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I Portraits de pirates en marge

2) De simples criminels ?

Le cardinal John Henry Newman dans l'Idée d'université de 1852 énonce les qualités d'un gentleman : il ne doit jamais commettre de tort à autrui, il doit éviter de choquer ou de perturber l'esprit d'autrui, il ne doit jamais se montrer ennuyeux, ni se mettre en avant et il doit se moquer des commérages. Sa sagesse doit forcer le respect, son âme se doit d'être noble et il doit ne pas supporter la souffrance, tout en tenant la mort en respect. Ces règles sont admises par la société anglaise depuis le début du siècle. Dans les romans de Walter Scott par exemple, le protagoniste est l'incarnation du gentleman. C'est pour cette raison que Mordaunt est désigné comme le héros de The Pirate : Cleveland ne peut prétendre posséder ces qualités. Les pirates ne peuvent donc pas être des gentilshommes, ni des héros.

Les appellatifs de bandits ou hors-la-loi connotent leur marginalité et leur métier va à l'encontre même des actions héroïques et des codes éthiques de leur époque. De plus, alors que les héros classiques incarnaient une conscience nationale collective (dans le registre épique notamment), ces individus s'opposent avec résolution à l'ordre et au pouvoir en place. Conrad, Cleveland et Argow dépassent leurs prédécesseurs au sens où leurs aspirations ne sont pas les mêmes : le droit à la sensibilité et à l'intériorité en sont un bel exemple. On assiste donc à une transvaluation, c'est-à-dire à un renversement des valeurs

en lien avec l'évolution de la figure du héros.

a) Le pirate marginal : un anti-héros pré-moderne ?

Il suffit d'étudier plus attentivement les portraits des pirates pour se rendre compte qu'ils dépassent le statut des héros antiques et classiques. Le portrait de Conrad est représentatif de cette nouvelle vision héroïque :

Unlike the heroes of each ancient race, Demons in act, but Gods at least in face, In Conrad's form seems little to admire,

Though his dark eye-brow shades a glance of fire: Robust but not Herculean—to the sight

No giant frame sets forth his common height ; Yet in the whole—who paused to look again, Saw more than marks the crowd of vulgar men— They gaze and marvel how—and still confess That thus it is, but why they cannot guess98.

Lord Byron effectue des références aux figures héroïques antiques, notamment Hercule, tout en se démarquant de la tradition classique : ce qui fait de Conrad un homme d'exception n'est plus la grâce de ses traits, ni son physique athlétique, mais son aura, son énergie suscitant une impression ineffable. Le poète glisse également une critique ironique formulée par une proposition antithétique : « Demons in act, but Gods at least in face. » Cette assertion n'est pas sans rappeler une des maximes de La Rochefoucauld : « La plupart des héros sont comme de certains tableaux ; pour les estimer, il ne faut pas les regarder de trop près » ou la conception romantique et hugolienne de l'homme mi-ange,

98 The Corsair, op. cit., chant I, IX, v. 195–204 : « Différent des héros des anciennes races : démons par leurs actes, mais dieux par leur visage, les traits de Conrad n'offrent rien qui impose l'admiration, bien que de noirs sourcils ombragent des yeux étincelants. Robuste, mais non herculéen, il n'a rien de gigantesque, sa taille ne dépasse guère les proportions moyennes ; cependant, dans l'ensemble, il y a quelque chose qui le distingue du commun des mortels. Ce que c'est, on ne peut le comprendre, mais, bien qu'on ne puisse l'expliquer, on avoue cependant que cette impression n'en est pas moins réelle. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 14.)

mi-démon.

Dans Annette et le criminel, Balzac dresse un portrait singulier d'Argow, en total décalage avec celui des héros classiques. Il élimine toute grâce physique mais met en avant l'énergie dégagée par cet homme :

il était […] un peu gros, petit, l’œil plein d'une énergie étonnante et d'une assurance prodigieuse. […] Une chose qui saisissait tout d'abord, c'était un air de majesté répandu sur sa figure, dans ses traits, et qui indiquait un homme né pour le commandement, et qui a en effet commandé99.

Le lecteur sait alors qu'il est face à un homme dépassant le commun des mortels, un être extraordinaire :

l'on n'attendait rien que d'extraordinaire et d'imprévu de son caractère, et l'on appliquait à sa figure les idées que l'on conçoit de certains hommes historiques, dont on se trace un portrait idéal. Il remplissait l'âme tout entière, et l'on ne pouvait pas le voir avec indifférence ; il fallait ou l'admirer ou détourner la tête avec répugnance100.

Cette énergie n'est néanmoins pas une qualité moderne. Elle est un rappel de la virtus propre aux orateurs et aux grands hommes depuis Plutarque. Elle renvoie au courage dont le tribun se sert afin d'imposer son point de vue à son auditoire et à ses adversaires.

b) Refus de l'héroïsme

Les trois pirates ne cherchent pas à se présenter comme des héros. Ils arborent fièrement le pavillon noir (ou rouge). La suite du portrait de Conrad le confirme :

Sun-burnt his cheek—his forehead high and pale,— The sable curls in wild profusion veil;

And oft perforce his rising lip reveals

The haughtier thought it curbs, but scarce conceals101. 99 Annette et le criminel, op. cit., chap. IV, tome premier, p. 470.

100Ibid., p. 471.

Le teint hâlé est caractéristique du marin : il ne peut donc cacher son métier. Cleveland et Argow se distinguent par leur visage bruni par le soleil. Dans le portrait d'Argow d'Annette

et le criminel, Balzac note : « il était très basané ». Le portrait de l'ancien capitaine pirate

dans ce roman s'oppose à celui du Vicaire des Ardennes. Dans ce dernier, bien qu'il dote également le personnage d'une énergie majestueuse, le jeune Balzac oppose son personnage au modèle héroïque au sens où il ne cherche pas à cacher sa vraie nature criminelle :

Ce matelot, nommé Argow, était un de ces hommes que la nature semble ne pas avoir achevée : court, trapu, large vers les épaules et la poitrine, ayant une grosse tête, et une horrible expression de férocité, il régnait, parmi tout cela, un air de majesté sauvage, qui révélait une énergie rare et l'intrépidité […] Du reste, ivrogne, sale, brutal et ambitieux102.

Tandis que dans Annette et le criminel, Argow détient la même férocité mais il devient plus sensible à la compassion. Exerçant sa faculté de discernement, il n'agit en criminel que lorsque la situation l'impose :

il régnait, dans sa pose et ses manières, dans ses traits et le contour de sa bouche, des indices d'une force qui sentait en quelque sorte la férocité : il aurait pu, comme l'aigle, déchirer sa proie ; mais, comme le lion, il aurait su pardonner. […] Un physionomiste, d'après sa bouche, l'aurait jugé un être dépourvu de sensibilité ; un autre, à l'aspect de ses yeux, y aurait vu cette vaste conception, cette grandeur qui ne machinent rien de bas, et qui, dans un crime, ne commettent rien que de nécessaire, sans égorger, comme le tigre, pour le seul plaisir de se baigner dans le sang103.

Cleveland et Argow laissent échapper à quelques reprises du vocabulaire argotique et font souvent allusion au monde maritime au travers d'images et de comparaisons. Argow use d'injures stéréotypées comme « Mille boulets » ou « Triple bordée104 ». Cleveland emploie nombre d'images et d'expressions maritimes :

par les boucles épaisses de sa noire chevelure, et souvent le mouvement de ses lèvres révèle les pensées hautaines qu'il réprime, mais qu'il peut rarement dissimuler. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 14.)

102Le Vicaire des Ardennes, op. cit., chap. X, tome premier, p. 229. 103 Annette et le criminel, op. cit., chap. IV, tome premier, p. 470-471. 104Le Vicaire des Ardennes, op. cit., chap. X, tome premier, p. 230.

Cleveland answered, with his usual bluntness of manner, that time and tide tarried for no one105

Ou encore : « I can't stay in this latitude106 ». Leurs manières et leur vocabulaire ne sont pas dignes de gentlemen.

De plus, leurs actes et leurs paroles indiquent qu'ils ont bien baigné dans le crime. Ils sont même souvent apparentés aux habitants de l'Enfer. Dans The Corsair, le portrait de Conrad s'achève par ces vers :

There was a laughing Devil in his sneer, That raised emotions both of rage and fear; And where his frown of hatred darkly fell,

Hope withering fled—and Mercy sighed farewell107!

La haine qu'il porte en lui envers le monde lui fait commettre des atrocités. Walter Scott passe soussilence les exactions de Clément Vaughan mais quelques épisodes au cours du récit montrent l'impétuosité et la sauvagerie cachée du personnage. Dans l'un d'eux, le capitaine s'emporte face aux sournoiseries du colporteur Bryce Snailfoot qui lui a volé ses biens. Les menaces sont à peine voilées108. Le forban bouillonne et :

Cleveland […] seizing upon the Jagger by the collar, dragged him over his temporary counter, which was, with all the goods displayed thereon, overset in the scuffle ; and, holding him with one hand, inflicted on him with the other a severe beating with this cane109

Cleveland aurait pu même le blesser grièvement, voire le tuer si les autorités de la ville n'étaient pas intervenues. Le comportement d'Argow évolue au cours des deux romans de

105 The Pirate, op. cit., chap. III, seconde partie, p. 340, « Cleveland répondit, avec la brusquerie franche-qui lui était habituelle, que le temps et la marée n'attendaient personne » (traduction de Cérisy, 1889, p. 328.) 106 Ibid., chap. VIII, première partie, p. 132.

107 The Corsair, op. cit., chant I, V, v. 225 – 228, « Il y avait comme un démon dans son rire, qui soulevait à la fois des émotions, de rage et de crainte, et pour celui sur qui tombait son froncement de sourcils empreint d'une haine atroce, l'espérance s'enfuyait à tout jamais, il lui fallait soupirer ses adieux à la pitié. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 15.)

108 The Pirate, op. cit., chap. XII, seconde partie, p. 459, « I will break your bones if you speak another word, replied Cleveland » : « Je vous briserai les os si vous prononcez un mot de plus, répliqua Cleveland. » (traduction personnelle)

109 Ibid., p. 460, « Cleveland bondit sur le colporteur, et le saisissant par le collet de son habit, il l'attira à lui, renversant du même coup étalage et marchandises, et lui infligea une correction de premier ordre. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 461.)

Balzac. Dans Le Vicaire des Ardennes, l'homme est dépeint comme un simple criminel sans scrupules110. Dénué d'honneur, il ment à M. de Saint-André en lui promettant de lui rendre sa fille :

Eh bien, répliqua le farouche matelot avec un infernal sourire, je jure, foi de corsaire,

de ne remettre votre fille qu'à vous-même111

Il reste l'antagoniste de ce roman et prétend être l'agent de la mort. Il le confie à Vernyct lorsqu'il entreprend son meurtre :

Il ne faut compter sur le secret de personne, je ne m'en fie pour cela qu'à une femme. […] La mort112 !

Son apparition pourrait être comparée à celle de la faucheuse et de sa charrette lorsque son carrosse arrive à la porte de Mélanie. La jeune femme éprouve « un frisson général » et « l'effroi la glace ». Le pirate prétend qu'elle n'a rien à craindre : elle est seulement condamnée à entendre ce qu'il a à lui révéler113. Il souligne alors qu'il est « vassal de Satan » et qu'il fera « tout le mal qu'[il] pourr[a] ». Il ajoute : « Puisque je dois être un démon, je le serai jusqu'à mon dernier soupir114 ! » Argow est même considéré par son créateur comme la personnification du crime :

et, dans ce moment, Argow semblait par son attitude et la férocité de son visage être le

crime lui-même115

Dans Annette et le criminel, Argow évolue et devient un criminel plus vertueux et en quête de rédemption. Néanmoins, il n'hésite pas à céder à ses pulsions et à la violence au premier signe de mécontentement. Lorsqu'il est accusé d'entretenir des relations avec les brigands des bois de Valence, le propriétaire de Durental s'emporte116. Il en vient même à tuer un de 110Le Vicaire des Ardennes, op. cit., chap. XII, tome troisième, p. 338, alors qu'il va commettre un meurtre,

« Argow est aussi tranquille que s'il eût donné un coup de pied dans une bouteille vide. » 111 Ibid., chap. XXI, tome troisième, p. 334.

112 Ibid., p. 334.

113 Ibid., chap. XXX, tome quatrième, p. 407. 114 Ibid., p. 408.

115 Ibid., chap. XXIV, tome quatrième, p. 360.

ses anciens camarades, Navardin, car il a osé toucher à sa bien aimée, Annette :

Argow tirait tranquillement de son doigt une bague d'or dans laquelle se trouvait une épingle, il la prit, et la plongeant dans la poitrine du brigand, ce dernier expira aussitôt que la pointe de cette arme d'un nouveau genre eut atteint le sang d'un vaisseau117.

Ces pirates sont des hommes de l'instant, qui ne réfléchissent pas, qui s'abandonnent à leurs pulsions sauvages, à leur goût de la démesure et de la cruauté. Mais le reste de l'humanité n'est-elle pas aussi coupable ? C'est la thèse de l'abbé Montivers dans

Annette et le Criminel. En rappelant la parole du Christ (que celui qui n'a jamais péché lui

jette la première pierre), il veut signifier que nul n'est innocent et tout est question de point de vue118. Si Argow avait été un corsaire, il aurait été du côté de la légalité et n'aurait pas été perçu comme un criminel. Il n'est finalement qu'un personnage romanesque, alors que les vices qu'expose l’ecclésiastique sont des vices de la vie quotidienne, des vices cachés de la société contemporaine de Balzac et de ses lecteurs :

« S'il était ici un coupable, personne, pas même moi, n'oserait lui jeter la première pierre. Vous avez tous, tous ! … à vous reprocher d'avoir jeté les taches sur votre robe, sur la robe céleste ! Quis non peccavit119 ! »

De plus, les marins vivent en dehors des lois humaines et terriennes. Ils sont en deçà du bien ou du mal. La mer fonctionne comme un entre-deux, comme une société en marge de la société terrestre. Ils sont criminels lorsqu'ils rentrent au port mais en mer, ils ne sont que des hommes se battant pour leur survie dans un système régi par la loi du plus fort.

Du fait de leur statut de criminel, Cleveland, Conrad et Argow ne peuvent être des héritiers directs des conceptions antiques et médiévales de l'héroïsme. Toutefois, il ne faut

s'animèrent et les signes d'une effroyable colère se manifestèrent sur son visage, et avec la même rapidité qu'un tonneau de poudre qui s'enflamme et part. […] Alors l'étranger alla rapidement à l'officier de police, et, le saisissant par le milieu du corps, il le secoua de manière à lui faire jeter les hauts cris ; il l'enleva en l'air, le tourna, et en un clin d’œil s'en servit comme d'une toupie, sans que les gendarmes pussent l'en empêcher. »

117 Ibid., chap. IX, tome deuxième, p. 514. 118 Ibid., chap. XII, tome deuxième, p. 537-542. 119 Ibid., p. 538–539.

pas les réduire à de simples vauriens. Ils sont marginaux au sein de leur propre communauté. Leur aspect démoniaque, cette face sombre et inquiétante de leur personnalité, en plus d'être un ingrédient romanesque est un parti pris esthétique. Leur psychologie complexe et leur ambivalence marquent l'influence d'un certain esprit romantique et en cela, ils sont des héros de la modernité.