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I Portraits de pirates en marge

5) L'itinéraire édifiant du pirate

Ces pirates en marge, transgressifs par essence, conduisent certains personnages, les héros notamment, à enrichir leur connaissance du monde et à se débarrasser de leur vision innocente et manichéenne.

a) La mutinerie d'Argow : porte-parole de la complexité du monde

Dans la première partie de son journal, Joseph, le protagoniste du Vicaire des

Ardennes, raconte son enfance avec sa sœur sur une île lointaine. Cet épisode permet à

Balzac de réinvestir ses connaissances de la philosophie de Rousseau et d'emprunter à Bernardin de Saint-Pierre l'histoire de Paul et Virginie. Au chapitre VII du livre premier du

Contrat social ou Principes du droit politique, « De l'État civil », Jean-Jacques Rousseau

aborde l'état de nature. Il récuse le péché originel et introduit l'hypothèse d'un état naturel de l'homme. La bonté de l'homme naturel, terme qui a induit en erreur plus d'un

commentateur du philosophe, dépasse les notions éthiques du Bien et du Mal. L'homme est naturellement bon mais il n'est pas moral car pour qu'il le soit, il faut qu'il sache ce qu'est être moral. Et cette connaissance n'est possible qu'en intégrant une société. « Ce passage de l'état de nature à l'état civil » permet à l'homme naturel de passer du stade « d'animal stupide et borné » à un « être intelligent et un homme169. » Toutefois, le passage à l'état civil peut engendrer une dégradation car l'homme corrompt la société, donc la société peut être corruptrice. De plus, l'être intégrant une société perd sa liberté naturelle mais gagne une autre forme de liberté, la liberté civile. C'est ce qu'apprend le jeune Joseph et sa sœur quand ils quitteront l'île. En marge, sur leur île, ils ignoraient « les abominables combinaisons que produisent les vices particuliers à l'état social et aux agglomérations d'hommes170. » Aussi la rencontre avec Argow, le chef de la mutinerie, va être décisive dans l'évolution du personnage. Un soir, Joseph est témoin « d'une singulière scène », « caché dans l'embrasure d'un canon, et, protégé par l'ombre171 » tout comme Jim Hawkins dans The Treasure Island. Cette réunion de marins, qui va causer la mutinerie à bord du vaisseau de M. de Saint-André, confronte le héros à la haine. Il y perd sa vision innocente du monde et se rend compte de la corruption de la société :

Ce fut le premier spectacle que me donna l'état social : cette scène avait pour acteurs les plus grossiers des hommes, et comme ils ne retenaient point l'expression de leurs passions, j'en vis le jeu à découvert. […] Toutes ces figures sauvages et animées sur lesquelles se gravait ingénument la crainte, car ils redoutaient encore leur conscience, formaient un tableau digne d'être vu172.

L'expérience de Joseph marque son passage de l'état de nature à l'état civil. En quittant son île, il est contraint de rejoindre la société humaine et de lui obéir. Aussi s'apercevra-t-il

169 Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social [1762], Paris, Nathan, 1998 (première publication en 1762), livre premier, chap. VIII, « De l'État civil », p. 44.

170 Le Vicaire des Ardennes, op. cit., tome deuxième, chap. VIII, p. 215. 171 Ibid., tome deuxième, chap. X, p. 229.

notamment que sa liberté civile lui interdit de se marier avec sa sœur. C'est grâce à l'observation d'Argow et de sa bande que le futur vicaire va se rendre compte de la complexité du monde des hommes et qu'intégrer la société humaine implique de sacrifier certaines libertés plus naturelles. Joseph aurait pu être plus téméraire, à l'instar d'un Jim Hawkins qui n'aurait pas hésité à se mêler à la mutinerie et à se battre aux côtés du commandement. Il aurait pu également choisir de garder sa liberté naturelle : il aurait rejoint l'équipage d'Argow. En effet, comme évoqué précédemment, les marins décident de se mutiner car ils ne supportent plus la société, et veulent retrouver leur liberté naturelle dont ils ont été privés. « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers173 », cette phrase inaugurale du Contrat Social de Rousseau pourrait résumer la raison de la révolte de nombreux marins. Les pirates seraient ainsi de retour à l'état de nature, état dans lequel sont absentes les notions morales de Bien et de Mal, dans lequel le moi surpasse toujours autrui et dans lequel l'être dispose d'un « droit illimité à tout ce qu'il tente […] et peut atteindre174 ». En résumé, cette scène de mutinerie renforce la dimension édifiante présente dans le roman et dépasse la simple littérature libérale ou sentimentale. Le protagoniste candide prend connaissance de l'existence d'autres clivages plus complexes grâce à la figure marginale moderne qu'est Argow. Le forban devient alors un porte-parole.

b) Minna et Mordaunt : deux héros inconscients de la réalité du monde

Si on reprend la pensée du pré-romantique anglais William Blake, Minna est encore une enfant au début du récit. Dans Songs of Innocence et Songs of Experience (1789 et

173 ROUSSEAU, op. cit., livre premier, chap. I, p. 31. 174 Ibid., livre premier, chap. VIII, p. 44.

1794), le peintre Blake établit les bases d'une pensée, que les romantiques du siècle suivant s'approprieront. L'enfant est le symbole de l'état de l'innocence, il n'est plus caractérisé par le péché originel mais il peut être touché par le vice humain. L'expérience pour l'enfant est très importante au sens où elle lui permet de s'éloigner de la protection parentale et de perdre progressivement sa vision innocente. Blake compose un recueil de poèmes candides puis un recueil de poèmes révélateurs de la noirceur du monde. Tout comme Joseph, la jeune femme va se débarrasser de sa vision innocente et romanesque du monde une fois l'expérience concrète accomplie. C'est grâce à la capture du bâtiment de son père par l'équipage de Cleveland et de Bunce qu'elle prend conscience de ses illusions. La comparaison qu'elle a osé émettre entre les ancêtres norses et les pirates paraît désormais risible face aux vices dont elle est témoin175. Cleveland ne cherche pourtant pas à lui dérober son esprit romanesque et candide. Il semble même parfois en profiter, même si ses remarques ironiques et lucides pourraient amener la jeune femme à remettre en cause sa pensée176. Il promettra néanmoins devant Bunce qu'il ne profitera pas de sa candeur :

And do you think, said Cleveland, that I could so utterly play the part of a fallen spirit as to avail myself of her enthusiastic error, and bring an angel of beauty and innocence acquainted with such a hell as exists on board of yonder infernal ship of ours177 ? 175 The Pirate, op. cit., chap. II, seconde partie, p. 327, « His own ancestors supported and exercised the

freedom of the seas in those gallant barks, whose pennons were the dread of all Europe. » : « Ses ancêtres n'ont ils pas défendu les libertés des mers, sur ces hardies galères dont les étendards répandaient la terreur par toute l'Europe ? » (traduction de Cérisy, 1889, p. 313) et chap. XI, seconde partie, p. 446, « She has been bred in such remote simplicity, and utter ignorance of what is evil, that she compares our occupation with that of the old Norsemen, who swept sea and haven with their victorious galleys, established colonies, conquered countries, and took the name of Sea-Kings. » : « Elle a été élevée dans une telle ignorance du mal que, dans sa naïveté, elle confond notre métier avec les exploits des anciens Norses qui sillonnaient les mers, menant partout leurs galères victorieuses, fondant des colonies, des villes et prenant le titre de rois de la mer. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 436.)

176 Ibid., p. 328, « I fear, nevertheless, said Cleveland, that the descendant of an ancient Sea-King will scarce acknowledge a fitting acquaintance in a modern rover. » : « Je crains pourtant, reprit Cleveland, que le descendant d'un ancien roi de la mer ne trouve pas qu'un pirate de nos jours soit une connaissance digne de lui. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 313.)

177 Ibid., chap. XI, seconde partie, p. 447, « Croyez-vous, s'écria le capitaine, que j'aie l'âme assez basse pour profiter de la généreuse erreur de cet ange de beauté et d'innocence, pour l'amener, dans cet enfer ? » (traduction de Cérisy, 1889, p. 436.)

L'évolution du personnage de Minna ne s'est donc pas réalisée que par l'intervention de Cleveland mais aussi par celle de ses compagnons d'infortune. Comme elle l'explique à son amant :

Alas, when I saw your followers, that illusion was no more178 !

Mordaunt est aussi ingénu que Minna. Ayant l'esprit romanesque, il montre une candeur semblable à celle de son amie179. Cleveland met en avant l'inexpérience du jeune

homme et le conduit à évoluer spirituellement. Lors de sa seconde rencontre avec le capitaine, le garçon témoigne du teint bruni de l'étranger mais également d'un comportement révélateur de ses origines populaires et maritimes mais sans se rendre compte pourtant de son métier hors-la-loi :

He was rather above the middle size, and formed handsomely as well as strongly. Mordaunt's intercourse with society was not extensive ; but he thought his new acquaintance, to a bold sunburnt handsome countenance, which seemed to have faced various climates, added the frank and open manners of a sailor180.

Mordaunt continuera à le voir comme un homme respectable. La réflexion de Margery, la femme du Ranzelman achève de dévoiler au grand jour l'imposture de Cleveland : il n'est pas un gentilhomme mais bien un écumeur des mers :

« Gentleman ! […] not but the man is well enugh to look at […] but I doubt if there is muckle of the gentleman about him181. »

178 Ibid., chap. XX, seconde partie, p. 557, « Hélas ! lorsque j'ai vu vos compagnons, mes illusions se sont envolées! .» (traduction de Cérisy, 1889, p. 555.)

179 Ibid.., chap. II, première partie, p. 45, « To Mordaunt, who had much of romance in his disposition, these superstitions formed a pleasing and interesting exercise of the imagination, while, half doubting, half inclined to believe, he listened to the tales chanted concerning these wonders of nature, and creatures of credulous belief, told in the rude but energetic language of the ancient Scalds. » « Pour Mordaunt, qui disposait d'un esprit enclin à la fantaisie, ces superstitions restaient un exercice plaisant et intéressant pour stimuler son imagination, tandis qu'oscillant entre le doute et l'envie de croire, il écoutait les récits chantés sur ces merveilles de la nature et sur ces créatures issues des croyances de la région crédule, racontés dans le langage grossier mais énergique des anciens Scald.» (traduction personnelle)

180 Ibid.., chap. VIII, première partie, p. 128, « C'était un homme de taille moyenne, à la tournure à la fois élégante et robuste. Mordaunt, qui n'avait pas beaucoup l'expérience du monde, trouvait que le teint hâlé, l'air hardi de 1'étranger convenait aux manières ouvertes et franches d'un marin. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 118.)

181 Ibid.., « Gentleman, reprit Margery en appuyant sur ce mot ; ce n'est pas que le jeune, homme ne soit pas bon à regarder, continua-elle en jetant sur lui un nouveau coup d’œil mais je doute que ce soit quand

Le jeune homme ne s'apercevra de la véritable nature de Cleveland que lorsqu'il en deviendra jaloux et que les deux hommes s'adonneront à une rivalité qui manquera de tuer Mordaunt.

Le pirate en tant qu'homme expérimenté et porteur d'idéaux permet aux héros de se rendre compte de la complexité du monde. Ainsi Minna, Mordaunt ou encore Joseph sont sortis édifiés de leur rencontre avec le pirate.

Conrad, Cleveland, Argow, mais aussi Basile Vaughan sont des pirates en marge. Ils oscillent entre un certain classicisme et une certaine modernité (romantique), ils sont en marge de leur propre communauté de hors-la-loi parce qu'ils sont bien trop romanesques. Leur marginalité permet également l'élévation spirituelle de certains personnages.