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Le pirate peut-il réellement réussir à quitter son ancien métier et à réintégrer la société en se rachetant ? L'essayiste Gilles Lapouge est persuadé de l'impossibilité d'une réhabilitation du forban :

On ne progresse pas vers la piraterie. On y bondit et il faut bien y introduire en même temps tout son petit baluchon, c'est-à-dire la totalité de son être. D'où le radicalisme, l'extrémisme qui frappe de son sceau le destin du pirate et cette amère inaptitude au repentir. […] [La piraterie] colle à sa peau comme une tunique de Nessus. Il s'arracherait la vie en la décollant. La révolte pirate n'est pas un ornement sur l'être. Elle est l'être447.

Plusieurs obstacles ralentissent le pirate sur sa route vers la rédemption. Ces entraves peuvent être le fait des hommes mais également d'ordre spirituel. En effet, le forban est poursuivi par la fatalité depuis sa naissance en même temps que par la mort elle-même.

1) Entre fatalité et entraves humaines

Cleveland, Conrad et Argow sont des êtres fondamentalement maudits. Fils de Caïn, ils sont des proscrits, des exilés.

a) Le destin tragique du pirate

Les pirates semblent sous le joug du destin. Par certains traits de comportements, par leur histoire d'amour impossible, et par cette fatalité, ils s'apparentent à des héros tragiques. Ils ne peuvent vraisemblablement pas réagir et agir : le destin en décide autrement. Cette idée romantique d'une fatalité du mal qu'on commet sans le vouloir rejoint

la nature mélancolique des pirates, une nature mauvaise ou fondamentalement marginale. Cleveland est entré dans la piraterie à cause d'une suite de malheurs, non par un instinct naturel :

There are two sorts of men whom situations of guilt, terror, and commotion, bring forward as prominent agents. The first are spirits so naturally moulded and fitted for deeds of horror, that they stalk forth from their lurking-places like actual demons […]. But Cleveland belonged to the second class of these unfortunate beings, who are involved in evil rather by the concurrence of external circumstances than by natural inclination, being, indeed, one in whom his first engaging in this lawless mode of life, as the follower on his father, nay, perhaps, even his pursuing it as his father's avenger, carried with it something of mitigation and apology ; - one also who often considered his guilty situation with horror, and hade made repeated, though ineffectual efforts, to escape from it448.

Le destin joue avec le capitaine pirate. Il semble souhaiter l'échec et de son amour et de sa rédemption. Tout d'abord, les camarades hors-la-loi réapparaissent, empêchant ainsi Cleveland de vivre paisiblement auprès de Minna Troil449. Ensuite, la tentative de meurtre sur Mordaunt l'empêche définitivement de retourner à Burgh-Westra450. Enfin, il est fait prisonnier à deux reprises par les autorités de la ville de Kirkwall, à cause de la couardise de Yellowley puis à cause de la trahison de Jack Bunce, il finit par être jugé à Londres.

448 The Pirate, op. cit., chap. XIX, seconde partie, p. 540 – 541, « Il y a deux classes d'hommes qu'aux époques tourmentées, époques de crimes et de terreur, on trouve toujours au premier rang : d'abord, les esprits naturellement tournés vers le mal, que le crime attire comme leur élément et qui sortent de leurs repaires aux heures sanglantes comme autant de démons […]. Cleveland appartenait plutôt à cette seconde catégorie d'individus que les circonstances, plutôt que leur goût nature], ont entraînés au mal. Il y avait même peut-être pour lui, qui ne s'était engagé dans cette carrière criminelle qu'à la suite de son père, et ensuite pour venger sa mort, une excuse sérieuse, une circonstance atténuante. A plusieurs reprises, il avait été pris de dégoût, pour son métier, et plusieurs fois il avait fait sans résultat des efforts pour y échapper. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 536–537.)

449 Ibid., chap. XI, seconde partie, p. 447, « a Jagger, as they call them here, like a meddling, peddling thief as he is, brought down intelligence to Zetland of your lying here, and I was fain to set off, to see if you were the consort of whom I had told them, long before I thought of leaving the roving trade. » : « un colporteur, un misérable bavard, que Dieu damne! a annoncé aux îles Shetland la nouvelle de votre arrivée ici ; j'ai bien été obligé de partir afin de m'assurer si le navire signalé était celui que j'attendais, et dont j'avais parlé à mes amis avant d'avoir pris la résolution d'abandonner le métier. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 437.)

450 Ibid., chap. XI, seconde partie, p. 448, « Another unhappy job I may be troubled with – I hurt a young fellow, who has been my plague for some time, in an unhappy brawl that chanced the morning I left Zetland » : « Autre complication encore : dans une malheureuse querelle qui s'est élevée le matin même du jour où j'ai quitté les Shetland, j'ai blessé un jeune homme qui était mon rival, et qui m'exaspérait depuis quelque temps déjà. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 438.)

Pourtant, comme s'en rend compte Minna, Cleveland est un homme naturellement bon :

« But in you, I am sure, I have been thus far free from error – that you are one to whom good is naturally more attractive than evil, and whom only necessity, example, and habit, have forced into your late course of life451. »

Conrad n'était également pas destiné à cette vie de hors-la-loi. Il était né bon et sensible, il est devenu un marginal, un criminel et un misanthrope à cause de la perversité du monde et de ses habitants :

Yet was not Conrad thus by Nature sent To lead the guilty – guilt's worst instrument -

His sould was changed – before his deeds had driven Him forth to war with man and forfeit heaven. Warp'd by the world in Disappointment's school, In words too wise – in conduct there a fool - Too firm to yield – and far too proud to stoop - Doom'd by his very virtues for a dupe,

He curs'd those virtues as the cause of ill, And not the traitors who betrayed him still ; Nor deem'd that gifts bestowed on better men Had left him joyn, and means to give again452.

Les âmes de Conrad et de Cleveland ont été altérées par des événements ou par la perversité humaine. Elles n'étaient pas naturellement enclines à embrasser le Mal. La vie d'Argow a été différente : certes, il a été abandonné et recueilli par un matelot, Hamelin, mais il a choisi cette vie de criminel en se mutinant à bord de la Daphnis453. Son choix était

451 Ibid., chap. XXII, seconde partie, p. 576, « Mais au moins, je suis sûre de ne pas m'être trompée en ce qui vous concerne ; vous êtes de ceux que le bien attire plus que le mal ; la nécessité, l'exemple, l'habitude tous ont seuls entraîné à mener cette existence indigne de vous. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 578.)

452 The Corsair, op. cit., chant I, XI, v. 251–262, « Et pourtant la nature n'avait pas destiné Conrad à commander à des forbans, les plus redoutables instruments du crime ; — son âme avait été altérée avant que ses actes l'eussent entraîné à déclarer la guerre aux hommes et à forfaire envers le ciel. Trompé par le monde, il n'avait su profiter des leçons de l'adversité ; il avait été trop sage dans ses paroles, trop insensé dans ses actions, trop ferme pour plier, trop fier pour s'abaisser, destiné par ses vertus même à servir de dupe, il maudit ces vertus comme la cause de son malheur ; au lieu d'accuser ceux qui le trahissaient, il ne pensa pas que le bien fait à des hommes meilleurs lui rendrait le bonheur et le moyen de faire de nouveaux heureux. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 17-18.)

453 Annette et le criminel, op. cit., chap. VIII, tome deuxième, p. 506 – 507 : on apprend les origines d'Argow, élevé par Hamelin. Il a appris qu'il venait de Valence (des papiers l'attestent) et qu'il s'appelle Jacques. Tout comme d'autres héros balzaciens, Argow veut retrouver son pays natal et entame une quête œdipienne, une quête d'identité afin de retrouver ses racines, « Jacques né le 14 octobre 1786, dans la paroisse de Durantal. »