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I Une passion sincère mais menacée

2) Une femme amoureuse d'un criminel

Chaque œuvre donne une amante au pirate : Medora pour Conrad, Annette pour Argow et Minna pour Cleveland. Les trois figures féminines, mais aussi Gulnare dont l'amour qu'elle porte pour Conrad n'est pas réciproque, peinent à dissimuler leur attirance pour le criminel, et ce dès leur première rencontre :

Annette ne put soutenir le regard singulier de l'un d'eux : elle sentit en elle-même quelque chose d'indéfinissable à son aspect, et, toute honteuse de se voir seule, elle rougit et se retira336.

Balzac réinvestit l'imagerie de l'énamoration et insiste à plusieurs reprises sur l'effet ineffable produit sur la jeune femme. Dans The Pirate, c'est Mordaunt qui soupçonne l'inclination de Minna pour le capitaine :

Minna, with a native grace, and somewhat of stateliness in her manner, bent her head to the company in general, with a kinder and more particular expression as her eye reached Cleveland337.

a) La femme du pirate : un amour fidèle mais douloureux

L'extrême fidélité est l'un des principaux attributs de l'amante du pirate. Derrière les personnages de Medora et de Minna, la silhouette de Pénélope, figure antique de la fidélité apparaît. En effet, comme elle, les deux femmes attendront le retour et des nouvelles de leur amant errant sur la mer :

The night-breeze freshens – she that day had past In watching all that Hope proclaimed a mast ; Sadly she sate – on high – Impatience bore At last her footsteps to the midnight shore, And there she wandered heedless of the spray That dash'd her garments oft, and warn'd away338

Brenda redoute que Minna adopte ce comportement, comme elle le confie à Mordaunt en racontant une histoire bien connue des îles Shetland :

« you remember how Ulla Storlson used to go, day by day, to the top of Vossdale- head, to look for her lover's ship that was never to return ? […] when I remember the fluttered look, of something like hope, with which she ascended the cliff at morning, and the deep dead despair which sat on her forehead when she returned, - when I think on all this, can you wonder that I fear for Minna, whose heart is formed to entertain, with such deep-rooted fidelity, any affection that may be implanted in it339 ? »

337 The Pirate, op. cit., chap. XIII, première partie, p. 192, « Minna, avec la grâce naturelle d'une jeune souveraine, s'inclina légèrement à la ronde, et Mordaunt remarqua que ses yeux prirent une expression de douceur toute particulière en s'arrêtant sur Cleveland. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 191.)

338 The Corsair, op. cit., chant III, III, v. 1242 – 1246, « La brise de la nuit fraîchit ; Medora a passé tout le jour à observer l'horizon, à épier tout ce qui pouvait lui faire espérer, tout ce qui pouvait lui offrir l'apparence d'un mât; tristement elle est assise sur la hauteur ; impatiente enfin, au milieu de la nuit, elle descend sur la grève, et là elle erre isolée sans daigner prendre garde à l'écume dont 1a vague l'inonde comme pour la forcer à s'éloigner. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 88.)

339 The Pirate, op. cit., chap. XVI, première partie, p. 226, « Vous souvenez-vous d'Ulla Storlson qui, chaque jour, gravissait le sommet du Vossdale-head pour guetter le retour du vaisseau de son amant qui ne devait jamais revenir ? […] je vois encore son regard brillant d'espérance, lorsque le matin elle gravissait la colline ; je vois l'expression désespérée, le morne chagrin qui courbait son front le soir lorsqu'elle redescendait !Lorsque je pense à tout cela, pouvez-vous vous étonner que je m'inquiète pour Minna, dont le cœur aimant demeurera fidèle ; à tout sentiment, qui y aura pris naissance ? » (traduction de Cérisy, 1889, p. 226-227.)

Annette prouvera sa fidélité en fomentant la fuite de son mari, Argow340 et de manière plus symbolique, en tombant dans la fosse où il repose. Elle n'a plus de raisons de vivre car elle ne voit « plus de vestiges de cet être qu'elle avait chéri341 ». Sans l'être aimé, la vie semble dénuée d'intérêt. C'est pour cette raison que Medora se suicidera, pensant que Conrad a été tué par son ennemi. Cet amour sans partage signifie que le forban est digne d'être aimé et envisage le rachat de l'âme corrompue. Par conséquent, le forban est paré de vertus, ce qui contribue, une fois encore, à nourrir sa complexité psychologique.

L'amour peut être synonyme de douleur, voire de folie pour l'amante. Le vers de Lamartine, « un seul être nous manque, et tout est dépeuplé342 », s'applique aux trois figures féminines principales : lorsque la femme doit se séparer de son aimé, les adieux sont déchirants et l'absence de l'être aimé provoque des souffrances morales. Lorsque Cleveland et Mordaunt partent du foyer des Troil, les deux sœurs pleurent dans les bras l'une de l'autre :

It is probable, that through Brenda's tears were most abundant, the grief of Minna was most deeply seated ; for, long after the younger had sobbed herself asleep, like a child, upon her sister's bosom, Minna lay awake, watching the dubious twilight, while tear after tear slowly gathered in her eye, and found a current down her cheek, as soon as it became too heavy to be supported by her long black silken eyelashes343.

Conrad prévient Medora de son départ. La réaction de celle-ci ne se fait pas attendre :

This hour we part ! - my heart foreboded this. Thus ever fade my fairy dreams of bliss - This hour – it cannot be – this hour away344 ! 340 Annette et le criminel, op. cit., chap. XXVI, tome quatrième, p. 647–648. 341 Ibid., chap. XXX, tome quatrième, p. 672.

342 Alphonse de LAMARTINE, « L'Isolement », Méditations poétiques, Paris, 1820.

343 The Pirate, op. cit., chap. III, seconde partie, p. 342, « Le chagrin de Minna, quoique moins expansif que celui de sa sœur, n'en était peut-être que plus profond, et longtemps après que Brenda s'était endormie en pleurant comme un enfant, Minna demeura éveillée ; de grosses larmes montaient à ses yeux l'une après l'autre, ne roulant le long de ses joues que lorsque ses longs cils noirs ne pouvaient plus les retenir. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 329–330.)

344 The Corsair, op. cit., chant I, XIV, v. 408 – 410, « A l'instant même... tu pars mon cœur l'avait pressenti ; ainsi s'évanouissent mes rêves de bonheur. — A l'instant même, mais cela ne peut être. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 27.)

La douleur bien que morale est si intense qu'elle laissera des marques physiques :

[…] « Farewell ! »

For in that word – that fatal word – howe'er

We promise – hope – believe – there breathes despair. O'er every feature of that still, pale face,

Had sorrow fix'd what time can ne'er erase : The tender blue of that large loving eye Grew frozen with its gaze on vacancy345

Quand l'amour devient passion et exaltation, il suscite des réactions excessives proches de la folie. Dans The Corsair, Medora, si préoccupée par le sort de Conrad, se tient à la frontière de la folie et de la démesure :

Till grew such certainty from that suspense - His very Sight had shock'd from life or sense346 !

Annette, pourtant raisonnable et pieuse, vogue progressivement vers le rivage de la folie à mesure que l'aventure se déroule. Lorsque son mari, Argow, est emprisonné, elle commence à perdre la raison, tant son amour pour lui est fort. Les rôles permutent : alors qu'Argow tend vers la rédemption spirituelle, Annette semble prendre le chemin inverse :

Cette Annette qu'on a vue si religieuse, si rigide, courbait maintenant la religion tout entière sous son amour, et, quand celui qui jadis ne connaissait même pas l'image du Christ lui disait qu'ils transgressaient toutes les lois divines et humaines, cette vierge pure répondait : « Si nous réussissons, c'est que Dieu le veut ! … » Paroles qui, de tout temps, ont été l'argument des vainqueurs347.

Elle semble se détourner de ses idéaux et de la religion comme le laisse penser sa larme coulant le long de sa joue pour toute réponse :

- Ah ! Disait-elle, je l'aime bien mieux errant et vagabond que sous les verrous de cette horrible prison ! …

345 Ibid., chant I, XV, v. 486-492, « « Adieu », car dans ce mot, ce mot fatal qui nous porte à espérer, à croire, il y a comme une vague idée de désespérance. Déjà, sur tous les traits de son visage immobile et pâle, la douleur a imprimé des rides que le temps ne peut plus effacer ; le tendre azur de ces grands yeux aimants s'est glacé à force de regarder le vide. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 33– 34.)

346 Ibid., chant III, III, v. 1250–1251, « Son inquiétude en arrive à un tel degré d'incertitude, que la vue même de son amant pourrait maintenant lui coûter ou la vie ou la raison. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 88.)

- Et Dieu ? … répondit Argow.

Annette baissa la tête, et une larme roula sur sa joue348.

Argow est pendu. A ce moment, Annette perd la raison : « au milieu de son délire349 » et la marque la chute de cette figure angélique.

b) Devenir femme de Caïn : histoire d'une chute ?

Aimer un criminel, c'est accepter de devenir l'amante d'un être marquée à vie par une malédiction. Le forban possède la marque du crime et est contraint sans cesse à l'exil. Argow prévient Annette :

« Ah ! Quelle est la femme qui, vertueuse et touchante, voudra s'allier à moi pour rester perpétuellement au sein de la douleur, sans connaître ni la paix, ni le repos ! Elle serait sans asile, sans foyer, repoussée partout à cause d'un époux qui porte sur le front une marque éternelle de réprobation. Comme la femme de Caïn, elle me suivrait dans les larmes et dans un perpétuel enfantement de rage et de malheur : elle verrait toujours le ciel d'airain, la terre deviendrait aride sous ses pas, … et ceci n'est rien350 ? »

Plusieurs lectures, dont celle de Melmoth the Wanderer de Charles Robert Maturin ou encore celle du Caïn de Byron, ont probablement amené Balzac à écrire ces lignes. Après le meurtre d'Abel, Caïn va s'exiler dans la partie la plus aride de l'Eden et sa femme, Adah, va le suivre. Annette est prête à partager cette vie d'exil351. Pourtant, dans les œuvres du corpus, il en va tout autrement. Les amantes seront pardonnées aux yeux des hommes mais aussi aux yeux de Dieu. Minna tente de sauver Cleveland de la prison tout en restant certaine d'être digne de pardon :

« For my share in your escape, answered the maiden, the honesty of my own intention 348 Ibid., chap. XXVII, tome quatrième, p. 651.

349 Ibid., chap. XXX, tome quatrième, p. 669. 350 Ibid., chap. XIII, tome deuxième, p. 545.

351 Ibid., chap.XIII, tome deuxième, p. 546-547 : « jamais je ne verrai le ciel injuste, la terre ne sera pas stérile, je n'aurai point de douleur, encore moins de la rage, parce que je serai à vos côtés. »

will vindicate me in the sight of Heaven ; and the safety of my father, whose fate depends on yours, will be my excuse to man352. »

Qu'en est-il d'Annette ? Est-elle devenue un ange déchu suite à son alliance avec un démon ? Balzac se détourne de la voie romantique et choisit de raconter l'histoire d'Annette non comme l'histoire d'une chute mais plutôt comme l'histoire d'une ascension spirituelle. Grâce à son amour pour un criminel, elle qui n'était qu'une petite bourgeoise, est devenue une héroïne. Sans sa rencontre avec Argow, sans son amour passionné pour lui, elle n'aurait pas vécu ces aventures et n'aurait pas été confrontée à des dangers et à la mort. Comme s'exclame sa mère, Mme Gérard, grâce à sa passion et à Argow, elle est devenue « femme353 ». Femme assumée de Caïn, elle s'oppose à la vision de la vierge pure évoquée

dans le sermon de M. de Montivers : Annette n'a pas connu de chute, elle n'est pas devenue « noire354 ». Quand elle meurt, l'écrivain n'a pas jugé utile de la faire entourer d'anges ou d'insister sur son aspect céleste : elle meurt de manière réaliste, comme une simple femme. Maurice Bardèche reproche aux romans de jeunesse de Balzac de mettre en scène des figures féminines trop vertueuses et trop niaises355. Pourtant, Annette révèle qu'elle est un personnage plus complexe et moins monolithique qu'une simple femme amoureuse d'un criminel. Ses choix dans le roman sont assumés : elle n'agit pas par simple égarement d'esprit mais par conviction. Seul le personnage de Gulnare dans The Corsair, quand il tombera amoureuse de Conrad, connaîtra une déchéance en assassinant le pacha Seyd dans son sommeil.

352 The Pirate, op. cit., chap. XVII, seconde partie, p. 525, « La pureté de mes intentions, répondit la jeune fille, et la pureté de mes sentiments seront mon excuse vis-à-vis de Dieu pour avoir favorisé votre évasion ; et le salut de mon père, qui dépend du vôtre, sera ma justification aux yeux du monde. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 519.)

353 Annette et le criminel, op. cit., chap XXVIII, tome quatrième, p. 663.

354 Ibid., chap. XII, tome deuxième, p. 538, « Il a traîné cet ange d'amour dans l'iniquité, elle est morte dans l'impénitence finale, ses belles formes sont souillées, elle est devenue noire ; en vain elle a étendu ses bras décharnés vers le ciel, en vain elle a fait sortir d'entre ses joues flétries une parole digne de son premier âge. »

Être l'amante d'un pirate, c'est connaître une véritable passion et une exaltation sauvage mais c'est aussi connaître la solitude et sa souffrance. C'est également faire la promesse d'une fidélité inébranlable. Se rapprocher d'un esprit corrompu, c'est risquer la déperdition et la folie.