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IV. L’introduction sur François Jullien

IV.2 Les méthodes de ses études sinologiques

IV.2.1 Le détour par la Chine

François Jullien, comme tous les intellectuels intéressés par la culture chinoise, admet que la curiosité est la première condition qui lui permet de s’orienter vers cette recherche :

Il est une question que rencontre nécessairement l’esprit occidental qui s’intéresse à la réalité chinoise et qui est celle de son altérité par rapport à nous. C’est même le plus souvent la curiosité suscitée à cet égard qui nous conduit d’abord à nous intéresser à la Chine.

Que François Jullien veut-il chercher sur la Chine ? Que François Jullien espère-t-il à travers la Chine ? Nous devons être conscients d’une chose, c’est que avant d’être sinologue, il est d’abord philosophe, ce qui lui permet de se distinguer des autres sinologues : « François Jullien romprait avec la pratique des historiens, prenant l’Histoire non pas comme fil

Ibid., p.24.

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conducteur, mais comme appui pour développer sa philosophie. » Dans Un Sage est sans

idée où il a comparé la philosophie occidentale et la sagesse chinoise, Jullien a ainsi défini ce

qu’est la philosophie :

La philosophie viendrait de cette partialité initiale qui consiste à mettre en avant une idée, idée qui ne cesserait ensuite d’être reprise, déformée, transformée, la philosophie ne pouvant rien faire d’autre, dès lors, que de corriger un point de vue particulier par un autre point de vue particulier – chaque nouveau philosophe, comme on sait, venant dire non au précédent... « Est philosophe », l’est pleinement, a-t-on dit souvent (et Deleuze encore, suivant Foucault), qui a « pensé autrement ».

La partialité, le dépassement des autres, l’insatisfaction éternelle de soi, ce sont les principaux caractères de la philosophie. Voilà Aristote pour Platon, Nietzsche pour Schopenhauer. Si l’attention de Jullien sur la Chine est éveillée par Roland Barthes, elle l’est également par un propos de Nietzsche :

Nietzsche demandait : pourquoi avons-nous voulu le vrai plutôt que le non-vrai (ou l’incertitude ou l’ignorance) ? La question se voulait radicale, et même la plus radicale, mais elle est encore conçue du dedans de la tradition européenne, bien que la prenant à revers : elle ose toucher à la valeur de la vérité, mais sans sortir de sa référence, elle reste axée sur elle et ne remet pas en question le monopole que la vérité a fait subir à la pensée.

Penser autrement pour relancer la philosophie occidentale, dans ce sens, François Jullien est d’accord avec ses confrères comme Deleuze, Foucault et Nietzsche, mais ce qui diffère la stratégie de Jullien d’avec les leurs, c’est que pour Jullien, penser autrement, mais penser encore et toujours dans le cadre de la tradition européenne, c’est d’aller vers une impasse qui

Nicolas Martin & Antoine Spire, op,cit., p.29.

François Jullien, Un Sage est sans idée, Paris, Seuil, 1998, pp.17-18.

Ibid., p.110.

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n’a pas d’issue.

Nous nous souvenons encore de la formule fameuse de Georges Canguilhem, citée par Mathieu Potte-Bonneville dans son texte analytique sur la méthode de Jullien : « La philosophie est une discipline pour laquelle toute matière étrangère est bonne, et pour laquelle toute bonne matière est étrangère. » Donc, la vraie solution, c’est de penser d’un véritable dehors, de prendre du recul par rapport à ses propres modes de pensée. La Chine devient alors l’idéal de cet empêcheur de tourner en rond.

À mes yeux, la philosophie n’est faite, effectivement, je l’ai dit, que de l’histoire de ses écarts. En ce sens, l’originalité de mon travail tient seulement aux moyens que j’ai empruntés : je suis sorti d’Europe. Schopenhauer avait bien esquissé une telle sortie, mais il n’avait pas appris le sanscrit, il confondait même la Chine avec l’Inde. Nous savions qu’il y avait d’autres horizons, mais nous ne les abordions qu’anthropologiquement – c’est aussi ce qu’a fait Marcel Granet. Pour ma part, j’aborde la Chine comme un biais philosophique. Il est frappant de constater à cet égard que les sinologues qui étaient philosophes ont renoncé à la philosophie quand ils sont entrés en sinologie...En se sinisant, on oublie la philosophie. Il ne faut ni plaquer la philosophie européenne sur la Chine, ni renoncer pour autant au philosophique ; mais il convient de travailler philosophiquement avec la Chine, à partir du chinois.

Dans la partie précédente, nous avons présenté la biographie de F. Jullien en disant qu’il est arrivé en Chine à l’époque où le maoïsme était dans le vent. Malgré la politisation de cette Chine et la langue de bois officielle, il a quand même ce sentiment qu’il ira trouver ici quelque chose de nouveau :

Même en ce temps ou le maoïsme finissant faisait de la Chine la terre sans doute la moins hospitalière, la moins « gaie », pour tout travail de la pensée, j’ai eu le sentiment qu’il y avait là un nouvel horizon du monde, désormais à portée ; et donc comme une chance de ma

Mathieu Potte-Bonneville, « Versions du platonisme: Deleuze, Foucault, Jullien », Critique, Paris, Éditions de Minuit, mars 2011, nº 766, p.166.

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jeunesse : celle de rompre abruptement avec nos connivences intellectuelles et de reporter plus loin les confins de la réflexion. Celle de s’extraire enfin de la tension de ces pôles entre lesquels n’a cessé de se développer la pensée européenne : ceux de la Grèce et de la Bible – Athènes et Jérusalem, « Bonheur grec » et « Conscience malheureuse »...Partir en Chine, c’était donc d’abord cela : y chercher d’autres « paroles de l’origine ». Dois-je en rabattre trente ans après ?

Dans ses deux ouvrages, Le Traité de l’efficacité et Le Détour et l’Accès, l’idée soulignée par François Jullien, c’est que la stratégie des Chinois est une stratégie de biais. Toute la pensée chinoise se caractérise aussi par cette pensée de détour.

La stratégie a représenté, au sein de la Chine antique, beaucoup plus qu’une technique particulière. On voit s’y refléter certaines des options les plus radicales de la pensée chinoise, et elle a informé, élaborée en théorie, bien d’autres domaines de la réflexion. Or s’il est un principe de base sur lequel insistent, en Chine, tous les anciens traités militaires, c’est bien d’éviter l’affrontement direct avec l’armée ennemie. Un choc frontal, où les deux armées sont engagées face-à-face, est toujours éminemment risqué et destructeur. Tout l’art de la guerre est au contraire de déposséder l’autre de sa capacité défensive, et de le miner intérieurement, avant même que l’engagement n’ait lieu : de sorte que, au moment de l’affrontement, l’ennemi s’effondre de lui-même.②

Cette stratégie d’attaquer de biais dans la pensée chinoise est aussi appliquée par Jullien dans ses travaux sinologiques. Dans son entretien avec Antoine Spire, il a ainsi délimité la spécificité de sa méthode d’exploration sur la pensée chinoise et celle de l’Occident :

Ma démarche est indirecte, non frontale : et la raison de mon passage par la Chine a été de trouver un dehors à la pensée européenne. Ce ne sont pas la passion ni même le désir de la

François Jullien, Chemin faisant, Paris, Seuil, 2007, p.32.

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Chine qui m’y ont conduit : c’est un choix à partir de la philosophie pour déployer distance et recul.

Mais une deuxième question s’ensuit naturellement : pourquoi c’est la Chine qui a été choisie par Jullien comme la référence culturelle de l’Occident ? En général, c’est la notion de « l’extériorité » qui l’a déterminé. La Chine comprend les deux extériorités dont l’Europe a besoin. Premièrement, extériorité de la langue. La langue chinoise ne constituant pas un affluent de la grande famille indo-européenne, tandis que le sanscrit de l’Inde est apparenté aux langues européennes :

Le Chinois n’appartient pas au grand ensemble indo-européen (ce qui excluait pour moi le sanscrit qui communique avec nos langues en Europe) ; et, si d’autres langues ont eu une écriture idéographique, seul le chinois l’a gardée.②

Deuxièmement, extériorité de l’Histoire :

Même si l’on perçoit quelques rares échanges s’opérant indirectement (par la route de la soie) à l’époque romaine, les deux côtés du grand continent n’entrent effectivement en contact qu’à la seconde moitié du XVIe

siècle, quand les missions d’évangélisation débarquent en Chine ; et ne commencent véritablement communiquer que dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec la guerre de l’Opium et l’ouverture de force des ports chinois, l’Europe triomphante, grâce à la science, entreprenant alors de coloniser la Chine par la force et non plus par la foi. Par rapport à quoi le monde arabe paraît lui-même bien occidental, ayant traduit et transmis en Europe tant de textes grecs (les médecins, Aristote...). Thomas d’Aquin s’inspirera d’Averroès, le monothéisme islamique rempile sur les précédents ; ou encore les premiers linéaments de la figure de l’intellectuel européen remontent à l’Andalousie.③

Nicolas Martin & Antoine Spire, op,cit., p.134.

François Jullien, Chemin faisant, op,cit., p.33.

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Historiquement, la Chine s’est développée indépendamment de l’histoire européenne jusqu’à une époque relativement récente, cependant, le monde arabe ou le monde hébreu sont liés à l’histoire de l’Occident. En tant que conclusion, la Chine représente un monde de grande civilisation hors de la pensée européenne, mais qui est en même temps aussi élaboré, civilisé, textualisé que la leur en Europe. Pour F. Jullien, elle « possède une commodité théorique » et « ouvre un ailleurs loin de nos références ».