, cadre de référence, plan d'action, but, idéologie, processus, résultat (Hawley & Mc Wrirter, 1991) ou conséquence (Gibson, 1991). (…) L'analyse du concept d'empowerment réalisée par Le Bossé et Lavallée (1993) a permis de dégager certaines constantes se retrouvant dans la majorité des définitions applicables à l'empowerment. Les notions de caractéristiques individuelles (le sentiment de compétence personnelle, de prise de conscience et de motivation à l'action sociale), ainsi que celles liées à l'action, aux relations avec l'environnement et à sa dimension dynamique font l'unanimité ». LONGPRE, Caroline Longpré ; FORTE, Danielle ; O’DOHERTY, Christine ; VISSANDJEE, Bilkis. Projet d'empowerment des femmes. Conception, application et évaluation de l'empowerment. Centre d'excellence pour la santé des femmes (CESAF). Consortium Université de Montréal, 1998

RAPPAPORT JULIAN. Studies in Empowerment : introduction to the Issues. Prevention in Human Services, vol.3, 1984

HAWLEY MC WHIRTER, Ellen. Empowerment in counseling. Journal of Counseling & Development, vol.69, 1991 GIBSON Cheryl H. A concept analysis of empowerment. Journal of Advanced Nursing, vol.16, 1991

LE BOSSÉ, Yann ; LAVALLÉE, Marguerite. Empowerment et psychologie communautaire Aperçu historique et perspectives d'avenir. Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale., n°18, 1993

147 VANDERHULST, Patrick ; CAUBERGS, Lisette ; PEETERS, Bob ; MARLEYN, Oscar. Empowerment un

apprentissage social : Document conceptuel Résultats de la recherche-action par ATOL-South Research. Leuven : ATOL, 2003

148 BROUGERE, Gilles ; BEZILLE, Hélène Bézille. De l’usage de la notion d’informel dans le champ de

lecture hypertextuelle, mais aussi par la constitution et l'organisation de sa propre mémoire documentaire (favoris, bookmarking social, portails personnalisés… et autres outils du Web 2.0...). Or notre interrogation concerne un public adolescent, épris des propriétés initiatiques et communautaires attribuées aux objets de communication électroniques. Il est à noter qu’au groupe d’âge que nous nous sommes fixé (14-18 ans) correspond le moment de la scolarité secondaire où la sollicitation enseignante de travaux personnels incluant une recherche documentaire est importante, qu’elle s’effectue fréquemment sous la forme de devoirs à la maison et qu’elle constitue une part prépondérante du travail personnel et de sa méthodologie. Les loisirs, partagés par les pairs, constituent, avec le temps scolaire, une bonne part du quotidien adolescent. Mais, si certaines pratiques numériques et connectées telles que l’inscription dans un réseau social ou les jeux vidéos ne sont, en particulier en France, typiquement pas « pensées pour l’apprentissage mais pour le divertissement (…) et nous révèlent du même coup la complexité des relations entre apprentissage formel et informel » (Berry 2007149), le positionnement est beaucoup plus délicat pour les pratiques d’information inscrites en même temps dans des prescriptions et buts scolaires et dans des préoccupations et besoins personnels. Lorsqu’il est fait mention de la « satisfaction » au quotidien procurée par les pratiques informelles par opposition au « rendement » formel, nous nous demandons si cette satisfaction personnelle existe réellement, ce sur quoi elle repose et quelle peut être la nature de sa participation au rapport au savoir du jeune. Le défi n’est pas tant là méthodologique que conceptuel et nous ne chercherons alors pas principalement à révéler ce que les pratiques ordinaires peuvent avoir de formel que de mettre au jour la réalité des pratiques informationnelles individuelles et à comprendre en quoi le qualificatif d’informelles est apte ou non à les caractériser. Cette entreprise est d’ailleurs selon nous indissociable de la définition même de ce que peut être la formalité en matière de pratiques informationnelles que, ni les exigences scolaires, ni l’expertise définie par le paradigme usager, ne suffisent aujourd’hui à résumer.