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4 – L’apparat vestimentaire

Le vêtement médiéval est propre au sexe, à l’état et au rang de chaque personne ; il est « un puissant marqueur identitaire et social »677. Le concept d’identité au Moyen Âge n’aborde pas la personnalité individuelle ; plutôt centré sur une logique de similitude, il renvoie l’identification d’une personne à un groupe social ou à un ensemble de personnes ayant des spécificités communes678. En ce sens, il s’agit de s’interroger sur le rôle de l’apparat vestimentaire dans la désignation de la position sociale des dames de la Morée franque. Toutefois, les représentations et les descriptions de parures féminines dans les sources de la Morée franque sont rares.

Les vêtements des dames dans les sources

À Mistra, des fouilles archéologiques ont permis de mettre au jour une parure féminine d’influence occidentale, au décolleté caractéristique de la mode française, datant de la première

676 Pour Philippe Depreux, « l’idée de faire nombre s’impose de manière récurrente : il s’agit d’impressionner par l’ampleur de la suite accompagnant tel grand personnage à l’occasion d’une assemblée […], de faire montre de sa richesse […], de maintenir son rang » ; DEPREUX Philippe, Entourages princiers, p. 177.

677 LETT, Hommes et femmes, p. 64.

678 Voir BEDOS-REZAK Brigitte, « Medieval Identity : A Sign and a Concept », dans The American Historical Review, vol. 105, n° 5, décembre 2000, p. 1492.

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moitié du XVe siècle et ayant appartenu à une princesse byzantine. Par ailleurs, plusieurs représentations de femmes vêtues à la mode occidentale figurent aussi dans les enluminures du manuscrit Parisinus Grecus 135, peut-être copié à Mistra à la fin du XIVe siècle, ainsi que dans les fresques de l'Aphendiko de Mistra679. Ces éléments témoignent de la diffusion du costume occidental en Morée byzantine, encouragée par la présence franque dans le Péloponnèse médiéval. Cependant, aucun vestige textile concernant directement les dames de la principauté d’Achaïe n’a été découvert. Pour avoir un aperçu de leurs parures, il faut donc chercher du côté des supports sigillographiques et archivistiques. Plusieurs actes et sceaux fournissent en effet des renseignements, tant iconographiques que matériels, sur les vêtements des dames et tout particulièrement des princesses de Morée680. Ces sources permettent alors d’étudier le costume féminin, décrit ou figuré, dont la composition et l’ajustement des différentes pièces les unes avec les autres mettent en évidence la position sociale de celles qui en sont revêtues.

Formes, matières et couleurs des costumes

Pour Michel Pastoureau, dès le XIIIe siècle, « tout est réglementé selon les classes et les catégories socio-professionnelles : le nombre de vêtements possédés, les pièces qui les composent, les étoffes dont ils sont faits, les couleurs dont ils sont teints, les fourrures, les bijoux et tous les accessoires du costume »681. Par conséquent, il convient de rechercher les différents éléments qui composent les costumes des dames de Morée ainsi que la façon dont ils sont ajustés sur le corps. Cela afin de mieux comprendre comment ces parures participent à définir la position sociale des femmes qui les revêtent. Sur les sceaux, les vêtements féminins correspondent « à la tenue de cérémonie »682 ; il s’agit d’une représentation normée qui établit une distinction entre l’individu de chair et de caractère et l’individu comme image codifiée de sa catégorie sociale683. Cependant, certains accessoires du costume et attributs iconographiques peuvent traduire des particularités propres telles que le statut matrimonial. Dans ce cas,

679 Voir GUÉRIN, Textiles et parures ; Parure d'une princesse byzantine tissus archéologiques de Sainte-Sophie de Mistra : Ve Ephorie des antiquités byzantines de Sparte, Genève, 2004 ; PARANI Maria G., Reconstructing the Reality of Images : Byzantine Material Culture and Religious Iconography, 11th-15th Centuries, Leiden/Boston, 2003, p. 76 ; VELMANS Tania, « Le Parisinus grecus 135 et quelques autres peintures de style gothique dans les manuscrits grecs à l'époque des Paléologues », dans VELMANS Tania, Byzance, les Slaves et l'Occident : étude sur l'art paléochrétien et médiéval, Londres, 2001, p. 347.

680 À notre connaissance, quatre sceaux ayant appartenu aux dames de la principauté de Morée ont été découverts ; il s’agit des empreintes d’Élisabeth de Chappes, d’Isabelle de Villehardouin, de Mahaut de Hainaut (toutes les trois devenues princesses de Morée) et de Marguerite de La Roche. Les quatre femmes sont représentées dans un sceau ovale, debout, tenant dans une main (gauche ou droite) un fleuron. Caractéristique de l’architecture de la fin du XIIIe siècle, Isabelle et Mahaut sont placées sous une arcade gothique.

681 PASTOUREAU Michel, « L’Église et la couleur, des origines à la Réforme », dans Actualité de l’histoire à l’École des Chartes : études réunies à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la bibliothèque de l’École des chartes 1839-1989, Paris/Genève, 1989, t. 147, p. 228.

682 DEMAY, Costume, p. 91.

683 Voir BEDOS-REZAK Brigitte, « Medieval Identity : A Sign and a Concept », dans The American Historical Review, vol. 105, n° 5, décembre 2000, p. 1531.

l’image sigillaire participe à l’identification de la dame, au même titre que la légende et les armoiries684.

Représentation sigillaire des parures des dames de Morée :

Arch. dép. de l’Aube,

3 H 726 BUCHON, Recherches et matériaux, pl. IV Musée du Quai Branly, n° 75.7022 BLANCHARD, Burelé des Vaudémont, p. 85, fig. 12-13.

Élisabeth de Chappes

1216-1217 Isabelle de Villehardouin 1303 Mahaut de Hainaut Vers 1313 Marguerite de La Roche 1268

Les représentations sigillaires montrent Élisabeth de Chappes, Isabelle de Villehardouin et Mahaut de Hainaut toutes trois vêtues d’au moins une tunique et d’un manteau. Les manches de la tunique de Mahaut, ainsi que la manche gauche de Marguerite de La Roche dont le sceau est lacunaire, pendent à partir du coude et tombent jusqu’en bas de la robe. Autre particularité, le manteau d’Isabelle est formé sur le devant d’une petite pièce de tissu qui se rattache avec la partie dorsale au niveau de l’épaule685. Ces quelques éléments sont caractéristiques de la mode du XIIIe siècle au sein de la noblesse ; ils font partie des principaux vêtements portés ensemble qui composent la robe. Les chaussures des dames, recouvertes par leurs longues robes ne sont pas visibles. Pour la tête, Élisabeth semble coiffée d’un chapeau semblable à une petite toque686. De même, si le sceau lacunaire de Marguerite de Vaudémont ne permet pas de reconnaître sa coiffure, son contre-sceau « représente une tête de femme de trois-quarts coiffée d’un chapeau à barbette alors en vogue [tandis que] ses cheveux sont rassemblés dans un chignon visible à droite »687. Quant à Isabelle, elle porte un voile – coiffure qui apparaît dans la première moitié du XIIIe siècle – dont les plis retombent sur ses épaules.

684 Pour Michel Pastoureau, certaines images sont conçues pour « prouver son identité ». PASTOUREAU, Sceaux, p. 295.

685 Le sceau de Marguerite de La Roche, endommagé, ne permet d’observer que partiellement sa parure – qui semble par ailleurs identique à celles des autres dames. Sur la composition du vêtement féminin dans les sceaux, voir DEMAY, Costume, p. 91-108.

686 À la mode au début du XIIIe siècle, cette coiffe peut être agrémentée d’un ruban passant sous le menton. DEMAY, Costume, p. 101.

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Selon Germain Demay, lorsque le voile recouvre les épaules, entoure le cou et encadre le visage, il symbolise le veuvage féminin688. Or, en 1303, date à laquelle l’acte sur lequel est appendu son sceau est exécuté, Isabelle de Villehardouin est remariée en troisièmes noces à Philippe de Savoie. Le voile qu’elle porte s’apparente donc avant tout à un accessoire à la mode qui, parfois combiné avec le chapeau, caractérise « la femme chaste et mariée »689. Contrairement à la chevelure détachée qui attire les regards et caractérise les enfants et les jeunes filles, le couvre-chef (chapeau ou voile) est porté par les femmes mariées pour cacher avec pudeur leurs cheveux. La coiffure, en tant qu’élément du vêtement, permet donc d’identifier le statut matrimonial des dames de Morée. En outre, plus elle est élaborée, plus elle illustre la richesse et la noblesse de la dame690.

Toutefois, la sigillographie ne permet pas de reconnaître les matériaux utilisés pour la confection des costumes féminins, de distinguer leur nature, leur qualité et leur couleur. Il faut alors rechercher ces détails dans les sources écrites. Concernant les parures des dames de la Morée franque, seules les archives angevines de Naples apportent des indications sur les vêtements d’Isabelle de Villehardouin. Plusieurs actes mentionnent en effet les achats de tissus effectués pour la jeune femme lors de sa résidence à la cour napolitaine. Car il est d’usage pour le souverain de faire preuve de largesse – une des vertus de la noblesse médiévale – au sein de sa cour et l’apparat vestimentaire fait partie des dons adressés à ses vassaux691. De 1276 à 1282, le nom d’Isabelle apparaît dans dix mandements royaux par lesquels elle fait l’objet de livrées individualisées de vêtements692. Ces commandes font alors mention des diverses étoffes et fourrures employées dans la confection de ses robes et de ses accessoires équestres, de leur qualité et de leur couleur. Parmi les fourrures, on distingue des peaux de vairs (pelles variorum) et une penne (« pene de gris vair ») destinées à doubler les manteaux et surcots durant la saison hivernale693. Mais les vêtements d’Isabelle se composent majoritairement de draps, c’est-à-dire de tissus de laine, tels que la tiretaine (« tiretene » ou « tireteine ») de qualité supérieure694, la

688 Voir DEMAY, Costume, p. 102.

689 CAZENAVE Annie, « La coiffure comme marque d’identité », dans La chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, CONNOCHIE-BOURGNE Chantal (éd.), Aix-en-Provence, 2004, p. 59.

690 Pour Annie Cazenave, « la femme noble ou riche apporte à ses cheveux le même soin qu’à sa toilette, elle les tresse, les orne de perles et de rubans, pose sur eux le couvre-chef à la mode, enfin, arbore une couronne d’or » ; Ibid., p. 59-60.

691 La largesse désigne « aussi bien la qualité morale de générosité que ce par quoi cette qualité morale s’exprime concrètement ou matériellement : tenir table ouverte, régaler ses amis de divertissements, et surtout faire des riches et nombreux présents » ; HAUGEARD Philippe, Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, 2013, p. 8.

692 GUÉRIN, Textiles et parures, p. 5-6.

693 I Registri della cancelleria, t. XIV, p. 11 n° 60 ; BOÜARD, DURRIEU, Documents, t. I, p. 48 n° 7.

brunette ou le pers695. Tous peuvent être qualifiés de tissus précieux et luxueux, au regard des traitements et des opérations qu’ils ont subis et qui leur fournissent une qualité supérieure. Les pièces de soie (tels que les « cendaus ») sont également présentes696 ; elles servent principalement à doubler les vêtements d’été d’Isabelle697. Étoffes et fourrures de qualité constituent ainsi les parures de la dame de la Morée et illustrent le raffinement vestimentaire de la cour de Naples. Du point de vue des couleurs, les sources écrites témoignent des couleurs sombres (brun, bleu foncé et noir) dont se pare Isabelle à partir du début de l’année 1277, suite à la mort de son premier époux, et au moins jusqu’au printemps 1280698. Tandis qu’elle est absente des images sigillaires, la couleur décrite dans les textes participe donc, au même titre que la coiffure, à l’identification du statut matrimonial des dames. Par ailleurs, les nuances chromatiques des vêtements permettent de déterminer le statut social. La reine porte en effet du rouge (vermeille, sanguine), une couleur très coûteuse, symbole du pouvoir, essentiellement réservée aux membres de la royauté. Elle peut également se parer de vert au printemps pour célébrer le renouveau de la nature ou de bleu devenu à la fin du XIIIe siècle la couleur favorite des populations européennes699. Les mandements angevins mentionnent également les différentes pièces d’habillement qui se superposent et dont on trouve la représentation sur les sceaux féminins. Ils attestent ainsi que les robes d’Isabelle de Villehardouin se composent de « trois garnement »700, à savoir « cote et seurcot et chape »701. Sous la tunique représentée sur son sceau, Isabelle porte donc un autre vêtement appelé la cotte. Placés les uns sur les autres, ces vêtements laissent généralement entrevoir par leurs fentes et leurs variations de longueur les différentes couches de tissus qui les composent702. Si les sceaux, par leur représentation codifiée, attestent l’appartenance des sigillantes à la noblesse et révèlent leur statut matrimonial, les descriptions textuelles permettent pour leur part d’apprécier la richesse des parures, la diversité des étoffes ainsi que la gamme chromatique. Elles témoignent aussi parfois des achats textiles effectués auprès d’artisans français et de

695 Sur les mentions de brunete : Ibid., t. I, p. 157 n° 148, t. II, p. 69 n° 46 ; sur les mentions de pers : Ibid., t. II, p. 136 n° 91.

696 Ibid., t. I, p. 93 n° 54, p. 156 n° 147, p. 157 n° 148, t. II, p. 69 n° 46.

697 GUÉRIN, Textiles et parures, p. 7-11.

698 Ibid., p. 11-12.

699 Sur le bleu, voir PASTOUREAU Michel, « Le temps mis en couleurs : des couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles) », dans Bibliothèque de l’École des chartes, 1999, t. 157, livraison 1, p. 129-130 ; sur les diverses couleurs portées par la reine, voir GUÉRIN, Textiles et parures, p. 12-13.

700 Les garnements sont les différentes pièces de vêtements qui se superposent ; BOÜARD, DURRIEU, Documents, t. I, p. 92 n° 54.

701 La cotte et le surcot sont des tuniques qui se portent l’une sur l’autre – elles constituent les vêtements de dessous – tandis que la chappe correspond au manteau – vêtement de dessus ; sur la composition des robes, voir GUÉRIN, Textiles et parures, p. 14-16. BOÜARD, DURRIEU, Documents, t. I, p. 157 n° 148.

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marchands de Naples703. À l’exception de quelques éléments vestimentaires également attribués à Jehanne de la Morée – non identifiée – et à la damoiselle de Valdemont704, les archives angevines ne permettent toutefois d’établir qu’un état détaillé de l’apparat vestimentaire d’Isabelle de Villehardouin et seulement pour la période où elle séjourne à la cour de Naples. Mais, en dépit de l’absence d’autres descriptions de parures de dames moréotes, les sources reflètent la mode française portée par la princesse de Morée qui, en tant que personnage important et influent, a peut-être participé à diffuser la mode occidentale au sein du Péloponnèse.

La position sociale des dames exprimée à travers le costume

Les parures féminines, par la superposition de différentes pièces de vêtements, par les accessoires, la coiffure, etc. permettent de déterminer l’identité des femmes au sein d’un groupe ou d’une famille. Les images codifiées des sceaux représentent ainsi les dames de la noblesse. Leurs détails ou les indications mentionnées dans les textes, permettant de connaître plus précisément la nature, la qualité, la couleur des tissus ou la confection des robes, précisent alors la place des dames et leur position sociale dans cette hiérarchie nobiliaire. Ils renseignent aussi parfois leur statut matrimonial (mariée, veuve). Les tissus et les couleurs les plus luxueux et les plus couteux sont ainsi réservés aux dames de l’aristocratie (l’écarlate est même exclusivement réservé à la reine705), tandis que les draps de laine moins précieux (tels que certains types de tiretaine, le pers ou le camelin gros) sont attribués aux dames d’un rang hiérarchique inférieur706. Les couleurs expriment également l’âge et l’état marital des dames ; le vert – symbole de la jeunesse – se trouve par conséquent souvent porté lors des cérémonies par de jeunes demoiselles, tandis que le noir est signe de deuil. Cet apparat vestimentaire codifié permet ainsi à l’ensemble des membres de la cour princière et au-delà de reconnaître le rang de chaque dame et demoiselle de Morée, leur richesse et leur état marital. Comme le titre et l’entourage, la parure constitue donc un moyen à part entière de désigner l’appartenance des femmes de Morée à la classe nobiliaire médiévale et d’en indiquer leur position hiérarchique.

703 Voir ibid., p. 17-23.

704 Le 21 mai 1278, le roi mande à ses trésoriers d’acheter des « tiretene de Douay camelines » (une étoffe de laine couteuse, de couleur brune, provenant de Douai) pour confectionner les robes de plusieurs femmes dont « dame Jehanne de la Morée », tandis que le 4 mai 1279 il mande de faire garnir « de vert » (c’est-à-dire d’une teinte verte) la sambue (housse de selle des femmes) de la demoiselle de Valdémont. BOÜARD, DURRIEU, Documents, t. I, p. 91-92 n° 54, p. 156-157 n° 148. GUÉRIN, Textiles et parures, p. 8-9.

705 Il ne s’agit ni d’une couleur ni d’une teinture, mais d’un drap de laine d’une qualité supérieure et considéré comme une étoffe de luxe. Ibid., p. 10-11.

Conclusion

L’étude des dénominations et des désignations des dames de la Morée franque met en évidence l’origine occidentale des lignages auxquels elles appartiennent ainsi que leur attachement aux terres de la principauté. Leurs noms, pour la plupart en vogue en Occident, évoquent ceux des femmes de leur famille, des princesses latines de Morée ou font référence à la tradition chrétienne. Plusieurs dames portent des surnoms patronymiques qui les rattachent à un lignage paternel ou marital principalement issu, au XIIIe siècle, du royaume de France et de ses régions alentours puis également, à partir du XIVe siècle, de la péninsule italienne. Quelques surnoms faisant référence aux toponymes moréotes révèlent aussi l’attachement de ces femmes et de leurs familles à la péninsule grecque. Ce phénomène de dénomination locale, déjà connu pour les hommes, illustre l’assimilation et l’attachement des dames aux territoires d’Achaïe. Il reflète leur volonté d’être identifiées, au sein du Péloponnèse mais également au-delà des frontières de la péninsule, en tant que feudataire de la principauté. Lorsqu’elles sont désignées dans les sources, les dames de Morée le sont le plus souvent par rapport à un homme, qu’il s’agisse de leur père, de leur époux, de leur frère, etc. Cette désignation par la parenté masculine (consanguine ou affine) souligne qu’au Moyen Âge les femmes sont considérées comme des mineures et qu’elles doivent être placées sous tutelle masculine707. Cependant, si les femmes de Morée sont le plus souvent désignées par rapport à un homme, on constate qu’elles sont avant tout rattachées à un personnage illustre et reconnu du lignage familial ou matrimonial, dont elles peuvent parfois chercher à se revendiquer pour affirmer leur droit sur un héritage ou être mises en valeur. De ce fait, hommes et femmes peuvent aussi être désignés par rapport à une femme si celle-ci se rattache à un lignage prestigieux et si elle tient une place notable dans la hiérarchie nobiliaire. Révélée à la fois par le titre, les marques de noblesse, l’entourage et les vêtements, la position hiérarchique des femmes de Morée est un des éléments caractéristiques de leur identité. Le titre, hérité du père ou obtenu par mariage, se décline au féminin. Il permet alors à la dame d’être identifiée et reconnue dans la principauté et parfois, à l’image d’Isabelle de Villehardouin, au-delà des frontières du Péloponnèse. Ces éléments participent autant à la construction de leur prestige qu’à la manifestation de leur pouvoir et leur rang au sein de l’aristocratie. Le nom, la parenté et la position sociale sont ainsi trois éléments constitutifs de l’identité des dames de la principauté, comme membre d’un lignage par l’intermédiaire de liens consanguins ou affins, comme membre de la noblesse et comme membre d’une société chrétienne. Ces éléments d’identification ne participent-ils pas

707 Pour Didier Lett, « les femmes, éternelles mineures, doivent être sous la coupe des hommes » ; LETT, Hommes et femmes, p. 133.

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aussi à désigner les femmes en tant qu’individus indépendants ayant conscience de leur propre existence ? En ce sens, l’une d’entre elles se démarque ; quoiqu’elle tienne la principauté de son père, Isabelle de Villehardouin n’est le plus souvent désignée que par son nom et son titre, se dégageant ainsi de toute référence masculine. Mais, cette autonomie apparente n’illustre-t-elle pas, au contraire, une tension politique et sexun’illustre-t-elle plus profonde ? Ne procède-t-n’illustre-t-elle pas d’une tentative d’affirmation de son pouvoir et d’émancipation du pouvoir masculin – notamment angevin ? La construction de la princesse comme individu, tel qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire comme personnage autonome cherchant à se démarquer d’un