• Aucun résultat trouvé

2 – Un sexe vicieux

Outre leur faiblesse, les femmes se définissent par leurs vices, c’est-à-dire par leur « disposition habituelle au mal »890. Quels sont alors ces défauts moraux, dans quelle mesure affectent-ils le portrait des dames de Morée et dans quel but sont-ils mis en avant par les sources ?

La malédiction : le topos de la sorcière ?

Un des topos de la littérature médiévale est l’excessivité féminine qui se manifeste par la parole891. Si dans la Chronique de Morée les femmes n’apparaissent pas particulièrement bavardes, un exemple montre toutefois comment la malfaisance des femmes peut s’exprimer par la parole. Selon la chronique aragonaise, Échive d’Ibelin, se trouvant lésée d’avoir été évincée de la succession au duché d’Athènes, adresse, dans une prière à la Vierge, une malédiction contre la cour des pairs et le comte de Brienne892 :

« Et la dame de Barut, ayant ouï cette sentence, vint au maître autel & s’agenouilla devant la vierge Marie, & la pria qu’il lui plût de supplier son fils Jésus-Christ que, si le bail & les seigneurs du conseil avaient donné juste sentence, ils pussent vivre avec honneur en ce monde, & que s’ils avaient donné injuste sentence, ils mourussent sans héritiers de leur corps. Et que si son cousin germain, le comte de Brienne, prenait le duché avec raison, que lui & ses héritiers pussent hériter à jamais ledit duché, & que s’il le prenait injustement, qu’avant la fin de l’année il mourût de mauvaise mort & que ses héritiers ne pussent jamais hériter de lui »893.

En d’autres termes, Échive d’Ibelin, éprise de vengeance au vu de son impuissance, cherche à influencer l’action de Dieu pour sanctionner une décision qu’elle trouve

889 Voir CASPI-REISFELD, Women Warriors, p. 100 : « A Christian writer could not write about a woman warrior without humiliating the Christian warriors for thier need of women’s support ».

890 Définition donnée par le Dictionnaire de la langue française, Nouvelle édition du Petit Robert, 2013. Au XIIIe siècle, les vices dénoncés par les clercs se comptent au nombre de sept : l’orgueil, l’avarice, la luxure, la colère, la gourmandise, l’envie et l’acédie (plus tard remplacée par la paresse) (COUNET Jean-Michel, « Vice », dans Dictionnaire du Moyen Âge, GAUVARD Claude, LIBERA Alain de, ZINK Michel (dir.), Paris, 2002, p. 1444-1445). Le travail que nous proposons ne porte pas sur l’étude de ces sept péchés chez les dames de la principauté. Il comprend le vice, au sens large, désignant tout acte pouvant être considéré par l’homme comme mauvais.

891 LETT, Hommes et femmes, p. 42.

892 BON, Morée, t. I, p. 186.

189

personnellement injuste894. Espérant une condamnation divine, la dame formule ses souhaits de malheurs : à savoir la mort sans héritier (synonyme d’extinction du lignage), la mauvaise mort (mala muert)895 et l’impossibilité pour les héritiers de succéder896. Par cette prière imprécatoire, Échive prononce une malédiction897 contre Gautier de Brienne et la cour des pairs ; ceux-ci deviennent les victimes de la dame. Cette construction de la chronique aragonaise retourne la situation initiale et place désormais la gent masculine en proie à la malveillance féminine. Par ailleurs, selon Michel Zimmermann, la malédiction « reste une pratique résolument païenne, contraire en tout cas à l’esprit chrétien »898. En ce sens, Échive use d’une pratique païenne au sein même de l’Église, agenouillée au pied de l’autel principal où elle en appelle à la Vierge pour exhausser ses imprécations. L’attitude décrite par la chronique aragonaise a pour but d’être considérée, par le lecteur ou l’auditeur, comme outrageuse voire blasphématoire. Plus encore, en dévoilant les mauvaises intentions, la méchanceté et le caractère impie d’Échive d’Ibelin, ce passage la discrédite et légitime l’attribution de la succession du duché d’Athènes au comte de Brienne. En ce sens, le portrait de la dame de Beyrouth, tel qu’il apparaît dans la chronique aragonaise, renvoie davantage à l’image de la sorcière899, qu’à celle de la victime. Cette analogie permet ainsi de remporter l’adhésion du public à la décision de la cour des pairs en faveur du comte de Brienne. Par cette malédiction, la chronique aragonaise dresse donc un portrait négatif d’Échive d’Ibelin, celui d’une femme

894 CASAGRANDE Carla, VECCHIO Silvana, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, 1991, p. 224. Dans la chrétienté médiévale, la justice divine ne se produit pas seulement lors du Jugement dernier. Un individu ou un peuple peuvent également connaître la punition divine à travers la maladie, l’accident, la mort ou encore les catastrophes naturelles, les épidémies, etc. BOZOKY Edina, « Les miracles de châtiment au haut moyen âge et à l’époque féodale », dans Violence et religion, CAZIER Pierre, DELMAIRE Jean-Marie (dir.), Lille, 1998, p. 152-153.

895 Selon Robert Fossier, au Moyen Âge, « rien n’est pire que la “mauvaise mort”, celle que l’on n’a su ni prévoir ni organiser à temps » (FOSSIER Robert, Ces gens du Moyen Âge, Paris, 2011, p. 147). Car afin de faire face à la mort, étape redoutée, il convient de s’y préparer avant d’affronter, le moment venu, l’épreuve du Jugement dernier et de ne pas finir en Enfer. Au Moyen Âge, « on ne meurt pas sans avoir eu le temps de savoir qu’on allait mourir. Ou alors c’était la mort terrible, comme la peste ou la mort subite » (ARIÈS Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, 1975, p. 18).

896 Cette impossibilité pour les descendants d’hériter peut, par exemple, avoir lieu lors de non-respect du délai de succession ou d’exclusion des filles à la succession. Dans ce dernier cas, Échive pourrait avoir souhaité que les héritières du comte de Brienne connaissent le même sort qu’elle.

897 Voir la définition de la malédiction dans ZIMMERMANN Michel, « Vocabulaire latin de la malédiction du IXe

au XIIe siècle. Construction d’un discours eschatologique », dans Atalaya, Revue française d’études médiévales hispaniques, n° 5, automne-hiver 1994 : L'invective au Moyen âge : France, Espagne, Italie, Paris, 1995, p. 38 : « La malédiction est un appel au malheur ; elle est invocative, subjonctive et optative ; loin de créer une relation directe entre l’agresseur et sa victime, elle sollicite la collaboration de tiers, elle met en mouvement des agents extérieurs ; elle n’est pas immédiate, mais peut être retardée, transférée, assortie de réserves ou délais ; elle n’est pas simple violence verbale, mais apparaît lourde de conséquences concrètes ; elle n’est pas oralité spontanée, mais expression médiatisée, ritualisée dans des formules d’écriture savante ».

898 Ibid., p. 39.

899 La sorcellerie existe déjà dans l’Antiquité, mais le topos de la sorcière émerge, lui, au XIIIe-XVe siècle. Il n’aboutit à une redoutable persécution des sorcières qu’aux XVIe-XVIIe siècles. La malédiction d’Échive s’apparente à une « sorcellerie simple », qualifiée par une magie « essentiellement d’ordre moral », consistant à « appel[er] le mal sur quelqu’un ». BECHTEL Guy, La sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, 1997, p. 13.

mauvaise et malfaisante, semblable par ses actes à la sorcière, dont les hommes doivent se méfier et qu’ils doivent écarter.

La ruse : vice propre aux femmes grecques

La prudence des hommes à l’égard des femmes est d’autant plus nécessaire, que ces dernières n’apparaissent pas seulement malveillantes ; elles peuvent aussi être empreintes de ruse et de malice, et apparaître comme un individu malsain, une traîtresse. La version française de la Chronique de Morée rapporte en effet que, vers 1303, la veuve du despote d’Épire, Anne Paléologue Cantacuzène, s’empare par trahison de la forteresse de Phanari, située à l’ouest de la Thessalie900 :

« la despine de l’Arte, la femme de Quir Nicriforo le despot qui estoit mors, laquelle estoit moult sage femme et de grant enging, si ordina et fit prandre par traïson .j. chastel de l’enfant en la Blaquie, que on appelle le Fenary, et est devers la Janyne »901.

Cet événement prend place dans un contexte d’hostilité entre Épire et Thessalie, débuté vers 1284 entre le sebastocrator Jean Doukas et son demi-frère le despote Nicéphore902. Alors que deux invasions thessaliennes auraient eu lieu en 1301 et 1302, au printemps 1303, Anne, lance à son tour une offensive contre la forteresse de Phanari903. À cette date, Jean Doukas étant mort en mars 1289904, de même que ses deux fils, Constantin Doukas et Théodore Angelos, peu après l’été 1302905, le château de Phanari (« le Fenary »), situé au sud de Trikkala, revient à Jean II, le fils de l’un d’eux. Toutefois, en raison de son jeune âge et en l’absence de veuve pour assurer la régence, le nouveau duc de Néopatras est placé sous la protection du duc d’Athènes, Guy II de La Roche906.

C’est dans ce contexte que le chroniqueur français évoque la prise de Phanari, qu’il qualifie de trahison, adoptant ainsi le point de vue du pouvoir thessalien, c’est-à-dire du duc

900 Anne Paléologue Cantacuzène, veuve du despote d’Épire mort en 1296, exerce la régence du despotat pendant la minorité de son fils Thomas. BON, Morée, t. I, p. 176.

901 Livre de la conqueste, § 881.

902 Nicéphore et Jean Doukas sont, tous deux, des fils du despote Michel II d’Épire ; le premier, descendant légitime, lui succède à la tête du despotat, tandis que le second, fils illégitime, hérite de la Thessalie. Vers 1284, à la demande de l’empereur byzantin Michel VIII, Nicéphore et son épouse, Anne, attirent en Épire le fils de Jean Doukas, dénommé Michel, en lui promettant d’épouser l’une de leurs deux filles. Cependant, Michel est envoyé en prison à Constantinople où il meurt en 1307. Jean Doukas, furieux, engage la guerre contre le despotat d’Épire. Voir NICOL, Despotate of Epiros (1984), p. 9-10, 31-32.

903 OSSWALD, Épire, p. 127.

904 NICOL, Despotate of Epiros (1984), p. 35.

905 Ibid., p. 52.

191

d’Athènes907. Au contraire, pour Anne, il s’agit, selon Donald Nicol, d’un acte d’opportunisme et de vengeance dont la despine prétend plus tard ne pas être à l’origine908. Tentons alors de comprendre en quoi la conquête de Phanari par les Épirotes constitue une trahison ? Tout d’abord, la despine profite de la faiblesse politique de la Thessalie pour s’emparer dudit château ; le territoire est rendu plus vulnérable par la mise en place d’un pouvoir de régence. Le duc d’Athènes se trouve donc offensé non seulement parce que l’adversaire attaque pendant un gouvernement de tutelle909, dont il a la charge, qui affaiblit le pouvoir thessalien, mais peut-être encore parce que l’offensive est menée par une femme. Par ailleurs, on peut voir dans l’attaque du château de Phanari une trahison des Épirotes à l’égard des Francs910, alors même que, en 1259, à la bataille de Pélagonia, ces derniers leur avaient apporté leur soutien contre l’empereur byzantin, allant jusqu’à se faire tuer ou emprisonner à Constantinople d’où ils ne purent être libérés qu’en échange de plusieurs places fortes de la principauté. En ce sens, la prise du château de Phanari constitue une double trahison : offense personnelle contre le duc d’Athènes et infidélité politique aux Francs911.

Contrairement à l’image traditionnelle d’une trahison féminine se jouant dans la sphère familiale912, il s’agit ici d’une trahison féminine d’ordre publique. À cette traîtrise est associé le tempérament rusé et trompeur de la dame, caractérisé par son « grant enging »913. Si, au Moyen Âge, la traîtresse est parfois qualifiée de sorcière914, dans la Chronique de Morée, la despine Anne, apparaît seulement conspuée pour son comportement immoral s’inscrivant dans une lutte de pouvoir. De même, comme les traîtres masculins, Anne agit par trahison à l’encontre d’un

907 Le duc d’Athènes considère cette attaque comme une offense pour son honneur. Ibid., p. 53

908 Lorsque le duc d’Athènes et le maréchal de la Morée parviennent en Épire pour combattre les troupes de la despine Anne, celle-ci, cherchant à éviter l’affrontement, « leur faisoit assavoir que le chastel dou Fenary n’avoit mie esté prins par son conseil ne par sa voulenté, et que se li dux li eüst mandé ou requis, que elle l’auroit fait randre » ; Livre de la conqueste, § 906. NICOL, Despotate of Epiros (1984), p. 53.

909 La chronique française emploie le terme « gubernacion » signifiant le gouvernement, le pouvoir : « li dux eüst la seignorie et la gubernacion de la Blaquie, jusques a tant que l’enfant venist en eage de porter armes et de savoir maintenir la seignorie de son pays », Livre de la conqueste, § 874. GODEFROY, Dictionnaire, vol. 4, p. 374.

910 La version grecque de la Chronique de Morée évoque pourtant l’amitié qui unit Francs et Grecs d’Épire au lendemain du mariage de Guillaume de Villehardouin avec Anne, la fille du despote : « Ce lien de parenté avait renforcé l'amitié entre le prince et le despote. Ils se chérissaient l'un l'autre, ainsi que leurs peuples, comme si tous deux étaient nés d'une même mère » ; Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 3473-3476, trad. BOUCHET, Chronique, p. 142.

911 Sur le lien entre trahison et infidélité au Moyen Âge voir BOUREAU Alain, « Trahison », dans Dictionnaire du Moyen Âge, GAUVARD Claude, LIBERA Alain de, ZINK Michel (dir.), Paris, 2002, p. 1401.

912 SANTINELLI, Femmes traîtres, p. 157.

913 Voir la définition d’« engin » dans GODEFROY, Dictionnaire, vol. 3, p. 171. Ce terme est également employé par la chronique pour qualifier le comportement guerrier des Grecs et des Turcs : « Il est verité que li Turq et li Comain ne le Grec ne se puent frandre de bonté de chevalerie a nostre gent ; et auxi comme Dieu leur a tolu la bonté, si leur a donné la malice. Et se combatent par tel enging que a paine les peut on vaincre », Livre de la conqueste, § 479.

autre homme, Guy II de La Roche915. En ce sens, Anne se comporte à première vue à la manière des hommes de l’aristocratie. Il est toutefois possible de se demander si la Chronique de Morée ne cherche pas à mettre en évidence une autre forme de trahison lorsqu’elle souligne que la despine fait prendre le « chastel de l’enfant » ? Par cette expression, la traîtrise porte, en effet, clairement contre le jeune Jean II – adversaire certes masculin, mais qui par sa faiblesse peut davantage se définir en terme de féminité916. Le chroniqueur, en rappelant l’appartenance du château à l’enfant, souligne le rapport de force inégal dont profitent les troupes épirotes. Par ce biais, le chroniqueur révèle ainsi une trahison mesquine, dépourvue de noblesse puisque la forteresse est prise à un enfant. Il discrédite aussi la force politique de la despine et amoindrit la défaite du duc d’Athènes. En outre, on retrouve dans ce passage la traditionnelle critique adressée par les Latins aux combattants grecs, selon laquelle ces derniers, refusant de combattre d’égal à égal, usent « selon leur habitude » de ruses et de stratagèmes (µὲ πονηρίον καὶ µηχανίαν)917. Pour la Chronique de Morée, la ruse qui conduit à la trahison, bien plus qu’un vice féminin, est avant tout un vice propre aux Grecs, hommes ou femmes. La ruse féminine d’Anne Paléologue Cantacuzène répond donc au préjugé occidental « qui la réduit à la seule fourberie, héritée de la tradition chrétienne qui dans son idéal moral veut que la vérité du cœur soit directement lisible dans l’acte »918. Le chroniqueur réprouve ainsi la ruse car il s’agit d’un vice allant à l’encontre de la morale occidentale.

La jalousie

Parmi les autres vices des dames de la Principauté de Morée pointés par les sources narratives, il y a la jalousie : « la dame […] [estoit] si jalouse de lui »919. Ce vice, comme celui de la ruse, n’affecte toutefois pas exclusivement les femmes920. Il se produit souvent chez le conjoint le plus âgé qui devient jaloux de la jeunesse de l’autre et, par conséquent, du désir qu’il peut éveiller. Lorsqu’un homme d’âge mûr épouse une jeune femme, comme cela est bien souvent le cas, l’époux devient jaloux de celle « qui va chercher ailleurs le plaisir qu’il ne peut

915 Au Haut Moyen Âge, d’après Emmanuelle Santinelli, « la plupart des trahisons dues aux hommes sont […] perpétrées à l’encontre d’autres hommes », quant à celles attribuées aux femmes, elles « sont réalisées à l’encontre d’autres femmes » ; Ibid., p. 155.

916 La féminité ne caractérise pas seulement les femmes, mais également les enfants, les hommes passifs, etc. Voir supra.

917Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 1078 (BOUCHET, Chronique, p. 80).

918 MARTIN Frank, Cultures orientales de la ruse : Hébreux, Grecs et Arabes, Paris, 2013, p. 12.

919 Livre de la conqueste, § 998.

920 Plusieurs exemples dans la littérature occidentale dépeignent les hommes jaloux, surveillant les moindres faits et gestes de leurs femmes. La deuxième joie du mariage offre, par exemple, un portrait satirique du mari devenu « fou de jalousie, cette jalousie en laquelle aucun homme sage ne doit tomber, car, s’il est un jour informé de la mauvaise conduite de sa femme, aucun médecin ne l’en guérira » ; Les Quinze Joies du mariage. Les .XV. Joies de mariage. Édition et traduction du manuscrit Y. 20 de la bibliothèque municipale de Rouen suivies d’un dossier, MIRA Carmelle (coord.), Mont-Saint-Aignan, 2009, p. 43.

193

lui procurer »921. De la même façon, Guillerma Orsini, considérée comme une femme mûre du fait de son précédent mariage avec le connétable Jean Chauderon, est jalouse de son jeune époux, Nicolas III de Saint-Omer, maréchal de la Morée. Ainsi, la version française de la Chronique de Morée, après avoir souligné leur différence d’âge : « la dame estoit en son bon eage et li mareschaux jones bachelers »922, rapporte le sort que la dame fait subir à son conjoint :

« Elle [estoit] si jalouse de lui que elle ne le laissoit vivre en pays et ne lui faisoit que rioter. Et quant il venoit de dehors d'aucune part, si lui disoit que il venoit de ribauderie. Si ne le laissoit vivre en pais, ains lui faisoit souffrire et traire la plus dure vie dou monde. Si le covenoit aler par le pays et despartir de sa compaignie par mal corage et a grant mirancollie. Si la prenoit par douces paroles, et lui juroit comment il ne cognoissoit autre femme depuis que il l'espousa, et que il lui prioit que elle cessast de non donner celle male vie que elle lui faisoit traire ; et que vrayement, que elle ne le laissoit ester am pays, que, puis que elle le chasoit a tort, car elle lui feroit rompre le chevestre ; et que, se il le rompoit par aventure, que nulz maistres, tant feust sachans, ne le porroit ralier »923.

Jalouse de son époux, Guillerma le soupçonne donc d’infidélité924, dont il doit se défendre alors que, selon le chroniqueur, « si demoura le mareschaux bien .iij. ans que il ne cognut autre dame que li »925. Oppressé par les soupçons de son épouse, au point de ne plus pouvoir l’endurer et d’en « morir de mirancolie »926, le maréchal décide de se venger en simulant l’adultère. La dame aurait ainsi une bonne raison d’être jalouse et pourrait même en mourir927. Stratagème qui lui permettrait de se défaire d’une situation invivable sans toutefois en être rendu coupable928 ! Par cet épisode, le chroniqueur met en garde les dames de la principauté – mais peut-être aussi les hommes – contre le vice incontrôlable de la jalousie, qui peut avoir pour conséquence de mener à l’infidélité amoureuse tant redoutée. Si la dame est ici montrée comme la responsable de cette situation, la chronique interpelle également les hommes sur les conséquences de leurs attitudes et de leurs relations extra-conjugales, même

921 LETT, Hommes et femmes, p. 196.

922 Livre de la conqueste, § 997.

923 Ibid., § 998.

924 La chronique emploie les termes de « rioter » (quereller) et de « ribauderie » (débauche, adultère) pour illustrer « l’esprit querelleur […] propre aux femmes » et l’humiliation faite à l’époux en l’associant à un « ribaut », « terme d’injure » désignant notamment un « homme de plaisir », un « débauché ». Voir CASAGRANDE Carla,