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Chapitre 3. L’informel comme objet d’étude et la question centrale de

3.2. Appropriation informelle et compétence formelle ?

3.2.1 Compétence et appropriation

Dès lors qu’il est question de pratiques formelles, issues du cadre scolaire donc, nous trouvons des exigences en termes de compétences attendues. La notion de compétence elle-même, telle qu’elle est mise en œuvre actuellement dans les systèmes éducatifs au point de révolutionner en grande partie les paradigmes, porte en elle une dimension d’évaluation insécable sur laquelle nous allons revenir. Il s’agit de juger de la capacité des élèves à utiliser leurs connaissances et savoir- faire dans des situations diverses et complexes car : « Ce n’est plus le simple contenu des procédés d’observation ou le traitement statistique des résultats qui comptent dans ce modèle, mais la notion de standard, entretenue dans le sens d’exigence à satisfaire ou de niveau de performance à atteindre » (Scallon 200437). Retenons pour le moment que l'évaluation scolaire donne sa marque à l’apprentissage formel qui relève ainsi de la convenance à une norme et donc de la délimitation d’une certaine expertise (compétence et expertise n’étant pas totalement synonymes puisque l’expertise constitue la

36 REITZ, Joan. Online Dictionary for Library and Information Science. http://lu.com/odlis/search.cfm D'après Dictionary

for Library and Information Science. Westport CT: Libraries Unlimited, 2004

37 SCALLON, Gérard. L'évaluation des apprentissages dans une approche par compétences. Bruxelles : De Boeck Université,

norme, la pratique de référence à partir de laquelle peuvent être déclinées les compétences). Nous ne sommes pas là aussi loin qu’il peut le paraître des stratégies et tactiques repérées par Michel de Certeau. En effet, si De Certeau procède à cette séparation c’est pour mieux pouvoir approcher la part de manœuvre individuelle qui se déploie dans les interstices de la consommation. Mais s’il y a des tactiques, il y a en face d’elles des stratégies et nous pourrions donc traduire en termes de « compétence » l’écart entre stratégies et tactiques, ce degré d’aptitude singulière au détournement et à la réappropriation. Si la compétence renvoie au champ éducatif et à l’acquisition par apprentissage, ce terme peut être à rapprocher dans une certaine mesure de celui d’ « appropriation » usité dans le champ de la sociologie des usages et désignant justement l’espace temps du quotidien.

Sociologiquement, l'appropriation dépasse la satisfaction de besoins ponctuels pour devenir promesse créatrice : « or je définis l'appropriation d'une technique comme la maîtrise cognitive et technique d’un minimum de savoirs et de savoir faire permettant éventuellement une intégration significative et créatrice de cette technologie dans la vie quotidienne de l’individu ou de la collectivité » (Proulx 200138 nous soulignons). Le concept invoque la figure de l'usager, terme répandu aujourd'hui à propos de tous les services publics. Dans les bibliothèques de lecture publique, par exemple, devenues mediathèques ou learning centres, le lecteur a laissé place à l'usager. Ce déplacement terminologique refléterait-il l'émergence des TICs et la reconnaissance du bagage d'habitudes que le « lecteur d'écrans » porte en lui ? Cette dénomination peut en tout cas renvoyer à l'idée d'un dispositif proposé pour « faire quelque chose » (se déplacer, s'informer,...), que le destinataire l'utilise ou non, à sa guise ou conformément aux principes qui ont présidé à sa mise en place. La figure de l'usager, coïncidant avec la généralisation des collections en accès libre et des OPAC39 dans les bibliothèques, pour poursuivre cet exemple caractéristique, est marquée par l'autonomie affirmée de l'individu. La médiation professionnelle semble s'amoindrir au profit d'une demande plus consciente de ses choix. Dans le même temps, apparaissent les questions liées à la formation des usagers, c'est-à- dire des compétences nécessaires à la réalisation de cette autonomie supposée, car la médiation technique et la complexité des machines vont croissant, qui interpellent la nécessité d'une formation ad hoc pour le lecteur confronté aux mêmes outils que le professionnel de l'information. De même, dans le domaine scolaire, l'usager du service public d'éducation est « élève » ou « apprenant », et demeure l'élément d'une relation paradoxale où l'apprentissage n'est pas automatique mais la scolarité obligatoire. La notion d'appropriation dessine ainsi les conditions de

38 PROULX Serge, Usages d’Internet, la pensée réseaux. In Guichard Eric (dir.). Comprendre les usages de l’Internet.

Paris : Editions ENS, 2001 (Rue d'Ulm)

maîtrise réelle des objets de communication par les individus qui en font usage. Or cette notion qui touche de près donc aux questions d’apprentissage est tout à fait inusitée dans le domaine de l'éducation. L’appropriation se conçoit comme un processus, la compétence, qui est le terme adapté au champ éducatif, nous semble renvoyer à ce processus réalisé et inscrit dans le cadre stable et fermé qu’offre la relation pédagogique et sa finalité propre d’apprentissage. L’appropriation ne s’inscrit pas dans un contexte clos et engage la relation duale entre les potentialités d’un dispositif et son usager. Si nous pouvons cependant nous permettre de rapprocher ces deux notions l’une de l’autre, c’est en ce qu’elles se rapportent toutes deux à l’autonomie de l’individu. Le concept de rapport au savoir constitue alors à nos yeux une entrée possiblement commune à ces deux notions, qui gomme le seul cadre scolaire pour envisager la relation socialement inscrite de l’individu au savoir en général et à ses propres connaissances. « Apprendre c’est s’approprier ce qui est appris, le faire sien, « l’intérioriser ». Mais « apprendre » c’est aussi s’approprier un savoir, une pratique, une forme de relation aux autres et à soi-même qui existe avant que je ne l’apprenne, en dehors de moi » écrit ainsi Bernard Charlot (Charlot 200140).

En effet, la notion de compétence, au sens d'apprentissage réalisé, implique celle-là même d'appropriation : lorsqu'il s'approprie l'objet technique, l'individu développe des compétences manipulatoires, cognitives et sociales. On s'approprie parce que l'on a des compétences et on développe des compétences parce que l'on s'approprie. Jean-Louis Charbonnier instaure ainsi un pont entre « le braconnage » tel qu’à pu le concevoir Michel De Certeau et les apprentissages scolaires : « Ce braconnage que M. de Certeau applique à la lecture, paraît pouvoir s’appliquer aussi aux apprentissages dans la mesure où ils ne peuvent s’opérer sans que l’apprenant s’autonomise et investisse le champ de la connaissance » (Charbonnier 199741). L’appropriation repose donc sur une certaine forme de compétence individuelle : « (…) sa construction met en jeu des processus d’acquisition de savoirs (découverte de la logique et de fonctionnalités de la machine), de savoir faire (apprentissage des codes du mode opératoire de la machine), et d’habiletés pratiques » nous dit ainsi Josiane Jouët (Jouët 200042). Pareillement, pour reprendre la définition première de Serge Proulx, elle se doit de faire sens c’est-à-dire d’être « significative », elle se doit d’être « créatrice » et donc de dépasser le stade de l’imitation ou de la copie numéraire. Basée, toujours selon cet auteur sur la notion centrale de représentation, elle repose sur une comparaison possible, forme première d’évaluation, entre la représentation générée et la réalité du phénomène technique sur lequel elle porte. Nous notons par ailleurs qu’un

40 CHARLOT Bernard, La notion de rapport au savoir : points d’ancrages théoriques et fondements

anthropologiques. In CHARLOT Bernard (dir.). Les jeunes et le savoir : perspectives internationales. Paris : Economica, 2001 (Education)

41 CHARBONNIER, Jean-Louis. Les « apprentissages documentaires » et la didactisation des sciences de

l’information. Spirale : revue de recherches en éducation, n° 17, janvier 1997

courant de pensée didactique tente un rapprochement effectif de ces deux notions en posant par la notion de « conception » la question de l’apprentissage au sein de l’appropriation et de la construction des savoirs (Giordan De Vecci 199743). Cette distinction terminologique où l’on parle d’appropriation pour désigner ces compétences issues de la pratique quotidienne et non d’une situation consciente d’apprentissage, pose finalement, pour nous, la question du développement possible des « compétences » au sein de la pratique informelle.