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LES FONDEMENTS DE LA COMPARAISON SINO-OCCIDENTALE CHEZ FRANÇOIS

II. La sélection des époques historiques à étudier

Cette question est due essentiellement à cette formule qui est pour Marcel Detienne « quasi proverbiale » : « On ne peut comparer que ce qui est comparable. » Il est traditionnellement reconnu que pour entamer une comparaison, il faut que les deux objets concernés possèdent au minimum un certain fond dit « commun ». Ce point fait partie des objections que Jean-François Billeter a pu lancer contre le travail de F. Jullien :

J’estime qu’on ne peut rapprocher des textes philosophiques chinois de textes philosophiques occidentaux qu’en posant d’abord qu’ils ont un objet commun, en dégageant cet objet et en examinant de quelle façon il est appréhendé de part et d’autre. François Jullien ne se préoccupe pas de l’objet commun.①

Pour comprendre ce que Billeter désigne, il suffit de donner deux exemples concrets, l’un

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porte sur Le Traité de l’efficacité, et l’autre concerne Le dialogue sur la morale. Après avoir parcouru l’ouvrage précédent, nous savons que la pensée chinoise de l’efficacité décrite par F. Jullien s’appuie sur trois écoles, l’école militaire de Sunzi (535-470 av. J.C.), l’école légiste de Han Fei Zi (281-233 av. J.C.) et l’école taoïste de Lao-Tseu (571 ?-471 av. J.C), côté grec, il s’est référé à deux grandes figures philosophiques, Platon (427-347 av. J.C.) et Aristote son disciple (384-322 av. J.C.). L’efficacité chinoise s’est développée à l’époque des Printemps et des Automnes et des Royaumes combattants (770-221 av. J.C.) et l’efficacité grecque dans la Grèce antique (800-146 av. J.C.). Dans ce cas, nous pourions dire que le fond commun ici, serait une certaine similitude dans la période historique : mais les Antiquités grecque et chinoise restent, par leur éloignement, néanmoins très peu comparables.

Par ailleurs, Le dialogue sur la morale a complètement dévié de ce principe, dans cet ouvrage, nous allons découvrir que F. Jullien a utilisé cette fois-ci la pensée du moraliste chinois Mencius (372-289 avant J.C.) pour la comparer notamment aux pensées des philosophes occidentaux qui vivaient à l’époque des Lumières, c’est-à-dire au XVIIIe

siècle après J.C., comme Jean-Jacques Rousseau ou Kant. Nous pouvons donc poser la question suivante : peut-on comparer deux choses sans un fondement commun ? Comment se justifie cette méthode sélective qui lui est propre, mais qui ne pourrait pas être acceptée dans le comparatisme traditionnel ?

Avant de discuter de cette question sur l’opérabilité des comparaisons entre deux cultures qui est la particularité des recherches jullieniennes, il semble nécessaire d’écouter la manière utilisée par Jullien pour se défendre, auteur pour qui, la difficulté rencontrée dans ce travail comparatif « ne tient pas tant à la différence de la pensée extrême-orientale par rapport à l’européenne qu’à l’indifférence qu’elles entretiennent traditionnellement entre elles

. Ce qui compte pour nous, c’est le mot « indifférence », qui signifie que la Chine, dans son histoire, s’est développée indépendamment de l’Europe. Nous savons que le christianisme a essayé deux fois d’emmener la Chine dans son universalisme, une fois pendant la Dynastie des Tang (618-907) et l’autre pendant la dernière dynastie de la Chine archaïque, celle des Qing(1636-1911), mais le résultat est évident : le christianisme a eu peu de succès en Chine et est même

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devenu sous règne de l’empereur Kangxi (1654-1722) l’objet de violentes attaques. Les analyses portées par Jacques Gernet dans Chine et christianisme nous permettent de savoir quelques raisons pour ce changement radical de la sympathie des Chinois envers les jésuites vers une hostilité, par exemple, la religion chrétienne « changeait les habitudes, mettait en cause les idées reçues, risquait surtout de porter atteinte à des situations acquises ».

L’objection de Billeter peut aussi se comprendre dans une autre perspective, c’est-à-dire qu’avant la lecture de deux textes, il est nécessaire que ceux-ci présupposent un objet identique qui constitue ce fondement commun à partir duquel puisse apparaître la différence. Mais c’est là la première réponse que nous pouvons donner à la question de la comparabilité des deux cultures. Déjà, la Chine et l’Europe se sont originellement développées à partir d’époques différentes. Un fond commun proprement dit n’existe pas entre elles. Non seulement la séparation géographique et historique, mais aussi les systèmes linguistiques différents, ont fait que les notions correspondantes entre l’Est et l’Ouest n’existent pas. Au lieu de chercher un fond du commun, il faut admettre un fond de l’altérité. François Jullien a raison de considérer la Chine comme une « extériorité », non pas comme une « altérité », pour lui, la première se constate par trois aspects qui sont la géographie, l’histoire et la langue, la deuxième est à construire.

Prenons l’exemple du temps, on va voir dans les analyses suivantes que ce concept n’existe pas dans la pensée chinoise selon F. Jullien, celle-ci ne parle que de la saison ou de la durée ; c’est la même chose pour la pitié, on ne sait pas si la réaction spontanée de sauver un enfant qui est sur le point de tomber dans un puits chez Mencius correspond à la définition rousseauiste de la pitié, on ne peut dire qu’elles sont semblables, l’essentiel du travail de Jullien est d’essayer de trouver dans chaque domaine deux notions dans les deux cultures « indifférentes » l’une à l’autre qui se rapprochent, se ressemblent, pour qu’elles constituent un couple possible à comparer, car une même notion n’existe absolument pas.

En lisant le texte chinois, j’en déploie progressivement la cohérence (à quoi me servent les commentaires chinois) jusqu’à l’ouvrir sur une question dont l’enjeu soit commun, qui me

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parle dans ma langue et me concerne : c’est elle qui me servira de lieu et de lien par où dresser le vis-à-vis. Je ne commence donc pas par « poser » mais élabore ; le commun requis comme terrain de la rencontre est celui, non d’un « objet » (posé au départ), mais d’une question que je déploie.

On ne peut que cerner une question qui se pose à la fois en Occident et en Chine, non pas un même objet précis. Léon Vandermeersch, qui a beaucoup stimulé Jullien dans l’orientation de ses recherches, a écrit un article intitulé Contre le Contre François Jullien de Jean-François Billeter et dans cet article, il a supporté cette altérité chinoise du point de vue linguistique :

De fait, ce qui structure la pensée chinoise si différemment de la pensée occidentale, c’est une langue qui non seulement est dépourvue de marqueurs morphologiques des catégories grammaticales, modèles de nos catégories logiques, mais qui sourtout est passée sous l’emprise d’une idéographie d’origine divinatoire par laquelle a été complètement réorganise le lexique, bassin des représentations que la pensée formalise conceptuellement.

On peut aussi légitimer sa méthode comparative à partir de l’objectif du travail de F. Jullien, pour qui, les éléments chinois ne sont que des ressources d’une hétérotopie demandant d’être employées et déployées. La Chine n’est que son moyen, la sinologie n’est que son moyen. Son but, c’est l’Europe, c’est sa pensée philosophique. Selon Zhang Xiping, professeur à l’Institut de la langue et de la littérature chinoise de l’Université des langues étrangères, la formation des deux cultures rend peu ordinaire le travail de Jullien, et c’est aussi pour cette raison qu’il peut se distinguer des autres sinologues et que ceux-ci n’admettent pas qu’il leur appartienne :

À la différence des chercheurs d’autrefois, peu de chercheurs d’aujourd’hui, dont l’objet d’étude est la philosophie occidentale, soit bien formé à la culture chinoise ; malgré les efforts

François Jullien, Chemin faisant, Paris, Seuil, 2007, p.87.

Contre le Contre François Jullien, texte écrit par Léon Vandermeersch et mis dans le recueil Oser construire, Pour François Jullien, Paris, Seuil, 2007, p.126.

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de pas mal de gens parmi eux, très peu de gens peuvent maîtriser en même temps les deux cultures.

Pour le détailler, nous disons que les recherches de F. Jullien ne font pas grand cas de philologie, de documentation, ou d’archéologie, lesquelles sont traditionnellement retenues par les recherches sinologiques en France comme dans le monde entier. Il prend la sinologie pour une méthodologie et non pas un objet d’études. La Chine et les particularités chinoises ne sont que chez lui une « boîte à outil », dans cette circonstance, la mise en doute d’un fondement commun, la légitimité de sa méthode comparative entre l’Est et l’Ouest, ne peuvent plus se poser, pour emprunter le terme jullienien, elles « ne se résolvent pas, mais se dissolvent ».

De plus, on peut même encore proposer une troisième justification pour la comparabilité chez Jullien, qui s’explique par sa propre manière de comprendre la philosophie. Celle-ci implique un esprit d’aventure qui se doit de mettre une idée en avant des autres, qui n’a que pour seule issue le refus des acquis précédents posés en principes fondamentaux, donc inébranlables.

Le problème est qu’il ne se contente pas des études sinologiques, il a en effet plus d’ambitions : « Pourquoi ne pas tenter ? Tout avancement de pensée est une aventure. Il est inutile ou même impossible de l’éviter. » Il veut simplement faire de la sinologie une méthodologie, par laquelle il examinerait les pensées occidentales. Il n’est pas d’accord d’étudier la Chine seulement du point de vue historique, au lieu d’explorer ses pensées. Il croit que si l’on se limite aux études historiques, on risquera d’ignorer la possibilité théorique. Pourquoi ne peut-on pas penser « à la chinoise » au lieu d’interpréter ? On ne devrait pas mettre les pensées chinoises dans les musées, comme on ne devrait pas s’imposer des limites et refuser la possibilité de la compréhension véritable ; car on ne peut comprendre les pensées

张西平——《作为西方思想和方法论的汉学——简论朱利安的汉学研究特点》,引自《思考他者:围绕朱利安思 想的对话》,杜小真主编,北京,北京大学出版社,第 204 页。(La sinologie : la pensée occidentale et une méthodologie – sur les caractéristiques des recherches sinologiques de Jullien, texte écrit par Zhang Xiping et mis dans le recueil Penser l’autre : dialogues autour de la pensée de François Jullien, sous la direction de Du Xiaozhen, Pékin, Presses de l’Université de Pékin, 2011, p.204.)

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qu’en pensant ou plutôt on ne peut les comprendre qu’en les utilisant.①

Cette manière de comprendre la philosophie, Jullien va encore la préciser dans Un sage st

sans idée. Quand il prononce que l’été est la période où il peut réserver le plus complètement

à ses livres et qu’il n’écrit que par plaisir, ne veut-il pas exprimer que c’est le plaisir de se jeter dans une aventure de pensée ? Pour faire revivre la pensée, il faut oser construire. Revenons au livre de Marcel Detienne contre le slogan « on ne peut comparer que le comparable » :

N’implique-t-elle pas un premier choix dans l’esprit de l’observateur qui déclare « comparable » une chose, une situation, une personne tombant sous son regard ? Comment décider d’emblée ce qui est comparable sinon par un jugement de valeur implicite qui semble déjà écarter la possibilité de construire ce qui peut être « comparable » ?

Selon Marcel Detienne, le mot « comparable » a une acception autoritaire, voire discriminatoire, qui impose d’abord un jugement de valeur non plus objectif, un critère faisant obstacle à de nouvelles découvertes, à la possibilité d’un approfondissement. Pourquoi ne pas tenter de comparer deux choses qu’on juge tout d’abord incomparables ? Peut-être la méthode jullienienne est une démarche audacieuse, mais ce qui importe dans la pensée humaine, n’est-ce pas avant tout n’est-cette liberté sacrée de penser ? Françoise Gaillard, professeur à l’Université Paris-Diderot et à la New York University, a défendu fermement le travail de F. Jullien dans un article dont la conclusion fait réfléchir : « François Jullien dérange-t-il ? Oui, car penser est dérangeant, et surtout dangereux : son grand tort, son tort impardonnable aujourd’hui, est de penser. »

张西平——《作为西方思想和方法论的汉学——简论朱利安的汉学研究特点》,引自《思考他者:围绕朱利安思 想的对话》,杜小真主编,北京,北京大学出版社,200-201 页。 (La sinologie : la pensée occidentale et une méthodologie – sur les caractéristiques des recherches sinologiques de Jullien, texte écrit par Zhang Xiping et mis dans le recueil Penser l’autre : dialogues autour de la pensée de François Jullien, sous la direction de Du Xiaozhen, Pékin, Presses de l’Université de Pékin, 2011, pp.200-201.)

Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, 2009, p.9.

Du danger de penser, texte écrit par Françoise Gaillard et mis dans le recueil Oser construire, Pour François Jullien, Paris, Seuil, 2007, p.18.

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III. Les principes de la traduction des textes chinois chez François