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CHAPITRE III LE CONCEPT DE TEMPS

II.1 La temporalité du temps

II.1.2 La linéarité du temps physique

Pour décrire la linéarité du temps, nous disons que le temps vient du passé, passe par le présent et va vers le futur. Cette temporalité linéaire nous impressionne d’abord par son irréversibilité et sa fuite. Est-il nécessaire d’évoquer les soupirs innombrables de l’homme envers cette méchanceté qui n’épargne personne ? Sauf les vers poétiques de Lamartine ou ceux de Baudelaire cités par François Jullien, il existe bien d’autres citations, comme celle de Sénèque regrettant la brièveté de la vie humaine :

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La plus grande part des mortels, Paulinus, se plaint de la méchanceté de la nature, de ce que nous sommes engendrés pour une courte durée, de ce que ces laps de temps qui nous sont donnes coulent si vite, si rapidement, qu’à l’exception tout au plus d’un petit nombre d’hommes, la vie abandonne tout le monde au beau milieu de la préparation à la vie.①

L’écoulement furtif du temps lui fait peur :

Personne ne restituera tes années, personne ne te rendra à nouveau à toi-même. Ta vie ira depuis son commencement sans rappeler ou interrompre son cours ; elle ne fera aucun bruit, elle ne t’avertira en rien de sa rapidité : c’est silencieuse qu’elle s’écoulera.②

Bien que François Jullien ne l’ait pas mentionné, il faut savoir que le poème baudelairien

L’Horloge traite spécialement le thème du temps. Tiré de la section Spleen et Idéal des Fleurs du Mal, il retrace la domination du temps sur la psychologie angoissée de l’homme. Cette

domination s’exprime d’abord par la froideur du temps :

« Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,

Dont le doigt nous menace et nous dit : ‘Souviens-toi !’ »

Le Temps, dans son combat avec l’homme, est « un joueur avide qui gagne sans tricher », « le jour décroît, la nuit augmente, c’est la loi » ; puis par l’image illusionniste du futur qui ne cesse de se convertir en passé :

« Chaque instant te dévore un morceau du délice, A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix

Sénèque, La brièveté de la vie (traduction par Emmanuel Naya), Paris, Ellipses, 2006, p.17.

Sénèque, op.cit., p.29.

169 D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois, Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! »

Le verbe « dévorer » nous fait penser aux Dieux mangeurs insatiables, incarnation de l’inconscient humain qui a toujours envie d’empêcher l’avènement du futur ; enfin par le repentir perpétuel de l’homme,

« Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

Cette image que les Occidentaux donnent au temps est également partagée par les Chinois. D’où les proverbes : « Il n’y a point de roses de cent jours »

(hua wu bai ri hong, 花无百日 红) et « Demain, les fleurs seront flétries, au grand regret des papillons ; vanité des choses humaines ! » ; le torrent du fleuve a provoqué la nostalgie du maître Confucius pour le temps perdu : « Tout passé comme cette eau ; rien ne s’arrête ni jour ni nuit. » (shi zhe ru si fu, bu

she zhou ye, 逝者如斯夫,不舍昼夜) Il n’est pas possible d’arrêter le temps, comme il est inutile de tirer son épée pour couper le courant d’eau (chou dao duan shui shui geng liu, 抽刀 断水水更流), il coulera sans interruption.

Si le désir de connaissance est déconseillé dans la pensée taoïste, c’est qu’il y a pour Tchouang-Tseu une contradiction entre le temps et la connaissance. « La vie est brève, long est le savoir. » (wu sheng ye you ya er zhi ye wu ya, 吾生也有涯而知也无涯) La vie humaine est limitée, brève, cependant, la connaissance est grandiose, même sans limite. On aura beau consacrer une vie limitée, donc chère à quelque chose d’illimité.

Mais que dit François Jullien de cette pensée du temps linéaire ? Nous savons que l’importance de sa réflexion est toujours accordée aux fondements culturels derrière la surface des phénomènes. La passion des longues années pour une culture étrangère, qui s’est développée dans le pays le plus lointain de l’Europe, et qui, pour cette raison aussi, possède la séduction durable où se mêlent un exotisme fascinant et un mysticisme distant, est pour ce sinologue une épée à double tranchant.

Cette stratégie du détour par la Chine, pourrait-il ne pas être un piège que le stratège se dresse à lui-même ? Tout en apprenant le chinois, François Jullien se garde d’une sinisation

Bernard Ducourant, Sentences et proverbes de la sagesse chinoise, Paris, Albin Michel, 1995, p.16.

Idem.

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absolue, d’une négligence de sa propre expérience. Voilà pourquoi il s’est dit : « Il faut se déshabituer du chinois pour le reconsidérer à distance. » Son introspection porte sur la question – « Que ne dit pas le chinois ? » à laquelle Jullien a répondu par son impression personnelle, l’absence de considération sur ce qu’est le sens de la vie.

Je ne vois guère comment traduire en chinois moderne quel sens a la vie (sinon en y greffant une signification nouvelle ; j’hésite entre : quel « contenu de sens (yi si) ? ou quelle « importance » (yi yi) ? ou quelle « valeur » (jia zhi) ? ou quel « objectif » (mu di) ?,...). « Quel sens a la vie ? » révèle le plan métaphysique de notre pensée jusqu’au sein de l’expression courante, la formule est de tous les jours. Or, si celui-ci ne s’est pas déployé en Chine (du moins dans la Chine pré-bouddhique, mais le bouddhisme vient d’Inde), je crois en apercevoir aujourd’hui une raison possible, ou du moins une figuration possible, en rapport à la question du « temps ». (Du temps, p.164)

L’ambiguïté dans la traduction de cette notion « sens de la vie » permet de justifier son statut peu important dans la pensée chinoise. Mais ce passage nous semble porteur de sens, c’est que le concept du temps est à l’origine, du moins dans une certaine partie, de ce désintérêt des Chinois envers le sens de la vie. Suivons les explications de Jullien :

Quand je pense la vie sous l’horizon du temps, et l’envisage par conséquent comme une traversée, je suis d’emblée conduit à me poser la question du sens de cette traversée : pourquoi (à quoi bon ?) aller d’« ici » à « là », d’une extrémité à l’autre, de ma naissance à ma mort ? – on connaît la suite. Mais, si je pense le vivre selon l’occurence du moment et comme une transition continue, un moment appelant l’autre et tous ces moments se justifiant du seul fait de leur variation, tous se rehaussant mutuellement, disparaît l’angle de vue décollant – le « temps » - d’où émanait la question du sens, la question d’elle-même se dissout. La question n’a plus « lieu » d’être : ni non plus cette tension existentielle – et beau drame ! – qu’elle organise. (Du temps, p.165)

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Ses propos sont aussi intéressants que convaincants. D’une part, c’est la pensée occidentale du temps linéaire, à partir de laquelle le besoin métaphysique et le fort sentiment religieux dans la société occidentale deviennent tous compréhensibles. La ligne du temps ayant un commencement et une fin, le monde et la vie humaine doivent en avoir aussi. Dans le domaine philosophique, on pose les trois questions fondamentales : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi existons-nous ? Dans le domaine religieux, on met Dieu au-dessus de tout. Il est le premier moteur du cosmos, le ciel et la terre sont créés du chaos par lui ; d’autre part, c’est la pensée chinoise du processus cyclique ou le fonctionnement du temps n’est pas conçu comme une ligne irréversible, mais une répétition perpétuelle.

Sauf cette empreinte spirituelle, l’autre guide qui nous servira à marquer la pensée du temps linéaire sera sur le plan grammatical que François Jullien considère comme la troisième entrée de la question du temps. La langue occidentale, de provenance latine, est une langue de conjugaison en fonction du temps.

Que la langue dispose ou non du verbe être nous fait signe vers un troisième pli dans lequel se trouve prise la pensée du temps. Ce pli est celui de la langue...Depuis les Grecs et les Latins, nous distinguons systématiquement, et opposons entre eux, les temps du « passé », du « futur » et du « présent » ; et c’est parce que nous séparons radicalement ces trois temps que nous avons commence par nous heurter à ce paradoxe qui nous révélait la question du temps. (Du

temps, p.30)

Le verbe fondamental « Être » pourrait donc se transformer en « été », « est », et « sera » selon le passage entre le passé, le présent et le futur. C’est logiquement injuste en disant : « Le passé est long », « le futur est long », parce que le passé n’est plus et le futur n’est pas encore, mais disons : « Le passe a été long » et « le futur sera long ».

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comme l’implique la conjugaison, et ne conduit par conséquent pas à penser le temps comme genre commun ne de leur composition. Au lieu de recourir au présent, ou au passé, ou au futur, et donc de choisir entre eux, le chinois – sans désinences – s’exprimerait, pour le représenter dans des termes qui soient les nôtres, en une sorte d’« infinitif ». (Du temps, p.30)

On peut expliquer ces propos de Jullien par des exemples concrets. Dans la langue chinoise, pour exprimer le sens du futur ou celui du passé, on emploie des mots spéciaux. Par exemple, « je vais faire les devoirs » se dit en chinois « wo (je) yao (vais) zuo (faire) zuo ye

(mes devoirs) » (我要做作业), l’idée du futur exprimée par le verbe « vais » dans la langue

française se traduit par le mot « yao » (要) dans la langue chinoise. Semblablement, l’idée du passé « avoir fait » peut être exprimée en chinois par les mots « yi jing » (déjà, 已经) et « guo » (avoir fait,过).