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IV. L’introduction sur François Jullien

IV.1 Le parcours de ses formations académiques

Notre thèse, ayant pour objet d’études la pensée de F. Jullien et a pour objectif l’enjeu de cette pensée sur les rapports entre deux cultures, doit élucider d’abord deux questions suivantes : Qui est François Jullien et comment est la trajectoire de ses formations académiques ? En tant que sinologue, quelle est la stratégie générale de ses études ?

Dans son texte consacré à une étude comparative entre le travail de François Jullien et celui de Claude Lévi-Strauss, Martin Rueff a fait un tel résumé sur l’importance du premier :

François Jullien, sinologue et philosophe, la conjonction valant comme programme et comme problème ; spécialiste de la poésie chinoise ; archéologue de l’éthique ; penseur de l’esthétique et de l’image, du faire, de la causalité et de l’être, de la sagesse et de la philosophie de la vie ; comparatiste et polémiste, polémiste parmi les comparatistes et faisant usage polémique de la comparaison.

Martin Rueff, « Stupeur et sémantique : François Jullien et Claude Lévi-Strauss », Critique, Paris, Éditions de Minuit, mars 2011, nº766, p.180.

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Né en 1951 et professeur à l’Université Paris VII–Denis-Diderot, François Jullien donne maintenant de temps en temps des séminaires aux étudiants et au grand public. Il est d’autre part membre de l’Institut universitaire de France, chaire de l’altérité, et dirige en même temps l’Institut de la pensée contemporaine.

De son premier ouvrage sur un écrivain chinois Lu Xun (Lu Xun, Écriture et révolution, paru en 1979), il a publié, pendant ces trente ans, une vingtaine d’ouvrages sur la pensée chinoise des lettrés et sa dissidence avec la pensée européenne.

Pour reconstituer la trajectoire des formations de François Jullien, nous devons d’abord trouver des sources solides. Les auteurs de Chine, la dissidence de François Jullien, Nicolas Martin et Antoine Spire ont reconstitué la biographie de François Jullien sur laquelle ce sinologue lui-même n’a presque rien dit dans ses œuvres. Pour Nicolas Martin et Antoine Spire qui a fait un entretien avec notre sinologue, cette reconstitution biographique de Jullien évoque « les points forts indispensables pour comprendre l’évolution de son travail ».

En suivant la description de ces deux auteurs, nous pouvons diviser la formation de F. Jullien en trois sections : la formation de la philosophie occidentale qui peut se subdiviser encore en trois petites époques, la formation hellénique, la formation philologique et linguistique, et la formation sous l’influence de Roland Barthes ; la deuxième grande époque, sa première rencontre avec la Chine ; et la dernière époque, celle des études canoniques en Chine.

La formation de François Jullien commence à l’École normale supérieure de la Rue d’Ulm en 1972 où, en suivant leurs cours, il a été profondément influencé par deux grands hellénistes, Jean Bollack et Jean-Pierre Vernant, dont les études lui a offert deux options différentes :

Jean-Pierre Vernant s’est passionné pour la Grèce à partir de sa formation philosophique et de son engagement politique, alors que Jean Bollack a abordé la Grèce à partir d’une interrogation sur son langage...C’est comme s’il (F. Jullien) avait été invité par Jean-Pierre Vernant à passer du social au concept pour approfondir les fondements de la culture grecque ; et poussé par Jean Bollack à interroger le texte en tant que tel, en le repliant sur sa cohérence

24 interne.

Le point fort de Vernant, comme nous le savons, est plutôt anthropologique. En travaillant sur les mythes grecs, il essaie de dégager les conditions de possibilité de la pensée grecque, ce qui a beaucoup inspiré les futurs travaux de Jullien. Celui de Bollack est l’interprétation textuelle. Ensuite, c’est Georges Dumézil et Émile Benveniste qui ont éveillé la conscience de Jullien sur les rapports de détermination entre la langue et la pensée.

Ces deux auteurs privilégient le champ indo-européen, en remontant de la Grèce à l’Inde, à la recherche de filiations sémantiques et idéologiques, François Jullien pressent la nécessité d’un écart plus fondamental pour rendre compte des présupposés de la pensée grecque et européenne. Dans cette perspective, c’est la Chine qui lui semble relever de la plus grande extériorité ; extériorité géographique évidemment, extériorité historique aussi dans la mesure où le développement de l’empire du Milieu s’est fait en quasi-indépendance de l’Histoire occidentale, au moins jusqu’au XVIe

siècle ; et enfin extériorité de la langue à l’ensemble indo-européen.

De ces écarts entre les différentes langues, par exemple, l’absence du verbe « être » dans la langue chinoise, ce qui signifie qu’il n’y a pas, avant l’introduction récente de cette notion en Chine, dans la pensée chinoise le concept de l’identité, il n’y a ni le moi sujet, ni le soi objet, ni non plus la séparation radicale entre le sujet et l’objet, il n’y a que dans l’univers la fusion de toutes les choses et leurs transformations incessantes, F. Jullien a dégagé une idée importante : « Ce n’est pas la langue qui détermine la pensée, mais plutôt la pensée qui exploite la langue. »

Roland Barthes est la dernière figure importante dans la formation occidentale de F. Jullien, non seulement parce que c’est lui qui a dirigé le DEA de celui-ci en 1975, mais aussi que Barthes a servi en réalité de « guide », de « compas » à la rencontre de F. Jullien avec la

Ibid., p.16. Ibid., p.17. Ibid., p.19.

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Chine.

Longtemps en dehors de l’institution universitaire traditionnelle, l’auteur du Degré zéro de

l’écriture savait qu’il fallait interroger la Chine autrement que de façon exotique, pressentant

par exemple que la fadeur pourrait caractériser la civilisation chinoise. François Jullien confirmera ce que Roland Barthes n’a fait qu’esquisser. Impossible de ne pas relever un lien entre la démarche d’un Barthes qui, à l’écart de la philosophie traditionnelle, interroge les objets de la vie contemporaine et celle d’un Jullien qui s’apprête à partir en Chine, en quête d’un lieu radicalement autre, d’une « hétérotopie » comme le dit Michel Foucault.①

Outre la formation helléniste, Jullien a été nourri aussi de bien d’autres philosophies occidentales, comme celle de Descartes, de Kant, des Lumières, de Hegel, de Schopenhauer, de Nietszche, des phénoménologues, de Freud, jusqu’à celle de Merleau-Ponty.

En 1975, vers la fin de la Révolution culturelle en Chine, F. Jullien a eu son premier contact avec ce pays en y effectuant un sejour de deux ans, d’abord à Pékin, à l’Institut des langue de Pékin où « il ne découvre pas grand chose de neuf sur le plan du savoir académique », puis à l’Université de Fudan de Shanghai. Face à cette Chine politisée, F. Jullien ne choisit ni d’adhérer au maoïsme, ni refuse, comme le font bien des intellectuels, de voir ce qui se passe dans cette Chine fervente. Au lieu d’accepter d’étudier à Harvard la sinologie, il décide de rester en Chine pour comprendre sa « réalité historique » : « Il essaie d’analyser les conditions de cette histoire et d’abord de son discours, et se consacre au déchiffrement des causes et des effets de ce système de gestion de la société. »

Entretemps, il a été envoyé à la campagne et en usine pour y apprendre auprès des « masses laborieuses » (lao dong da zhong, 劳动大众), terme populaire de l’époque-là, et a beaucoup enrichi les expériences en tant que témoins des événements qui ont eu lieu quotidiennement dans la vie réelle des Chinois, comme le tremblement de terre, les condamnés à mort avec les pancartes au cou, etc. C’est dans ce contexte que F. Jullien peut

Ibid., p.20. Idem. Ibid., p.21.

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rétorquer l’argument suivant de son contradicteur Billeter :

François Jullien ne semble pas connaître assez la société chinoise actuelle pour deviner ce qu’elle cache aux autres et se cache à elle-même. Il semble ignorer l’existence des Chinois qui cherchent à se libérer du passé – ou s’en désintéresse, on ne sait. Par son silence, de toute manière, il contribue à maintenir ses lecteurs dans l’ignorance de ce qui se passe en Chine.①

Vis-à-vis de cette interrogation, François Jullien a écrit spécialement un livre intitulé

Chemin faisant comme réplique :

On me dira alors que mon entreprise demeure interne à la philosophie et qu’elle ne peut rien nous dire, ou trop peu, de la Chine elle-même. À quoi je vous réponds : non. Car pour entreprendre une telle déconstruction par le dehors, et si abstrait que ce projet paraisse, il faut commencer par aller effectivement en Chine. Par « s’y rendre », comme dit si bien ce terme. Par s’y dé-placer.

Lorsqu’il passe la deuxième année d’études à l’Université de Fudan à Shanghai, le futur auteur de Chemin faisant commence à fréquenter les œuvres de Lu Xun, écrivain de grande importance d’avant la fondation de la nouvelle Chine qui excelle surtout en pamphlets contestant l’ancienne société chinoise.

En 1979, Jullien est arrivé à Hongkong où il était responsable de l’Antenne française de sinologie. Pour rédiger un Bulletin sur la vie politique de la Chine, il a beaucoup analysé les journaux chinois. Cette expérience l’a aidé à mieux comprendre la Chine. En outre, à l’Institut Xinya (Nouvelle Asie, 新 亚 学 院 ) de Hongkong, loin de la dictature communiste, il a rencontré les vieux lettrés chinois, dits les néo-confucianistes (xin ru jia, 新儒家) comme Xu Fuguan, Mou Zongsan, avec qui il s’est consacré à l’étude des textes chinois classiques.

À son retour en France, F. Jullien a préparé, pendant trois ans, sa thèse sur la valeur

Jean-François Billeter, op,cit., p.72.

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allusive dans la littérature chinoise (La valeur allusive : Des catégories originales de

l’interprétation poétique dans la tradition chinoise).

En 1985, il a visité un voisin de la Chine, le Japon, et y a passé deux ans. Pour lui, le Japon est « un bon lieu d’observation de la réalité chinoise parce qu’il fait seuil et fait contraste, empruntant à la fois à la Chine et à l’Europe ».

Après la visite du Japon, il est rentré à Paris pour devenir président de l’Association française des études chinoises à la fin des années 1980. À cette époque-là, les sinologues en France sont répartis en deux groupes, les uns centrent leurs travaux sur l’histoire de la Chine moderne, et les autres sur la culture traditionnelle. L’avantage de F. Jullien commence à se voir. Il est d’une part un fin connaisseur de la Chine moderne et d’autre part, spécialiste des anciens textes des lettrés. Il se met plutôt dans une position « médiane ». En 1990, il devient directeur de l’unité « Asie orientale » de l’Université Paris-VII-Denis-Diderot. En 1995, il est élu président du Collège international de philosophie. Philosophe et sinologue, ce sont les deux métiers que F. Jullien pratique en même temps.