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II La coloration des œuvres

2) Une histoire de pirates sans aventures ?

Nous avons parlé d'une promesse d'aventures décevante. Mais qu'entend-on

47 Ibid., Lettre de Jean Thomassy à Balzac, 7 janvier 1824, p. 242. 48 LUKACS, Le Roman historique, op. cit., p. 68.

49 Pierre BARBERIS, Balzac et le mal du siècle, Tome I : 1799 – 1829, Paris, Gallimard, 1970, p. 606. 50 Gustave LANSON, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1894, p. 985.

réellement par aventure ? Le terme trouve son origine dans le mot issu du latin vulgaire

adventura, signifiant littéralement « ce qui doit arriver ». Du verbe modalisateur « devoir »

se dégagent alors les sèmes de destin et de fatalité : l'aventure est un événement qui est obligé de se produire. C'est d'ailleurs les premiers sens que l'on donne au terme au onzième siècle : « ce qui doit arriver à quelqu'un, sort, destinée ». Curieusement, le changement sémantique se produit à la fin de ce siècle car il privilégie davantage le sens de « ce qui arrive inopinément à quelqu'un, ce qui advient par hasard, par accident. » Le sème de hasard se retrouve encore aujourd'hui spécifiquement dans la location adverbiale « par aventure »51. Désormais, les aventures signifient plutôt « ce qui advient dans le temps, généralement à un individu ou à un groupe d'individus, d'une manière plus ou moins imprévue ou normalement imprévisible52. » Dans Le Littré, cependant, « aventure » a pour premier sens : « ce qui advient par cas fortuit » mais garde pour second sens « sort ». Le dictionnaire propose pour troisième sens : « entreprise, action hasardeuse ». Le mot aventure porte ainsi en lui une tension entre le hasard et le destin, et c'est d'ailleurs ce que font apparaître les œuvres du corpus.

a) Les romans de jeunesse de Balzac : des romans d'aventures ?

Le Vicaire des Ardennes et Annette et le criminel sont-ils des romans d'aventures ?

Si on s'attache à la définition de Jean-Yves Tadié, on ne peut échapper à l'aventure car elle « est l'essence de la fiction53. » Mais ce n'est pas parce qu'elle est nécessaire à toute œuvre

51 TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF – CNRS et Université de Lorraine.

52 Ibid.

fictive qu'elle n'engendre que des œuvres romanesques : « un roman d'aventures n'est pas seulement un roman où il y a des aventures ; c'est un récit dont l'objectif premier est de raconter des aventures, et qui ne peut exister sans elles54. » Dans ce sous-genre romanesque, l'aventure doit figurer au premier plan, ce qui rend difficile l'appartenance des deux œuvres de Balzac à cette tradition. Elles préfèrent mettre en avant la passion amoureuse et s'inscrivent davantage dans la veine des intrigues sentimentales. Pourtant, le paradigme de l'aventure est bien repérable. Au chapitre huit du tome deuxième, le narrateur emploie les adjectifs « extraordinaire » et « romanesque » pour qualifier l'enlèvement d'Annette par l'ancien équipage d'Argow55. Le terme « romanesque » est polysémique mais ici il signifierait plutôt : « qui évoque le roman par ses aventures extraordinaires, ses péripéties nombreuses, ses rebondissements imprévus, sa destinée exceptionnelle » pour reprendre la définition donnée par Le Trésor de la langue française. Les brigands de grand chemin qui arrêtent le fiacre au chapitre quatre du tome premier, voilà un motif romanesque propre au roman d'aventures. Les hommes ne sont autres que les anciens matelots d'Argow et on voit encore qu'ils perturbent leur ancien capitaine et ses nouvelles résolutions de vie. Horace de Saint-Aubin insiste bien sur les effets des récents événements sur la pauvre Annette et montre qu'elle est poussée malgré elle dans des « aventures véritablement romanesques56 ». Lorsque au chapitre vingt-six du tome quatrième, Annette, Jeanneton, Milo, Argow et Vernyct s'enfuient, ils prennent le « premier chemin de traverse qui se présent[e]57 ». Ce choix significatif montre que l'ancien pirate va être contraint de reprendre le chemin d'une vie aventureuse pour vivre : lui qui désirait y renoncer ne peut

54 Ibid.

55 Annette et le criminel, op. cit., chap. VIII, tome deuxième, p. 504. 56 Ibid. chap. X, p. 522.

plus y échapper. Ce premier chemin venu est à rapprocher de l'errance, du hasard de l'aventure : aucun des protagonistes ne sait ce qui l'attend en suivant cette route. L'aventure s'impose vraiment aux protagonistes comme lors du mariage de ce couple singulier au chapitre quinze du tome premier. Le postillon est « contraint de s'arrêter car il n'e[st] pas possible d'aller plus loin. La voiture de M. de Durantal risque de se casser 58». Ici se produit un cas fortuit, un imprévu qui peut être approché d'une aventure. Le pirate lui- même incarne cette aventure qu'il ne veut plus mener et dont il ne parvient pas à se dégager. Balzac le sous-entend lors de la première rencontre entre Annette et les deux forbans, Argow et Vernyct. Ce passage symbolise également l'intrusion de l'aventure dans la vie banale et simple de la jeune femme pure. Après la confrontation aux brigands, les voyageurs imaginent que les deux étrangers ont un lien plus ou moins éloigné avec eux. L'auteur écrit alors : « Jamais aventure ne renferma plus d'aliments pour la curiosité59. »

b) Traces du roman d'aventures dans The Pirate et les deux romans de Balzac

Les œuvres du corpus racontent des aventures, des péripéties pour tenir en haleine, ne serait-ce qu'un peu, les lecteurs : il faut bien leur donner des raisons de continuer leur lecture. C'est ainsi que Balzac enchaîne les coïncidences, les incidents et les révélations. Dans Le Vicaire des Ardennes, le départ forcé de Joseph et de Mélanie de leur île paradisiaque est le début d'une grande aventure : la mutinerie à bord du vaisseau de leur père, leur séparation puis l'enlèvement de Mélanie. Dans chaque épisode, Argow semble incarner l'aventure elle-même car il est la cause de chaque malheur des deux protagonistes.

58 Ibid. chap. XV, p. 562. 59 Ibid. chap. IV, p. 474.

Dans Annette et le criminel, l'accident de calèche de Vernyct et d'Argow fait entrer Annette dans une vie d'aventures : elle sera bientôt enlevée par l'ancien équipage d'Argow. Elle prendra aussi la fuite avec son mari à travers les bois de Valence.

Dans The Pirate, l'écrivain écossais ménage une atmosphère propice à l'aventure dans ces îles bien mystérieuses et folkloriques et entraîne son protagoniste Mordaunt puis Cleveland dans des péripéties. Il faut rappeler que Walter Scott avait un don pour raconter des aventures :

On n'avait qu'à me montrer un vieux château, un champ de bataille ; j'étais tout de suite chez moi, je le remplissais de ses combattants avec leur costume propre, j'entraînais mes auditeurs par l'enthousiasme de mes descriptions60.

Ainsi le lecteur suit les péripéties de Mordaunt : la tempête l'amenant à la demeure de Yellowley et de sa sœur, le sauvetage de Cleveland, la querelle avec le capitaine pirate. Dans la seconde partie du récit, il suit Cleveland : son exil forcé sur le vaisseau pirate, son emprisonnement puis sa fuite avortée.

Autre signe que les œuvres appartiennent au genre du roman d'aventures : l'identification au héros. Le critique Jean-Yves Tadié insiste sur l'importance de la relation protagoniste-lecteur : il faut qu'il y ait un appel à l'identification de la part du lectorat. Elle est bien présente dans l’œuvre de Scott : Mordaunt est le héros auquel le lecteur peut s'identifier. Joseph dans Le Vicaire des Ardennes et Annette ou Argow dans Annette et le

criminel susciteront peut-être moins un écho chez le lecteur.

Il faut toutefois ajouter que les romans de Scott et de Balzac dépassent la simple qualification de roman d'aventures. Jean-Yves Tadié le concède lui-même dans ces lignes :

Roman romanesque, romantique, roman d'amour aussi, ce genre englobe et dépasse le roman d'aventures : les œuvres de Walter Scott […] relèvent de la première catégorie, non de la seconde61.

60 John Gibson LOCKHART, Life of Sir Walter Scott, traduit par Taine, Edimbourg, 1837–1838, I, 29. 61 TADIE, Le Roman d'aventures, op. cit., p.13.

c) L’œuvre poétique serait-elle l’œuvre la plus romanesque ?

Il serait tentant d'envisager l’œuvre poétique de Byron comme l’œuvre la plus aventureuse du corpus. Elle se déroule en effet pendant la vie aventureuse du pirate protagoniste contrairement aux autres œuvres du corpus (Le Vicaire des Ardennes l'aborde très brièvement). Le recueil poétique The Corsair est composé de trois chants narratifs dans lesquels est racontée la dernière aventure du pirate Conrad. Dès le premier chant, le chant de l'île des pirates nous rappelle que :

That for itself can woo the approaching fight, And turn what some deem danger to delight ; That seeks what cravens shun with more than zeal, And where the feebler faint – can only feel -62 ;

Les pirates courent vers le péril avec une certaine hâte, comme s'ils l'appréciaient. Ils recherchent le danger alors que le lâche veut le fuir. Leur chant fait même l'éloge de l'aventure et montre leur goût pour cette dernière : au vers cinquante-huit, ils font le vœux d'un prochain abordage : « And marvel where they next shall seize a spoil63 ». D'emblée, ils sont considérés comme des êtres recherchant l'aventure. Ils incarnent l'aventure car ils mènent une vie « abrupte et sauvage » comme l'écrit Byron au vers sept (« ours the wild life in tumult still to range »). Conrad est lui-même une incarnation de l'aventure : il suffit de parcourir son portrait et de découvrir son front basané, bruni par le soleil pour en être convaincu. Le chant poétique relate des péripéties diverses : l'assaut des pirates à Coron

62 The Corsair, op. cit., chant I, I, v. 17 – 20 : « qui pour la lutte elle-même, souhaite l'approche de la lutte et fait ses délices de ce que d'autres appellent le danger ? recherche avec ardeur ce que le lâche fuit avec crainte et peut seul, là où le faible tombe en défaillance, sentir. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 2.)

63 Ibid., chant I, II, v. 58, « [et les pirates] se demandent vers quelle rive ennemie ils iront la nuit suivante... » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 5.)

chez le pacha, la capture de Conrad, sa libération et sa fuite. Les pirates s'illustrent dans des combats et des expéditions maritimes.

Dans les œuvres de Scott et de Balzac, la vie passée des pirates est racontée et progressivement une envie de changement se fait sentir. Aussi ne respectent-elles pas entièrement les règles du roman d'aventures. De plus, elles vont à l'encontre du schéma stéréotypé romanesque qui demande notamment un dénouement heureux : Argow et Cleveland finiront par mourir. Dans l'édition française de The Pirate de 1855, traduite par La Bedollière, les notes rappellent que le roman a été l'objet de quelques critiques, reprochant le manque d'action en mer ou encore le manque de relief du personnage Cleveland. Une anecdote renvoyant à James Fenimore Cooper, le romancier marin célèbre pour ses romans d'aventures, appuie l'hypothèse selon laquelle l'écrivain écossais ne possédait aucune science maritime :

On raconte, au sujet de ce dernier livre, une petite anecdote qu'il est intéressant de rappeler. Walter Scott venait de publier le Pirate. Un ami de Cooper causait avec lui de cet ouvrage, et en prenait acte pour exalter la science universelle de Walter Scott, même en fait de marine. Cooper partit d'un immense éclat de rire, et déclara qu'en fait de marine Walter Scott n'en savait pas le premier mot. « Je vous le prouverai, dit-il à son ami, en écrivant un roman maritime qui intéressera autant les hommes de terre qu'il paraîtra vrai aux marins64. »

On peut donc penser que Walter Scott, conscient de son ignorance en la matière, a préféré installer son aventure à terre et ne pas risquer une aventure en mer pour laquelle il aurait dû se documenter et respecter un argot marin.

Walter Scott et le jeune Balzac ont préféré mettre en avant une aventure intérieure et plus moderne. Ils ont bouleversé l'horizon d'attente propre à l'histoire de pirates en opérant un déplacement de l'aventure traditionnelle vers l'aventure psychologique, plus

64 Jules JANIN, Almanach de la littérature, du théâtre et des beaux-arts, Rubrique Nécrologie, Paris, Pagnerre, 1853, p. 87.

inattendue.

Dans la nouvelle de George Sand, L'Uscoque, l'aventure au sens traditionnel semble beaucoup plus présente. La romancière n'hésite pas à raconter une scène d'abordage entre des pirates et Ezzelino, la figure héroïque de la nouvelle :

Tout à coup, des rochers qui forment le promontoire nord-ouest de cette île, s’élança à sa rencontre une embarcation chargée d’hommes. Ezzelino vit du premier coup d’oeil qu’il avait affaire à des pirates missolonghis. [...] Le combat fut terrible et longtemps égal. Ezzelino, qui ne cessait d’encourager et de diriger ses matelots, remarqua que le chef ennemi, au contraire, nonchalamment assis à la poupe de son navire, ne prenait aucune part à l’action, et semblait considérer ce qui se passait comme un spectacle qui lui aurait été tout à fait étranger. [...] Voyant ses pirates en retraite, il se leva brusquement de son banc, empoigna une hache d’abordage, et s’élança contre les Vénitiens en poussant un cri terrible. Ceux-ci à son aspect s’arrêtèrent incertains : Ezzelino seul osa marcher à lui. Ce fut sur un des ponts volants qui unissaient les deux navires que les deux chefs se rencontrèrent. Ezzelino allongea de toute sa force un coup d’épée au Missolonghi qui s’avançait découvert ; mais celui-ci para le coup avec le manche de sa hache, et menaçait déjà du tranchant la tête du comte, lorsque Ezzelino, qui de l’autre main tenait un pistolet, lui fracassa la main droite. Le pirate s’arrêta un instant, jeta un regard de rage sur son arme qui lui échappait, éleva en l’air sa main sanglante en signe de défi, et se retira au milieu des siens. Ceux-ci, voyant leur chef blessé et l’ennemi encore prêt à les bien recevoir, enlevèrent rapidement les ponts d’abordage, coupèrent les amarres, et s’éloignèrent presque aussi vite qu’ils étaient venus. En moins d’un quart d’heure ils eurent disparu derrière les rochers d’où ils étaient sortis65.

Cet extrait souligne bien la différence entre les œuvres de Scott ou de Balzac et la nouvelle de George Sand qui aborde franchement la vie aventureuse d'Orio le pirate et de son rival Ezzelino. Orio ne compte pas renoncer à la piraterie et à sa vie de criminel, du moins pas dans le but de se repentir. Cependant, notre corpus propose des figures plus contrastées et moins monolithiques que celle d'Orio qui reste un pirate vicieux et quelque peu stéréotypé. La complexité psychologique du personnage vient compenser le manque d'aventures traditionnelles, il s'agit d'un vrai parti-pris des auteurs. L'intérêt est donc déplacé vers la figure du pirate en tant qu'être marginal.