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Comment François Jullien conçoit-il les rapports de la pensée européenne et la pensée chinoise ? Pour lui, la Chine est un extérieur par rapport à l’Europe. Pour expliquer son idée, il a fait une distinction entre la notion de « l’extériorité » et celle de « l’altérité ».

L’extériorité est donnée par la géographie et par l’histoire, elle se constate ; tandis que l’altérité, si altérité il y a, est à construire. La Chine est « ailleurs », je ne sais pas encore, à ce stade, si elle est « autre ».

Ici, il nous est nécessaire de préciser un peu cette « altérité ». Sauf le « détour » par la Chine qui a pour but le retour en Europe, elle est une autre notion incontournable dans la pensée de Jullien. Du point de vue étymologique, « al- » signifie « autre ». Dans la langue latine, le mot altérité a deux sens, premièrement, de « alius », qui veut dire autre, ou de « alienus », d’autrui ; deuxièmement, de « alter », l’autre des deux.

La Chine se caractérise par son extériorité de la langue et son extériorité de l’Histoire. Ses propos suivants semblent plus précis :

Il s’agissait pour moi de voir la Chine non comme « autre », mais comme extérieur. La Chine est ailleurs : elle parle une langue qui n’est ni indo-européenne, ni ne s’écrit phonétiquement. Et sa rencontre avec l’Occident s’est faite très tardivement. C’est, d’autre part,

Voir l’entretien recueilli par Richard Piorunski et Bill Gater avec François Jullien, op.cit.

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un « ailleurs » du même poids, de même consistance que la culture européenne... Je ne compare pas la Chine et l’Europe. Le voudrais-je, je ne le pourrais pas. Pour comparer, il faut disposer d’un cadre commun au sein duquel on puisse distribuer le même et l’autre, qui ne sont plus qu’autant de variations.①

Deux idées importantes : d’une part, il a différencié l’extériorité et l’opposition. La pensée chinoise, selon F. Jullien, n’est pas opposée à la pensée européenne, elle est seulement l’autre de la pensée européenne. Autrement dit, l’extériorité ne signifie pas pour autant l’opposition. La pensée chinoise n’est pas la pensée européenne n’implique pas que la pensée chinoise soit opposée à la pensée européenne mais tout simplement que la pensée chinoise est autre chose que la pensée européenne.

Citons un autre exemple, dans Un Sage est sans idée, Jullien a dit que la pensée européenne est une pensée de philosophie en quête de la vérité, la pensée chinoise est une pensée de sagesse en quête de la disponibilité. Bien que cette différence existe entre la philosophie et la sagesse, cela ne veut pas dire que la vérité occidentale soit opposée à la disponibilité. Le versant de la vérité est la non-vérité, celui de la disponibilité est la partialité. D’autre part, le travail que fait Jullien n’est pas un travail de comparaisons fondé sur deux cultures qui partagent un ou plusieurs fonds communs. Dans une réplique à Billeter, il a mieux répondu à cette interrogation sur son point de départ.

Quand JFB affirme que « j’oublie de dire » si je suis « juge ou partie » dans la rencontre entre la Chine et l’Europe dont je suis moi-même l’« ordonnateur », il a raison en un premier sens, mais c’est là, de ma part, tout sauf un « oubli ». Car mon travail est d’abord « critique » au sens kantien, rigoureux, théorique, que j’évoquais précédemment : il est critique, non pas au sens où il s’agirait de trancher d’emblée, réactivement, en faveur d’un côté ou de l’autre (d’adhérer par exemple à l’individualisme occidental, comme le fait JFB, à l’encontre de ce qui serait, à l’opposé, l’immanentisme chinois) ; mais au sens où il s’agit d’envisager d’abord

Nicolas Martin & Antoine Spire, op,cit., pp.134-141.

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quelles sont les conditions de possibilité de la pensée dans l’une et l’autre de ces aires culturelles, qui se sont si longtemps ignorées.

Héritier de Jean-Pierre Vernant, F. Jullien s’efforce aussi de comparer les conditions de possibilité des pensées. Par exemple, pourquoi la thématique du nu est-elle privilégiée dans la peinture occidentale, pourquoi est-elle absente dans la peinture chinoise ? Pourquoi la notion de vérité prévaut dans la pensée philosophique de l’Europe, pourquoi est-elle indifférente à la culture chinoise ? Ce sont ces conditions de possibilités qui préoccupent les réflexions de F. Jullien. Comme André Malraux dans La Tentation de l’Occident et Marcel Granet dans La

pensée chinoise, on ne trouve pas chez F. Jullien de trace de la conscience d’une supériorité

de la culture occidentale sur la culture chinoise, et vice versa. Dans ce sens, l’objectif principal de Jullien n’est pas de louer ou de critiquer telle ou telle culture, mais de considérer les diverses cultures comme autant de ressources à exploiter. C’est pourquoi F. Jullien peut objecter contre Billeter sur l’ambiguïté de sa position.

Ce programme consiste à mettre en rapport deux formes de pensée pour qu’au regard de l’une apparaisse le caractère particulier de l’autre. François Jullien voudrait créer par ce moyen un jeu de « regards croisés », dit-il – mais il commet dès le départ une étourdie méthodologique majeure : il oublie de dire s’il est juge ou partie dans cette rencontre dont il est lui-même l’ordonnateur. Il ne précise pas s’il se place de l’un des deux côtés ou prétend assister en tiers à l’événement.②

Pour Jullien, Billeter a mal compris son objectif, d’une part, il ne veut point imposer une hiérarchie entre les deux cultures, et d’autre part, il a réfléchi quand même aux problèmes possibles de chacun dans la partie de conclusion de ses ouvrages.

Quand enfin je juge (par exemple comment la pensée des processus et de la régulation a

Ibid., p.38.

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fait obstacle, en Chine, à la capacité d’émancipation), ce ne peut être que dans un second temps, une fois cet éclairage théorique apporté. Le jugement critique, au sens commun, de valeur, n’est pas omis, mais il est de conclusion ; c’est pourquoi il se trouve aux derniers chapitres de mes essais. Avant de trancher pour ou contre, il convient d’abord de tenter de faire ce que je sais d’expérience si difficile : parvenir à prendre du recul dans sa pensée.①

L’idée de François Jullien nous fait réfléchir à cette question, c’est que dans quel sens la référence à une altérité est-elle nécessaire pour qu’une culture se connaisse? Cela implique l’imperfection intrinsèque de chaque culture. Le monde dans lequel nous vivons se présente sous la forme de diversités culturelles, et chaque culture constitue un cas particulier du groupe, mais le besoin instinctif de sentir son existence, d’affirmer sa propre identité, son rôle dit « irréductible », appelle un « désir de s’opposer, de se distinguer, d’être soi »

, le rapport entre l’individu et la communauté égale celui entre une culture particulière et l’ensemble des cultures.

Si chacun est unique, c’est dans la mesure où tous les autres le sont aussi. Si j’étais le seul être unique, et si tous les autres étaient identiques, je ne serais qu’un échantillon bizarre, bon à être exposé dans la vitrine d’un musée. L’unicité de chacun ne saurait se constituer, s’affirmer, se révéler à mesure, et finalement prendre sens que face aux autres unicités, grâce aux autres unicités. Là est la condition même d’une vie ouverte. C’est bien à cette condition qu’elle ne risque pas de s’enfermer dans un narcissisme mortifère. Toute vraie unicité sollicite d’autres unicités, n’aspire qu’à d’autres unicités.③

Cependant, comment envisager le mot « culture » du point de vue sociologique ? Selon la version de l’Unesco, la culture est « ce réservoir commun » qui peut être considérée comme « l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les

Ibid., pp.38-39.

Claude Lévi-Strauss, op.cit., p.42.

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modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ». Cette définition contient deux vérités qu’il importe de saisir conjointement :

1) Impossibilité de matérialiser la culture, pourrait-on rendre visuels les systèmes des valeurs, les modes de vie ?

2) Omniprésence de la culture et son emprise sur les modes de pensées d’une communauté par des institutions dominantes d’ordre morale, religieuse, sociale, esthétique, etc.

La culture, comme on le dit de Rome, au lieu d’être construite en un seul jour, est une cristallisation des coutumes quotidiennes forgées par des expériences vécues et des informations reçues d’un groupe social de génération en génération qui les amènent à former enfin une « lecture du monde » propre à eux. L’essentiel, c’est que cette conception du monde, une fois établie, devient la façon d’identifier, l’unique norme objective pour mesurer le monde qui les entoure.

C’est d’abord le cas des Grecs qui utilisent le mot « barbare » - chant des oiseaux, pour appeler tout peuple qui ne parlent pas leur langue, ensuite celui des Occidentaux qui ont appliqué dans le même sens le mot « sauvage », et il existe aussi dans la langue chinoise ce genre d’expressions ayant une connotation péjorative telles que « wo ren » (homme de petite taille, 倭人) pour nommer les envahisseurs japonais, « man yi » (homme non-civilisé, 蛮夷) pour les minorités nationales.

On peut maintenant répondre à la question sur la nécessité d’une référence à l’altérité pour se connaître, c’est dans le but d’adoucir le risque de l’ethnocentrisme, rappelons le terme de François Cheng, elle aide à éviter de « s’enfermer dans un narcissisme mortifère ». Un proverbe chinois dit : « Si l’on prend le bronze pour miroir, on pourra ajuster ses habits ; si l’on prend l’histoire pour miroir, on pourra percevoir les lois de prospérité et de décadence ; si on prend l’homme pour miroir, on pourra saisir les gains et les pertes. » (以铜为镜,可以正 衣冠;以古为镜,可以见兴替;以人为镜,可以知得失。) Aucune culture ne pourra rester exempte de cette logique de « l’effet-miroir ». Elle a besoin inévitablement des miroirs

Définition de l’Unesco de la culture, voir la Déclaration de Mexico sur le politiques culturelles. Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico City, 26 juillet – 6 août 1982.

Terme employé par Ivan P. Kamenarovic dans son ouvrage intitulé Agir, non-agir en Chine et en Occident, Du sage immobile à l’homme d’action, Paris, Éditions du Cerf, 2005, p.13.

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extérieurs afin de se réexaminer, d’éclairer sa propre obscurité.

Revenons sur F. Jullien, lors d’un entretien à Tokyo en 1998, Il a dit des Japonais, qui, pour se critiquer, étaient obligés de chercher en Europe ou aux États-Unis ce qu’ils n’ont pas en eux, « ils ont besoin de ce miroir extérieur pour faire bouger leur société ». Les visées de ses ouvrages entre les pensées de l’Europe et de la Chine vont dans ce même sens: L’Europe pourra saisir, en passant par la Chine, l’impensé de sa propre pensée.

IV.3 Les controverses autour du travail de François Jullien

D’une part, la méthode sinologique de François Jullien est critiquée par certains sinologues dont le suisse Jean-François Billeter se situe au premier rang avec son pamphlet

Contre François Jullien, publié aux Éditions Allia en 2007. Dans cet ouvrage, Billeter a

critiqué l’ensemble des œuvres de Jullien. En contrepartie, ce dernier a publié ensuite Chemin

faisant, connaître la Chine, relancer la philosophie (Paris, Éditions du Seuil, 2007) comme

une réplique lancée à Billeter. Selon le sinologue allemand Wolfgang Kubin, François Jullien n’est pas encore accepté par ses pairs américains et allemands parce qu’il n’appartient ni à la catégorie des philologues ni à celle des idéologues. Citons le propos de Kubin :

Aux purs philologues, qui dans leur acception traditionnelle n’ont réussi à se maintenir qu’aux États-Unis du fait que ce pays n’a pas autant été marqué par un mai 1968, François Jullien apparaît probablement comme un métaphysicien. Quant aux idéologues, héritiers du marxisme, qui ont réussi à sauver leur vocabulaire de lutte des classes le transposant dans le concept de postcolonialisme, ils doivent considérer comme politiquement incorrect.

D’autre part, le travail de François Jullien est aussi apprécié de beaucoup d’intellectuels. Il a obtenu en 2010 le Prix de philosophie politique Hannah Arendt et en 2011, le Grand prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de ses œuvres.

Voir Le détour d’un Grec par la Chine, entretien avec François Jullien, entretien recueilli par Richard Piorunski et Bill Gater à l’hôtel Tokyo Daiichi, Shimbashi, le 25 janvier 1998, http://www.berlol.net/foire/fle98ju.htm.

Intervention de Wolfgang Kubin au Deuxième Colloque international de Sinologie de l’Université Fu Jen « Le détour et l’accès : la sinologie en tant que nouvelle herméneutique pour l’Occident – la contribution française » (Vendredi 5 et Samedi 6 novembre 2004), Taipei, Éditions de l’Université Fu Jen, 2005, pp.288-289.

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Dans le recueil d’articles Oser construire, pour François Jullien (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007), Françoise Gaillard, Léon Vandermeersch, Paul Ricœur, Philippe d’Iribarne, Wolfgang Kubin, Lin Chi-Ming de Taiwan et Du Xiaozhen de l’Université de Pékin, ont donné chacun leurs soutiens au travail de Jullien. À part cela, divers colloques ont eu lieu autour de sa pensée, non seulement en France, mais aussi en Chine, en Allemagne, en Argentine et au Viêt-Nam.

Pour préciser l’état présent des études sur la pensée de François Jullien en Chine, nous disons qu’en 2004, s’est tenu à l’Université de Fu Jen le deuxième colloque international de Sinologie au cours duquel François Jullien a été invité, puis en 2007 à l’Université de Pékin, un séminaire a été organisé pour lequel Jullien s’est aussi présenté. Un certain nombre de ses ouvrages ont déjà traduits en chinois, parmi lesquels on peut compter Le Détour et l’Accès (《迂回与进入》) traduit par Du Xiaozhen et publié en 1998, Fonder la morale (《道德奠 基》) par Song Gang en 2002, Un Sage est sans idée (《圣人无意》) par Yan Suwei en 2004, Éloge de la fadeur (《恬淡颂》) par Zhuo Li en 2006, De l’essence ou du nu (《本质与裸 体》) par Lin Chi-Ming en 2007, La propension des choses (《势》) par Zhuo Li en 2009.