• Aucun résultat trouvé

V. La présentation générale de cette thèse

V.1 L’explication du titre

Pour donner une présentation générale à cette thèse, le meilleur moyen est de commencer par la présentation de son titre qui est La différence des stratégies ou la différence de

l’axiologie, une exploration de la pensée de François Jullien. Dans ce titre, il y a deux mots

dont les sens attendent d’être précisés, le mot « stratégie » et le mot « axiologie ».

Si nous avons choisi ce terme « stratégie » dans le titre, c’est que François Jullien n’a cessé de le souligner dans ses deux principaux ouvrages – Le Traité de l’efficacité et Le

Détour et l’Accès, pour lui, l’efficacité chinoise mais aussi la langue chinoise sont toutes une

stratégie d’attaquer de biais. Mais la question pour nous est que dans quel sens emploie-t-il ce mot « stratégie » ?

39

Dans Le Grand Robert de la langue française, nous avons trouvé son explication qui se nuance en trois sens :

1) Le premier sens est militaire. Art de faire évoluer une armée sur un théâtre d’opérations jusqu’au moment où elle entre en contact avec l’ennemi.

2) (début XIXe siècle). Au sens figuré : ensemble d’actions coordonnées, de manœuvres en vue d’une victoire, par exemple, stratégie électorale, stratégie parlementaire.

3) Tactique. Manière d’organiser un travail, une action, pour arriver à un résultat.

S’il faut trouver un synonyme pour remplacer cette « stratégie » jullienienne, on ne peut penser autrement qu’au mot « dispositif » qui a dans le dictionnaire plusieurs sens

:

1) Partie d’un jugement dans lequel est exprimée la décision du tribunal, précédée des motifs qui justifient la décision prise.

2) Manière particulière dont sont agencés les divers éléments d’un mécanisme.

3) Ensemble des moyens d’une formation militaire (terrestre, navale, aérienne) articulés en vue d’une mission de combat et en fonction d’un plan de manœuvre.

4) Arrangement d’éléments quelconques en vue d’une certaine fin.

Les derniers sens de ces deux mots se rejoignent. Il s’agit dans les deux cas d’une organisation artificielle pour réaliser un objectif. Pour atteindre ce même but, les différentes cultures ont des démarches différentes, nous appelons ces démarches, ces dispositifs, des « stratégies » différentes. Mais la question n’est pas seulement celle de la mise en évidence des différences, mais surtout de ce qui les fonde, les accompagne et en découle. Ceci implique alors le deuxième terme que nous devons préciser, « axiologie ». Venu du grec « axios », « qui vaut », il s’agit d’une science ou d’une théorie des valeurs.

À force de lire et de relire les Jullien, nous savons que les concepts divergent entre les cultures parce que les axiologies derrières ces concepts, axiologies qui les déterminent sont différentes. Citons un exemple, le mot « chose » traduit dans les langues européennes l’idée de la substance, mais en chinois, la chose se dit « dong-xi » (pour traduire littéralement le mot,

Le Grand Robert de la langue française (Tome 6, 2ème édition dirigée par Alain Rey, du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert), Paris, Robert, 2001, pp.735-736.

Grand Larousse de la langue française (Tome 2), sous la direction de Louis Guilbert, René Lagane, Georges Niobey, Paris, Librairie Larousse, 1977, p.1358.

40

est-ouest, 东 - 西 ). L’essentiel n’est pas dans cette particularité de la langue, mais par l’intermédiaire de cette particularité, on peut déduire que les Chinois pensent à partir d’une polarité, d’une relation, non pas d’une substance.

Grâce à la définition donnée par Didier Julia dans son Dictionnaire de la philosophie, nous arrivons à mieux expliquer le sens de l’axiologie chez François Jullien. D’après Didier Julia, c’est une morale « qui établit une hiérarchie entre les valeurs, plaçant, par exemple, au premier rang le respect de ce qui est bon, puis le respect de ce qui est noble, puis de ce qui est beau, etc ». Autrement dit, l’axiologie détermine l’ensemble des actions humaines pour juger ce qui doit être pris en compte en premier, et ce qui doit être placé en second plan.

Nous nous souvenons du célèbre manifeste de Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un

humanisme, selon notre philosophe, l’homme est défini par ses choix et il doit être

responsable de ses choix. Pour faire comprendre cette idée, Sartre s’est servi d’une histoire réelle d’un de ses élèves pendant la Deuxième Guerre mondiale. Cette histoire nous est tout à fait utile ici. Un jeune homme français doit faire le choix entre « s’engager dans les Forces Françaises Libres » et « partir pour l’Angleterre », c’est-à-dire soit il choisit de rester auprès de sa mère, soit il choisit de laisser seule sa mère en France. Ces deux choix représentent deux actions différentes, l’une ne s’adresse qu’à un seul individu, et l’autre à une collectivité nationale. Derrière ces deux actions, se trouvent deux types de morale. Lisons comment Sartre les a analysées :

D’une part, une morale de la sympathie, du dévouement individuel ; et d’autre part, une morale plus large, mais d’une efficacité plus contestable. Qui pouvait l’aider à choisir ? La doctrine chrétienne ? Non. La doctrine chrétienne dit : soyez charitable, aimez votre prochain, sacrifiez-vous à autrui, choisissez la voie la plus rude, etc, etc...Mais quelle est la voie la plus rude ? Qui doit-on aimer comme son frère, le combattant ou la mère ? Quelle est l’utilité la plus grande, celle, vague, de combattre dans un ensemble, ou celle, précise, d’aider un être précis à vivre ? Qui peut en décider à priori ? [...] Quand je l’ai vu, il disait : au fond, ce qui compte, c’est le sentiment ; je devrais choisir ce qui me pousse vraiment dans une certaine

41

direction. Si je sens que j’aime assez ma mère pour lui sacrifier tout le reste – mon désir de vengeance, mon désir d’action, mon désir d’aventures – je reste auprès d’elle. Si , au contraire, je sens que mon amour pour ma mère n’est pas suffisant, je pars.①

Ici, on ne va pas développer les concepts du cadre existentialiste comme ceux de choix, engagement, responsabilité, existence. Ce qui nous permet de relier l’histoire sartrienne et l’axiologie jullienienne, c’est la hiérarchie entre les valeurs, entre ce qui compte le plus et ce qui compte le moins. Revenons au concept de l’efficacité, pour les Occidentaux, l’essentiel est de respecter une série de règles, d’ordres établis dans le projet, mais pour les Chinois, toutes les ruses, la « mètis » dans la mythologie grecque qui est abandonnée par les Occidentaux sont acceptables, même valorisées pour gagner la victoire, ce qu’ils respectent, c’est la propension des choses.

Notre thèse va être fondée sur ces deux principales idées de François Jullien, d’abord les différentes formes de pensées entre l’Occident et la Chine, ensuite l’explication axiologique de ces différences.