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L’Éternité métaphysique en rapport avec le temps physique

CHAPITRE III LE CONCEPT DE TEMPS

II.2 L’Éternité métaphysique en rapport avec le temps physique

Après s’être référé à la théorie aristotélicienne concernant le mouvement et le temps, F. Jullien s’est tourné vers la deuxième question, penser le temps au niveau métaphysique, à laquelle le terme « éternité » se trouve accroché.

Le mouvement d’une part, l’éternité de l’autre, tels sont les deux piliers, ou plutôt les deux arcs-boutants, et se faisant pendant, l’un physique et l’autre métaphysique, qui ont fait tenir debout, depuis la Grèce, la question du « temps ». Soit la pensée du temps se voit indexer sur celle de la nature, soit elle se voit annexer à la pensée de Dieu. (Du temps, p.20)

La culture occidentale se caractérise par son dualisme omniprésent, d’où sont nés des couples de notions tels que le Bien qui s’oppose au Mal, l’esprit à la matière, la lumière aux ténèbres, parmi lesquels, il ne faut pas oublier le temporel et le spirituel. Si une rivalité régnait pendant longtemps dans la société occidentale entre le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique, jusqu’à leur séparation définitive par exemple en 1905 au pays de France, elle n’est pas moins discutée dans le domaine du temps. Le temps dont parle Aristote est un temps

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au sens physique, cosmique, et temporel, mais la question que François Jullien pose ici est comment concevoir la transcendance en dehors du temps, soit la notion de l’Éternité. Comme dans cette partie, son élaboration s’appuie principalement sur le Livre XI des Confessions de Saint-Augustin qui s’articule sur la méditation du temps de celui-ci, il nous est nécessaire de revenir sur ses textes :

La longueur du temps n’est faite que de la succesion d’une multitude d’instants, qui ne peuvent se dérouler simultanément ; qu’au contraire, dans l’éternité, rien n’est successif, tout est présent, alors que le temps ne saurait être présent tout à la fois. Tout le passé est refoulé par le futur, que tout le futur suit le passé, que tout le passé et le futur tirent leur être et leur cours de l’éternel présent. Qui retiendra l’intelligence de l’homme pour qu’elle s’arrête et voie comment, toujours stable, l’éternité qui n’est ni future, ni passée, détermine le futur et le passé ?

Un des savoirs élémentaires qu’il faut retenir pour comprendre le temps chez Saint-Augustin, c’est qu’il a développé les pensées de ceux qui le précèdent comme celle d’Aristote, en déclarant que le temps est une ligne irréversible qui se compose de trois parties, le passé, le présent et le futur. La partie suivante servira à le préciser. Qu’est-ce que nous entendons par cette « éternité qui n’est ni future, ni passée mais qui détermine le futur et le passé » ?

En réalité, cette éternité évoque l’idée du Dieu créateur qui, dans la pensée augustinienne, est hors du temps, ou plus exactement, au-dessus de tout temps physique. Sa réflexion commence par le mythe de la création du monde selon lequel le ciel et la terre existent après avoir été créés par Dieu, mais notre curiosité sera bien suscitée par une autre question : comme le monde est crée par Dieu, alors que faisait ce Créateur avant sa création du monde ? Au lieu d’éluder la difficulté en proposant cette réponse qu’il juge mauvaise : « Il préparait des supplices à ceux qui scrutent ces profonds mystères », ni de prononcer directement : « Je ne sais pas », Augustin enonce de façon explicite son propre point de vue : « Avant que Dieu fit le ciel et la terre, il ne fait rien. Car s’il eut fait quelque chose, qu’eut-il fait sinon une

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créature ?...Nulle création n’était créée avant la creation ». Si cette réponse est liée à la question du temps, c’est parce que Dieu, au dire de Saint-Augustin, est « l’artisant de tous les temps », comme il l’est aussi de la création du ciel et de la terre.

Donc il n’y avait pas de temps avant la création puisque si le temps existait alors, en respectant la logique augustinienne, il devrait y avoir le temps qui s’écoulait et Dieu n’aurait pas pu rester oisif. Le passage suivant tiré du chapitre XIII du Livre XI des Confessions va nous aider à comprendre le rapport entre Dieu créateur et le temps créé, mais aussi l’éternité et le temporel :

Ce n’est pas dans le temps que vous précédez le temps : autrement vous n’auriez pas précédé tous les temps. Mais vous précédez tout le passé de la hauteur de votre éternité toujours présente, et vous dominez tout l’avenir, parce qu’ il est l’avenir et qu’à peine arrivé, il sera passé, alors que vous, « vous demerez le même, et que vos années ne passeront pas ». Vos années ne vont ni ne viennent ; mais les nôtres vont et viennnent, afin que toutes viennent. Vos années demeurent toutes simultanément, puisqu’elles demeurent ; elles ne s’en vont pas, elles ne sont pas chassées par celles qui arrivent, car elles ne passent pas, tandis que les nôtres ne seront toutes que lorsque toutes elles ne seront plus. « Vos années ne font qu’un seul jour » et votre jour n’est pas un événement quotidien, c’est un perpétuel aujourd’hui, car votre aujourd’hui ne cède pas la place au lendemain et le lendemain ne succède pas à hier. Votre aujourd’hui, c’est l’Éternité : c’est pour cela que vous avez engendré un Fils coéternel, à qui vous avec dit : « Je t’ai engendré aujourd’hui. » Tous les temps sont votre œuvre, vous êtes avant tous les temps et il ne se peut pas qu’il y eut un temps où le temps n’était pas.③

C’est bien sûr « Dieu » dont parle cette appellation « Vous ». « Ce n’est pas dans le temps que vous précédez le temps », autrement dit, Dieu se trouve hors du temps physique, « vos années ne vont ni viennent ; mais les nôtres vont et viennent...Vos années demeurent toutes simultanément, puisqu’elles demeurent ; elles ne s’en vont pas...elle ne passent pas...Vos

Ibid., p.262. Ibid., p.263. Ibid., p.263.

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années ne feront qu’un seul jour et votre jour est un perpétuel aujourd’hui...Votre aujourd’hui, c’est l’Éternité »...

Se peut-il que l’on trouve un deuxième texte qui exprimerait mieux ce que signifie le mot « éternité » que celui de Saint-Augustin ? Par rapport à ses créatures, le ciel, la terre et le temps qui font partie des choses temporelles, progressives, Dieu lui-même se situe hors du temps. Voilà l’idée transcendante de l’éternité qui désigne ce qui reste toujours, ne varie pas et s’oppose au temporel, au devenir.

Outre cela, le Verbe – la Parole créatrice, ainsi que la Volonté divine, s’imposant comme quelque chose de perpétuel, ne se soumet pas à la loi du temps. Un des éléments importants est maintenant trouve quand nous entendons Ivan Kamenarovic parler de la séparation radicale entre Dieu et le monde, l’homme qu’il a créés, qui provient de l’habitude de regarder le Dieu comme « essentiellement différent de nous ». Cette suprématie, Augustin l’explique par le pouvoir de Dieu de nous rendre tel quel, de nous accorder la beauté, la bonté, l’existence et le temps. Notre science, comparée à la science de Dieu, « n’est qu’ignorance »

. Nous avons beaucoup, voire un peu trop parlé de la pensée augustinienne, bien qu’elle ne sorte pas du rail de la réflexion de François Jullien. En tout cas, l’essentiel est de creuser l’influence de cette idée d’éternité divine sur la culture occidentale et aussi celle de son absence dans la culture des Chinois. Voici la réponse de Jullien qu’on peut lire au chapitre I, « De l’énigme à l’ornière » :

Il y aurait donc là comme une bifurcation dans l’histoire de la pensée – le « temps » se déployant une fois cet embranchement passé. Partie d’une conception cosmogonique, la Grèce a dépassé celle-ci, à l’âge de la philosophie, par l’onto-théologie : en pensant l’Être ou Dieu ; de là, le statut fondateur qu’elle accorde à l’éternel, celui-ci étant le socle sur lequel elle a stabilisé le cosmos que’elle a tiré du chaos. Tandis que, déployant une conception cosmologique qui n’a jamais été hantée par le chaos, l’« origine » n’étant pour elle qu’une indifférenciation primitive, la Chine en approfondit la pensée en celle du procès du monde et de sa régulation, qu’elle appelle le tao ou la « Voie ». (Du temps, p.26)

Ivan P. Kamenarovic, Le Conflit, perceptions chinoise et occidentale, Paris, Éditions du Cerf, 2008, p.18.

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Le Dieu en Occident qui existe éternellement joue le rôle pour F. Jullien du stabilisateur du cosmos. En le tirant de l’état chaotique, il a établi son ordre. Mais il semble que Jullien s’est précipité de donner cette conclusion que la conception cosmologique des Chinois n’a jamais hantée par l’idée du chaos. Une fois de plus, on pense à l’une des genèses chinoises, celle sous la plume de Tchouang-Tseu :

Le souverain de la mer du Sud s’appelait Rapidement (Shu) ; et le souverain de la mer du Nord s’appelait Soudainement (Hu) ; le souverain du Centre s’appelait Indistinction (Hun Dun). Un jour, Rapidement et Soudainement s’étaient rencontrés au pays d’Indistinction qui les avait traités avec beaucoup de bienveillance. Rapidement et soudainement voulurent récompenser son bon accueil et se dirent : « L’homme a sept orifices pour voir, écouter, manger, respirer. Indistinction n’en a aucun. Nous allons lui en percer. » S’étant mis à l’œuvre, ils lui firent un orifice par jour. Au septième jour Indistinction mourut. (Tchouang-Tseu, Chapitre VII, L’idéal

du souverain et du roi)

南海之帝为倏,北海之帝为忽,中央之帝为浑沌。倏与忽时相与遇于混沌之地,混 沌待之甚善。倏与忽谋报混沌之德,曰:“人皆有七窍,以视听食息,此独无有。尝试

凿之。”日凿一窍,七日而混沌死。——《庄子·内篇·应帝王》②

Le nom « Indistinction » du souverain du pays central est synonyme du Chaos. Rappelons que les Chinois traduisent le mot « Chaos » comme Hun Dun, nom chinois du souverain du pays central, ce qui peut justifier l’équivalence entre ces deux termes Indistinction et Chaos. Malgré tout, le Chaos en Chine comme en Occident, représente l’origine du cosmos en état de l’indifférenciation primitive.

Ce qui différencie la genèse chinoise de celle des Occidentaux, c’est que dans l’histoire de Tchouang-Tseu, ces deux noms des dieux « Rapidement » et « Soudainement » ne sont

Philosophies taoïstes, Lao-Tseu, Tchouang-Tseu, Lie-Tseu (Avant-propos, préface et bibliographie par René Etiemble, textes traduits, présentés et annotés par Liou Kia-Hway et Benedykt Grynpas, relus par Paul Demiéville et Max Kaltenmark), Paris, Gallimard, 1980, p.142.

[战国]庄周,《庄子》,胡仲平译注,北京,北京燕山出版社,2005 年,第 68 页。(Zhuangzi, Zhuangzi, traduit et annoté par HU Zhongping, Pékin, Éditions de Yanshan de Pékin, 2005, p.68.)

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employés que pour symboliser le temps, « Chronos », le temps physique.

Comme pour André Cheng, Wu Song, personnage célèbre dans le roman de Shi Nai’an,

Au Bord de l’eau (shui hu, 《水浒》

), qui, sous l’emprise de l’alcool qu’il a bu, rencontre un tigre et finit par le tuer, ne sera pas du tout considéré comme un héros selon les critères occidentaux car il n’est pas au début, comme Hercule, Odyssée et bien d’autres, conscient du danger et ne l’affronte pas pour la prouesse.

La genèse chinoise ne ressemble pas à celle des Occidentaux dans laquelle il faut avoir un Dieu créateur, premier moteur du cosmos, ses créatures qui lui sont inférieurs et l’acte de la création par ordre. La mort d’« Indistinction » peut être considérée comme la fin de l’époque de l’ignorance et l’ouverture à l’ère civilisée. Si dans le propos ci-dessus, François Jullien a mentionné seulement la pensée chinoise du procès, celle-ci va cheminer dans le propos suivant :

Deux notions sont à distinguer radicalement à cet égard : « l’éternel » et le « constant ». Les deux disent la pérennité, les deux s’opposent à l’éphémère, mais ils le sont différemment : l’éternel est séparé du temporel, tandis que le constant se manifeste au travers du changeant. Le constant est ce qui, au sein de la variation, ne varie pas ; l’éternel est ce qui, en tant qu’être, ne devient pas. Les deux dénotent une permanence, mais différemment disposée : tandis que la permanence de l’éternel s’adosse à l’être et s’offre à la contemplation (theoria), celle du constant se réfère à la marche des choses ou, comme le disent les Chinois, à leur « fonctionnement » (notion de yong). (Du temps, p.24)

L’idée de génie de F. Jullien est d’établir ici un pont pour relier les deux côtés que sont l’éternel de l’Occident et le constant (chang, 常) de l’Orient. En effet, leur comparaison est intéressante car apparemment au niveau du langage, les deux notions peuvent s’éclairer par leur contraire, ainsi l’antonyme de la notion de « constant » en chinois est « changeant » (bian, 变).

施耐庵,罗贯中,《水浒全传》,上海,上海人民出版社,1975 年,270-275 页。(Shi Nai’an, Luo Guanzhong, Au Bord de l’eau, Shanghai, Éditions du Peuple de Shanghai, 1975, pp.270-275.)