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I Une passion sincère mais menacée

1) Intrigue sentimentale et modèle romantique

Chaque œuvre propose une intrigue sentimentale entre un forban et une jeune femme. Malgré la célèbre liberté de mœurs du pirate, celui-ci semble bien être épris follement d'une femme et montre de nombreux témoignages d'affections. Un pirate amoureux ? Le lecteur peut s'en étonner car le forban est un libertaire par essence et ne semble avoir aucun port d'attache319. C'est d'ailleurs ce que prétend le capitaine Cleveland à Mordaunt :

I never saw a woman worth thinking twice about after the anchor was a-peak-on shore it is another thing ; and I will laugh, sing, dance, and make love, if they like it, with twenty girls, were they but half so pretty as those who have left us, and make them heartily welcome to change their course in the sound of a boatswain's whistle. It will be odds but I wear as fast as they can320.

Cependant, le forban ment car il est tombé sous le charme de la mélancolique Minna. Contrairement à ce qu'il avance à son rival, il ne peut oublier l'amante au premier coup de sifflet. Conrad, dans The Corsair, maudit même le coucher de soleil, signe de son départ vers le palais de Seyd, parce qu'il ne veut pas quitter sa bien-aimée :

319 Gilles Lapouge le montre bien dans son essai sur les pirates : « il lui arrivera d'aborder dans des ports, à la recherche de femmes dont la chair a de la tendresse, de la tiédeur. », op. cit., p. 111. L'artiste Dooz Kawa, dans sa chanson « Pommes pourries » (2012), aborde également le comportement des pirates avec les femmes : « Mais le côté pirate est si vrai, pourri jusqu'à sous mon ciré / […] / M'ouvrant ton corset quand serre ton cœur / Tu croyais vraiment être aimée par un corsaire ? / Histoires de voyages vers les azurs de Singapour / Les eaux turquoise de la Guadeloupe sont tous mes faux prétextes d'amour / […] T'étais juste un point local sur mon escale / […] Qu'importe la tâche, t'es qu'une putain de port d'attache » (Voir Annexes, p. 238.)

320 The Pirate, op. cit., chap. XII, première partie, p. 178, « Je n'ai jamais rencontré de femme qui valût d'y penser, une fois l'ancre levée. A terre, c'est autre chose, et je rirai, danserai, chanterai, parlerai d'amour tant qu'on voudra et avec vingt jeunes filles, ne fussent-elles qu'à moitié aussi jolies que celles qui nous quittent, mais je ne leur en voudrai nullement et même je leur serai reconnaissant de m'oublier au premier coup de sifflet du contremaître. Je suis sûr de les avoir oubliées avant même qu'elles ne m'aient oublié. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 174-175.)

It told 'twas sunset – and he curs'd that sun.

Le pirate va livrer une preuve rare de son extrême affection pour Medora et rappelle qu'elle est son seul attachement terrestre :

Again – again – that form he madly press'd Which mutely clasp'd – imploringly caress'd ! […] One moment gazed – as if to gaze no more - Felt – that for him earth held but her alone321 […]

a) Déclarations d'amour

Les forbans se décident même à déclarer leur flamme à l'élue de leur cœur. Conrad exprime peu ses sentiments mais confesse à Gulnare sa passion pour une femme, Medora :

Oh ! She is all that still to earth can bind322 -

Le capitaine Cleveland n'aura pas de mal à révéler son amour pour Minna. Il n'hésitera pas à jouer de la guitare et à chanter deux ballades près de la fenêtre de la jeune femme. La deuxième est un au revoir s'achevant par ses vers langoureux :

To all that life has soft and dear Farewell ! Save memory of you323 !

La romance s'immisce dans les œuvres en même temps que dans le cœur des forbans. Argow, le plus direct, avoue ses sentiments à la faveur d'une douce nuit étoilée, propice au sentimentalisme324. Il révèle au grand jour son amour exalté :

321 The Corsair, op. cit., chant I, XIV, v. 472 – 475, v. 477 – 478, « Il maudit le soleil. Il la presse contre lui, il la presse encore cette femme, qui, silencieuse, l'étreint, le flatte et l'implore par ses caresses; […] [Il] la regarde un moment comme s'il ne devait plus la revoir ; il sent que pour lui il n'y a qu'elle sur la terre [...] » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 33.)

322 Ibid., chant II, XIV, v. 1092, « Oh ! Elle est tout ce qui peut me rattacher à la terre » (traduction personnelle.)

323 The Pirate, op. cit., chap. III, seconde partie, p. 344, « Pour tout ce que la vie a de doux et de précieux, adieu ! Je garde ton souvenir ! » (traduction personnelle). Lockhart, un ami proche de Walter Scott, rapporte que dans les dernières années de l'écrivain, ils entendirent cette chanson de la bouche d'une femme. Curieusement, Scott pensa qu'il s'agissait de vers de Byron alors que c'étaient les siens.

324 Annette et le criminel, op. cit., chap. XI, tome deuxième, p. 530 : « Annette, dit-il, je vous aime, et vous le savez, je vous en ai donné mille preuves. »

Oui, mon amour, Annette, sera du feu […] Heureux de pouvoir confondre toute cette énergie brûlante, dont la nature m'a doué, dans une passion pure et honnête ! […] L'enthousiasme et la violence qu'il mettait à prononcer ces paroles enflammées étaient tellement entrés dans tous ses gestes, qu'il était haletant et arrivé au dernier degré de l'exaltation325.

L'exaltation va de pair avec un comportement de l'excès, manifeste notamment par des emportements brusques. Cleveland menace le colporteur Bryce. S'il ose dire du mal de Minna, gare à lui :

« Bring not her into your buffoonery, sirrah, said Cleveland, in a tone of anger, not so loud, but far deeper and more concentrated than he had hitherto used ; for, if you name her with less than reverence, I will crop the ears out of you head, and make you swallow them on the spot326 ! »

Argow s'emporte également avec fureur lorsque quelqu'un ose commettre le moindre mal à Annette327. Ces nombreuses démonstrations affectives prouvent la passion du pirate pour une femme terrestre. Le fils de la mer, le pirate, semble vouloir s'associer à la fille de la terre. Cette union, en admettant qu'elle soit possible, permet de comprendre le désir de rédemption des forbans. C'est aussi l'occasion pour les auteurs de réactiver l'imagerie traditionnelle de l'amour : le paradigme du feu, de la folie, du soleil ou le motif du regard.

b) Le pouvoir despotique de l'amour : le pirate démuni

L'amour exerce un pouvoir tel sur le pirate qu'il se retrouve démuni. De loup, le criminel devient agneau. Devant la femme aimée, Argow s'étonne de sa soudaine timidité :

325 Ibid., p. 531.

326 The Pirate, op. cit., chap. XII, seconde partie, p. 457, « Prenez garde, drôle, ne mêlez pas le nom de Miss Minna à toutes vos sottises, s'écria Cleveland avec emportement et d'une voix vibrante de colère; si vous osiez prononcer légèrement ce nom, je vous arracherais les oreilles et vous les ferais manger sur l'heure. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 447.)

327 Annette et le criminel, op. cit., chap. IX, tome deuxième, p. 516, « Qui la fait pleurer ici ? … s'écria Argow en lançant un foudroyant regard qui fit trembler tout le monde : il palpitait de rage et semblait chercher sa victime. Je le saurai, dit-il, malheur à lui !... »

« une honte invincible me faisait rougir et trembler ; je ne croyais pas qu'une jeune fille fût si imposante328 !... »

Mais l'image la plus frappante de cette domination de l'amour sur le pirate et sa férocité reste la comparaison émise entre Argow et un tigre enchaîné :

jamais le tableau d'un tigre enchaîné et adouci par l'amour n'eut une ressemblance plus forte et plus vraie329.

Cleveland perd également son sang-froid lorsqu'il va devoir écrire un billet pour Minna :

And he ran down to the cabin for that purpose, where he wasted much paper, ere, with a trembling hand, and throbbing heart, he achieved such a letter as he hoped might prevail on Minna to permit him a farewell meeting on the succeeding morning330.

Ces scènes peuvent paraître ridicules : le lecteur peine à imaginer un pirate sauvage et fier s'éprendre follement d'une femme au point de devenir sensible et impuissant. Cet état de fait rend compte de l'horizon d'attente du roman sentimental et du roman d'aventures. Walter Scott connaît les attentes de ses lectrices. Rendre Cleveland amoureux de Minna est un choix délibéré de la part de l'écrivain331. De plus, cet ingrédient romanesque contribue à étoffer la complexité psychologique du pirate. Le personnage se dote d'une double face typiquement romantique : il est à la fois ange et démon, à la fois fort et faible et il suscite la sympathie des lecteurs et des lectrices.

L'amour tout-puissant fait perdre au forban sa liberté, l'essence même du hors-la-

328 Ibid., chap. VIII, tome deuxième, p. 505. 329 Ibid., chap. XI, tome deuxième, p. 530.

330 The Pirate, op. cit., chap. XIX, seconde partie, p. 545, « Il descendit dans ce but dans la cabine, mais il gâcha beaucoup de papier. Son émotion était telle qu'il fut longtemps avant de parvenir à écrire la lettre qui lui semblait propre à obtenir de Minna une dernière entrevue pour le lendemain. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 542)

331 Ibid., chap. XIII, première partie, p. 191 : « if our fair readers will take the trouble to consult their own bosoms, they will be disposed to allow, that the distinguished good taste exhibited by any individual, who, when his attentions would be agreeable to a whole circle of rivals, selects one as their individual object, entitles him, on the footing of reciprocity, if on no other, to a large share of that individual's favourable, and even partial, esteem. » : « Peut-être, si nos belles lectrices voulaient bien se donner la peine de s'interroger franchement, avoueraient-elles que la preuve de bon goût que donne un individu, dont les attentions seraient agréables à tout un cercle de rivales, en en choisissant une, lui donne droit à une certaine réciprocité, si ce n'est à quelque chose de plus de la part de l'heureuse élue. » (traduction de Cérisy, 1889, p. 190.)

loi. Le pirate amoureux va contre sa propre nature car il se soumet à l'amour et à la femme aimée. Même si Cleveland prétexte ne jamais vouloir perdre sa liberté, il exécute les volontés de Minna en quittant les îles Shetland afin de racheter son âme criminelle. Argow, en se mariant, n'est plus libre : il revient au sein de la société humaine. Même auparavant, alors qu'il tentait de conquérir le cœur de sa bien-aimée, il a dû se plier aux exigences de la dame. Alors qu'Argow est monté à bord de la calèche d'Annette et se place en face d'elle, la jeune femme lui ordonne de quitter la voiture. L'ancien criminel s'exécute, mais non sans émotion. Annette se félicite de son despotisme et de la soumission de cet homme proche de l'état de l'amant courtois médiéval, qui « sacrifiait beaucoup pour obtenir une chose presque impossible332 ». Néanmoins, alors qu'Argow lui montre son assujettissement et son adoration, Annette rappelle que « l'adoration ne convient qu'à Dieu ! … devant lui seul il convient de s'humilier333. »

L'amour est un vrai despote pour le pirate qui a perdu l'habitude de se soumettre à quiconque. Néanmoins, l'amour lui permet aussi de découvrir une forme de bonheur différent de celui que l'on peut trouver en mer. Conrad, en se retournant vers la tour de Medora, comprend combien la jeune femme est importante à ses yeux : son bonheur se trouve dans cet endroit334. Argow découvre le bonheur au sein du foyer des Gérard : chaque jour, il est invité chez eux :

Dès lors commença, pour l'âme d'Argow, une ère de bonheur inconnue pour lui, et dans laquelle il trouva des charmes inconcevables et des plaisirs dont il ne s'était jamais douté. En effet, chaque jour fut marqué pour le bonheur335.

Argow n'a jamais connu cette béatitude car il a été rapidement entraîné dans la vie

332 Annette et le criminel, op. cit., chap. X, tome deuxième, p. 526. 333 Ibid., chap. XI, tome deuxième, p. 532.

334 The Corsair, op. cit., chant I, XVII, v. 590, « Ah ! Never loved he half so much as now ! » : « Ah ! jamais il ne sentit comme en ce jour combien elle lui est chère. » (traduction proposée par l'éditeur E. Dentu, 1892, p. 39.)

criminelle. Connaître Annette a été une véritable révolution au plus profond de lui : il découvre le bonheur de l'amour mais aussi la paix :

Argow quitta Annette, il était comme enivré. Après une scène pareille, il ressentait en son cœur une tranquillité, une paix que ses remords troublaient toujours trop tôt, et alors Annette devenait, pour lui, un véritable besoin.

L'amour permet ainsi aux forbans assaillis de remords d'oublier leurs démons et de goûter un peu au bonheur qui leur a été toujours refusé.

Argow, Conrad et Cleveland sont bien des pirates en marge de leur propre communauté à cause de leur amour exalté pour une femme demeurant à terre. L'amour leur permet ainsi de prétendre à une réintégration dans la société mais en même temps, il est singulier et entre en décalage avec les conceptions sentimentales de leur époque.