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CHAPITRE I LE CONCEPT D’EFFICACITÉ

II. La comparaison jullienienne entre la pensée grecque de l’efficacité et la pensée chinoise de l’efficacité

II.4 L’occasion fortunée et l’occasion conçue

L’occasion est le dernier élément comparatif dans la pensée de l’efficacité. Pour comprendre la différence entre les deux notions d’occasion, F. Jullien en donne d’abord une définition occidentale, selon laquelle, elle provient de deux parties, le hasard/la divinité et l’art/la technique :

Le hasard d’une part, l’art de l’autre : entre tuché et techné, un troisième terme s’interpose pour penser l’action – l’occasion (kairos). Qu’il s’agisse de la navigation, de la médecine ou de la stratégie, telles que Platon les aligne à la suite (Lois, IV, 709 b), entre ce qui, d’un côté, relève de la fortune (ou de la « divinité ») et, de l’autre, ce qui est « nôtre » (la technique), l’occasion opérerait la jonction d’où provient l’efficacité : elle est le moment favorable qui est offert par le hasard et que l’art permet d’exploiter. (Traité de l’efficacité, Chapitre V, Structure de l’occasion, p.83)

Plusieurs notions sont à repérer : en premier lieu, l’occasion dépend de deux éléments, le hasard dont les synonymes peuvent être le destin, la fortune, la chance ou bien les dieux. Dans sa Conférence sur l’efficacité, Jullien a approfondi ce « tuché » en disant :

Vous savez que, dans notre Antiquité, avant d’engager la bataille, on prenait soin de consulter les sorts, d’examiner les entrailles de victimes sacrificielles ou le vol des oiseaux ; et, si les signes perçus étaient jugés trop néfastes, on préférait se retirer.

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En plus de la fortune, l’effort humain est aussi nécessaire, c’est la technique de saisir le moment favorable.

En second lieu, l’occasion se dit « kairos » en grec. Ici, nous pouvons ajouter quelques éléments autant intéressants qu’importants pour mieux comprendre la notion de « kairos ». Nous disons que le temps dans la culture occidentale comprend deux notions, chronos – dieu primordial dans la mythologie grecque personnifiant le temps physique, et kairos qui veut dire le temps de l’occasion opportune. Ils sont tous deux fils d’Aiôn, le Temps éternel. Le temps physique – chronos selon F. Jullien est reconnaissable, parce qu’il est « régulier, divisible, analysable, et par conséquent maîtrisable » ; tandis que l’occasion, le kairos, « ouvert à l’occasion »

, peut s’appeler le temps « hasardeux, chaotique, et par conséquent < indomptable > ».

Dans la mythologie grecque, le kairos est un jeune éphèbe qui ne porte qu’une touffe de cheveux sur la tête. Quand il passe à notre proximité il y a trois possibilités : premièrement, on ne le voit pas ; deuxièmement, on le voit mais on ne fait rien ; troisièmement, au moment où il passe on tend sa main pour saisir sa touffe de cheveux. En l’arrêtant, on arrête le temps, on réussit à saisir l’occasion.

En troisième lieu, revenons au passage ci-dessus. Jullien nous fait part que le kairos a un large champ d’application, par exemple dans la navigation, dans la médecine, dans la stratégie, etc. Nous pouvons ajouter que le kairos a de nombreuses acceptions et elles sont toutes liées au concept de l’efficacité.

F. Jullien, Traité de l’efficacité, p.94.

Idem.

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D’abord, dans le domaine médical, le kairos peut signifier l’instant décisif où la maladie évolue vers la guérison ou la mort ; dans le domaine militaire, le kairos est le moment critique où l’attaque pourra donner une issue définitive à la bataille ; dans le domaine artistique, c’est l’infime nuance, la minime correction qui fait l’œuvre réussie ; en rhétorique, le kairos désigne le moment où il faut attirer l’attention des auditeurs pour accomplir un retournement de persuasion ; dans le domaine de la navigation, le kairos, associé avec tuché, permet au navigateur de se diriger en déjouant les pièges de la mer ; dans le domaine politique, le kairos veut dire les moments qui décident le sort des cités, par exemple, la déclaration de guerre, les négociations ou ruptures d’alliances.

Côté chinois, l’occasion n’est plus perçue comme une fortune offerte par la divinité, mais la capacité à scruter le point de départ de la tendance qui peut décider tout le déroulement suivant de la situation. Revenons aux propos de Jullien qui offre une définition chinoise de l’occasion :

Voici donc que s’esquisse une autre conception de l’« occasion » : non plus comme la chance qui s’offre au passage, par un heureux concours de circonstances, incitant à l’action et favorisant son succès ; mais comme le moment le plus adéquat pour intervenir au cours du

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processus engagé (au point que, à la limite, cette intervention n’en est plus une – tellement on y est poussé), celui où culmine la potentialité progressivement acquise et qui permet de dégager le plus d’efficacité. (Traité de l’efficacité, Chapitre V, Structure de l’occasion, p.87)

Ce que veut dire Jullien peut être concrétisé par quelques locutions chinoises. Par exemple en chinois, on dit qu’il faut fermer le rideau et la porte avant que la pluie ne tombe (wei yu

chou mou, 未雨绸缪), qu’il faut préparer du blé contre la famine (ji gu fang ji, 积谷防饥), car

ce sera trop tard d’aller creuser le puits au moment où vous sentez la soif (lin ke jue jing, 临渴 掘井).

Pour le compléter, nous pouvons citer encore l’histoire célèbre du Han Fei Zi. Quand le

médecin Bian Que alla voir le prince Cai Huan (扁鹊见蔡桓公), il dit à celui-ci : « Vous avez la maladie au muscle, si vous la laissez développer, elle s’aggravera. » (君有疾在腠理,不治 将恐深) Le prince ne l’entendit pas. Quelques jours après, Bian Que lui dit encore : « Vous avez la maladie à la peau, si vous la laissez développer, elle s’aggravera encore. » (君之病在 肌肤,不治将益深) Le prince ne lui répondit pas. Dix jours après, Bian Que lui dit une fois de plus : « Vous avez la maladie à l’estomac, si vous la laissez développer, elle s’aggravera. » (君之病在肠胃,不治将益深) Un autre dix jours passa, quand Bian Que revit le prince, il fit un détour pour ne pas le rencontrer. Le prince envoya quelqu’un pour en demander la raison. Bian Que répondit : « Maintenant il est déjà atteint par la maladie aux os, personne ne peut la guérir. » Cinq jours après, le prince eut mal au corps, à ce moment, quand il demanda de poursuivre Bian Que, celui-ci, déjà, prit la fuite vers une autre principauté. L’histoire finit par la mort du prince. Refusant le conseil du médecin, il a déjà raté le moment critique.

Enfin, Jullien a vu dans cette occasion grecque et cette occasion chinoise deux logiques différentes :

Telle qu’elle est conçue en Europe, l’occasion fait naître le plaisir du risque, de la surprise, de l’inconnu. Plaisir de l’aventure, en un mot, dont est tiré aussi celui du récit. Envisagée

《韩非子》,陈秉才译注,北京,中华书局,2007 年,第 121 页。(Han Fei Zi, traduit et annoté par Chen Bingcai, Pékin, Librairie de Zhonghua, 2007, p.121.)

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comme une rencontre hasardeuse, l’occasion incite et fait rêver, son économie serait plus liée, en fin de compte, au désir qu’à l’efficacité... Logique du plaisir ou de l’efficacité – ici les voies divergent. En suivant ce qui s’annonçait comme la voie européenne de l’efficacité (en fonction de cette articulation de base : but- action- occasion), nous nous sommes trouvés engagés dans une direction dont on découvre finalement qu’elle conduit à l’héroïsme plus qu’à la stratégie...Nous ne serions peut-être jamais sortis de l’épopée...(Traité de l’efficacité, Chapitre V, Structure de l’occasion, p.107)

L’occasion grecque pour lui reflète une logique du plaisir, qui est le plaisir du risque, de l’aventure. Derrière l’occasion chinoise, c’est une autre logique, celle de l’efficacité, de pragmatique. Aucun élément de divin ou de hasard n’y joue un rôle.