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2 – Sagesse et vertus : la beauté intérieure

Selon Didier Lett, dans les sociétés médiévales occidentales, « les caractères féminins sont centrés sur le sexe », c’est pourquoi les femmes, contrairement aux hommes, sont avant tout définies par leurs qualités physiques plutôt que morales772. Du fait de cette observation, notre recherche s’interroge alors sur l’existence de vertus morales caractéristiques des dames de Morée. Quels portraits les sources masculines de la principauté de Morée dressent-elles de la beauté intérieure des dames de la noblesse ? Quelles qualités de l’esprit les définissent ? S’agit-il de vertus propres au sexe féminin ? En quoi ces attributs reflètent-ils le statut social

770 GEORGES PACHYMÉRÈS, Relations historiques, t. I, p. 118-119, § 30.

771 Pour Umberto Eco, « face à une beauté périssable, l’unique garantie nous est offerte par la beauté intérieure qui, elle, n’est pas mortelle » ; ECO Umberto, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, 1997, p. 25.

ou marital des dames de Morée ? Les dames caractérisées par leur beauté physique sont-elles nécessairement aussi des modèles de beauté morale773 ?

Le topos de la sagesse

Dans la Chronique de Morée, parmi les quelques termes qualifiant les vertus morales des personnages, le mot « sage », en français, ou φρόνιµη, en grec revient fréquemment. L’adjectif qualifie cependant le plus souvent des hommes774. La sagesse est-elle surtout une vertu morale masculine ?

Quatre exemples de sagesse féminine

La sagesse féminine ne caractérise qu’un très petit nombre de dames. Parmi celles dont les versions française et grecque de la Chronique de Morée louent la sagesse, il y a Marguerite de Nully. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, la dame s’engage dans un procès avec le prince Guillaume de Villehardouin afin d’obtenir la baronnie d’Akova, aussi nommée Mathegriphon, dont elle est l’héritière775. Lors du récit de cet événement, le chroniqueur la qualifie de « sage » à deux reprises : une première fois lorsqu’elle accepte le conseil de se remarier à un seigneur puissant capable de faire valoir ses droits776, une seconde fois, lorsqu’elle remercie le prince de finalement lui accorder, vers 1276, un tiers de la baronnie d’Akova777. La sagesse de la dame se résume donc ici à bien vouloir exprimer ses réclamations, non pas de sa propre voix de femme, mais par l’intermédiaire d’un époux, et à se plier aux volontés princières et à les accepter. En d’autres termes, la sagesse de Marguerite de Nully est d’avoir observé une attitude de soumission à l’égard des hommes, et tout particulièrement du suzerain, et de leurs décisions.

La princesse Isabelle de Villehardouin est, elle aussi, qualifiée plusieurs fois de « sage dame »778. L’expression de sa sagesse est principalement rapportée à l’occasion du débarquement dans la principauté de Morée de Roger de Lluria, en 1292, et de la libération

773 Car, selon Isabelle Ortega, « le charme extérieur est le reflet de la beauté de l’âme » ; ORTEGA, Lignages, p. 240.

774 Voir Annexe V. Sans qu’elle soit exhaustive, la liste des hommes qualifiés de « sages » par la Chronique de Morée est assez longue. On y trouve les princes de Morée (Geoffroy I, Geoffroy II et Guillaume de Villehardouin, Florent de Hainaut), ou encore, le doge de Venise, Sgouros, le despote, Ancelin, le seigneur de Carytaina, etc.

775 La baronnie d’Akova lui est confisquée car, envoyée en otage à Constantinople en échange de la libération du prince, elle ne peut se présenter dans le délai fixé de deux ans et deux jours pour réclamer son bien. Voir BON, Morée, t. I, p. 147-148.

776Ἡ ἀρχόντισσα, ὡς φρόνιµη ὅπου ἦτον ; Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 7368 (« la gente dame, dans sa grande sagesse », trad. BOUCHET, Chronique, p. 242).

777Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 7732. À cette occasion, la version française de la Chronique de Morée emploie également le mot sage pour désigner l’attitude de Marguerite à l’égard du prince de Morée : « Et la dame, qui sage et cognissans estoit » ; Livre de la conqueste, § 530.

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contre rançon de plusieurs chevaliers moréotes emprisonnés par Roger779. Son attitude généreuse et hospitalière à l’égard des troupes de Roger780, mais aussi son habile stratégie pour récupérer ses hommes captifs781 lui valent d’être qualifiée de « sage » par le chroniqueur. La sagesse de la princesse se traduit ainsi par sa générosité et sa bonté à l’égard d’hommes pourtant familiers du vol ainsi que par son habileté à contourner la mauvaise foi, qui empêche tout dialogue, en faisant porter la culpabilité sur ses hommes et en payant la rançon nécessaire à la libération de ses chevaliers. Plus encore, pour le chroniqueur, la princesse est « sage » car elle adopte un comportement pacifique, docile et modéré face à Roger de Lluria et aux ambitions catalanes.

Enfin, la chronique française rapporte la sagesse de deux femmes extérieures à la principauté de Morée, offrant ainsi à son public, auditeur ou lecteur, deux autres modèles de sagesse féminine pouvant être comparés à ceux déjà présentés. Tout d’abord, en 1296, la veuve du despote d’Épire Nicéphore, nommée Anne Paléologue Cantacuzène, apparaît comme « moult sage femme et de grant enging »782. La tromperie et la ruse dont la despine fait preuve sont mises en évidence par le mot « enging », car elle profite de la mort du duc de Néo-Patras pour attaquer « par traïson » la Thessalie, tenue en tutelle par le duc d’Athènes, Guy II, en raison du jeune âge du nouveau duc, Jean II783. Si la fourberie grecque est ainsi soulignée, « la despine, qui estoit fame »784, fait également preuve de sagesse en refusant de combattre les troupes mobilisées par le duc d’Athènes et le maréchal de Morée, Nicolas III de Saint-Omer, ainsi qu’en acceptant de rendre le château de « Fanary »785, dont elle s’était emparée. La sagesse mène donc Anne à préférer la paix, à rendre ledit château et même à rembourser les frais engagés par le duc et le maréchal pour leur déplacement786. Le second exemple est situé à la suite de cet épisode. Il relate la réaction de l’impératrice Irène de Montferrat, épouse de l’empereur de Constantinople Andronic II, lorsqu’elle apprend que le duc d’Athènes et le

779 Afin d’empêcher Roger de Lluria, amiral de Jacques d’Aragon, de s’adonner à des pillages tels que ceux qu’il avait commis peu auparavant dans les îles de l’Archipel, le châtelain de Kalamata, Georges Ier Ghisi, engage un violent combat contre les troupes de Roger de Lluria. Mais, au cours de cet affrontement, plusieurs chevaliers moréotes sont faits prisonniers. Voir BON, Morée, t. I, p. 167. La version française de la Chronique de Morée indique que cet épisode a lieu pendant que le prince, Florent de Hainaut, se trouve en Italie (ce dont attestent les archives angevines) tandis que pour la version aragonaise, ces faits se placent après la mort du prince Florent de Hainaut (le texte indique que la princesse est veuve (« vidua »)) ; Libro de los fechos, § 499-503.

780 « Leur respondi moult francement que il feussent le bien venu » ; Livre de la conqueste, § 789.

781 « La princesse, veant que elle ne pooit ravoir ses barons et les autre gent qui estoient prins, par autre voie, si mercia moult monseignor Rogier et donna la colpe a sa gent » ; Ibid., § 794.

782 Ibid., § 881.

783 BON, Morée, t. I, p. 176.

784 Livre de la conqueste, § 882.

785 Sur la reddition de la forteresse, voir Ibid., § 904-906. Jean Longnon indique que ce château est localisé près de Ioannina en Épire, Ibid., p. 349 n. 3.

786 « Elle si le faisoit randre de present ; et pour la despance que il avoient fait de venir jusques la, si leur donnoit .xM. perpres de son pays, les .vij. au duc et les .iij. au mareschal » ; Ibid., § 906.

maréchal sont parvenus jusqu’à Thessalonique, c’est-à-dire dans les terres de l’empire, dans le but de guerroyer787 et ce malgré la paix conclue. L’impératrice est alors qualifiée de « noble et sage dame »788, car elle demande non seulement au duc d’Athènes et à ses chevaliers de cesser leurs incursions, mais encore elle les invite à se rendre à Thessalonique pour « festoier ensemble »789. Si, dans ces deux cas, le chroniqueur ne met pas en scène la sagesse des dames de Morée, il apporte toutefois par son récit un regard masculin moréote sur la vertu de sagesse et le comportement dont doivent faire preuve toutes les femmes, qu’elles soient grecques ou latines ; c’est-à-dire : faire preuve de bonté, de générosité et de courtoisie à l’égard des hommes, même s’ils se comportent comme des assaillants, et préférer la paix à la guerre.

Plus qu’une qualité masculine, une vertu nobiliaire

Au vu de ces quatre portraits, seules quelques femmes apparaissent auréolées de la vertu de sagesse. Toutes ont en commun d’appartenir à la noblesse, d’y tenir un rang hiérarchique notable et surtout de s’être illustrées dans la vie publique et politique, comme le montrent les actions pour lesquelles elles sont décrites comme sages. De ce fait, la sagesse semble bien plus attribuée aux personnages, hommes et femmes, ayant marqué les esprits par leur action dans la vie publique qu’en raison de leur sexe. Et si la sagesse apparaît dans les textes de la principauté de Morée comme une vertu masculine, c’est avant tout parce que l’espace public demeure un lieu habituellement réservé aux hommes. Ces femmes de pouvoir sont alors dites « sages », lorsque le chroniqueur considère qu’elles ont agi convenablement face à une situation donnée, au vu d’une éthique masculine féodale et courtoise790. En ce sens, il nous semble que la sagesse des dames de Morée s’apparente à une « conduite équilibrée » exprimée par le terme « sagece » introduit pour la première fois en 1278 dans le Roman de la Rose791. Cette définition détermine également la sagesse masculine. Hommes et femmes répondent en effet à un même devoir de sagesse caractérisé par l’obéissance vassalique, la générosité, l’humilité, l’amabilité, etc.. Le vocabulaire employé pour décrire ces dames « sages » est d’ailleurs semblable à celui des hommes. Est-il toutefois possible de reconnaître dans la description morale de leurs comportements, des qualités morales propres aux femmes permettant de définir une sagesse féminine ?

787 « Pour la grant voulenté que il avoient de guerroier », Ibid., § 910.

788 Ibid., § 915. Selon la version française de la Chronique de Morée, « la suer dou marquis de Monferra estoit empereÿs de Consta[n]tinople, femme de l’empereur ». Ibid., § 911. Il s’agit selon Jean Longnon, d’« Irène, fille de Guillaume VI, marquis de Montferrat [qui] avait épousé l’empereur Andronic ». Ibid., p. 359 n. 1.

789 « Mais elle les prioit que, pour cortoisie et pour honneur de gentillesse et de bachelerie, deussent aler jusques a la cité de Salonique, a tant de compaignie comme il leur plairoit pour li veoir et festoier ensemble tant comme il leur plairoit » ; Ibid., § 914.

790 Voir BRUCKER, Sage et sagesse, p. 31-241 (son chap. I porte sur l’étude linguistique de sage).

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Valeurs courtoises et qualités d’esprit

Dans la Chronique de Morée, la dame dite « sage » est parfois associée à une autre qualité. De la même façon, l’homme « sage » peut aussi être désigné par un autre qualificatif. Le vocabulaire alors utilisé pour définir ces hommes et femmes « sages » est similaire ; la seule différence réside dans le nombre d’occurrences des vertus masculines, qui est, en effet, beaucoup plus élevé.

La sagesse et ses compléments en Morée :

Femmes Hommes

Intelligence

Sage et cognissans Sages et cognissans

Sages et sachans

Sages et bien endoctrinés Sage et bien parlans Sages et appercevans792 Sage et avisé

Bravoure

Sage et vaillant Sage et vaillant

Sages et preudoms793

Sage guerrieur

Sage seignor et bon gouverneur Distinction

nobiliaire (par la bonté, la courtoisie)

Noble et sage Bonne dame et sage

Noble et sage

Sages estoit et cortoys794

Sages estoit et de grant vertu

À la lecture de ce tableau, on observe que les mots complémentaires de la sagesse constituent des groupements associatifs qui permettent de mettre en valeur les qualités morales des dames de Morée.

Le mérite

Si le mot sage fait particulièrement ressortir les responsabilités guerrières et politiques des hommes (« vaillant », « preudoms » « guerrieur », « seignor », « gouverneur »), il est

792 « Appercevans », qui s’écrit aussi « apercevant », signifie « qui perçoit et comprend bien les choses, intelligent, sagace » ; GODEFROY, Dictionnaire, vol. 1, p. 334.

793 « Preudoms » ou « prodoms » (prud’homme) est à rapprocher de « preu » qui reflète au départ des qualités guerrières et signifie plus largement vaillant, habile, courageux, etc. Voir MATORÉ, Vocabulaire, p. 147-148.

794 Le terme « cortoys » est employé dans la version française de la Chronique de Morée pour qualifier Jean de Tournay, qui reçoit « moult léement » (loyalement) ce que Roger de Lluria lui offre. Cette valeur courtoise est renforcée lorsque Jean s’adresse à Roger : « et le mercia ainxi cortoisement que il appartenoit a tel gentil homme comme il estoit » (Livre de la conqueste, § 796). Comme le fait remarquer Charles Brucker, à propos d’un autre cas, c’est parce que Jean de Tournay est distingué et noble dans son comportement qu’il s’adresse avec amabilité à Roger de Lluria. La courtoisie exprimée reflète donc l’appartenance sociale ; en tant que membre de la noblesse, Jean doit se distinguer par un comportement courtois. Voir BRUCKER, Sage et sagesse, p. 135-137.

également associé à la vaillance de la princesse de Morée, Isabelle de Villehardouin. L’adjectif « vaillant » évoque d’emblée la force physique et la vigueur, de ce fait il désignerait une vertu masculine. Toutefois, « vaillant » peut aussi signifier : « plein de mérite »795 ; il caractérise alors une personne « de grande valeur, d’un haut mérite, douée de grandes qualités »796. C’est en ce sens qu’il faut ici comprendre l’adjectif « vaillant », synonyme de bravoure et de courage, employé pour faire valoir la vertu de la princesse de Morée. Par ce biais, le chroniqueur met en avant une des valeurs morales de l’idéologie courtoise797, et place la princesse à l’égal d’hommes, également qualifiés de « vaillant », tels que le doge de Venise Enrico Dandolo798, le prince Geoffroy de Villehardouin799 ou le comte Charles d’Anjou800.

L’intelligence

La sagesse féminine est également associée au terme « cognissans ». S’agit-il alors du savoir de la femme instruite ou de la renommée dont elle fait l’objet801 ? Les deux interprétations du mot sont en fait possibles. Marguerite de Nully, qui n’est pas autorisée à disposer de sa succession (à savoir la baronnie de Mathegrifon) parce qu’elle ne s’est pas présentée dans les délais fixés par les Assises de Romanie, peut être qualifiée de « cognissans » car elle connaît la loi fixée par le coutumier de la principauté802. C’est pour cette raison que la chronique dresse le portrait d’une femme convaincue qu’elle n’obtiendra rien de la baronnie dont elle est pourtant l’héritière803. Il est cependant possible, que jouant sur le double sens de « cognissans », le chroniqueur ait également voulu rappeler que Marguerite de Nully est particulièrement célèbre dans l’histoire de la principauté de Morée pour son procès contre le prince Guillaume de Villehardouin804. Une autre association sémantique entre sagesse et connaissance s’illustre, en catalan, dans la chronique de Ramon Muntaner, lorsque la fille de

795 Ibid., p. 198

796 GODEFROY, Dictionnaire, vol. 8, p. 131.

797 Pour Charles Brucker, les valeurs morales de l’idéologie courtoise à la fin du XIIe, début du XIIIe siècle se caractérisent par « les innovations sémiques suivantes : “qui a de l’autorité morale”, “charitable”, “plein de mérite”, “doux” ». BRUCKER, Sage et sagesse, p. 196.

798 « Henry Dadule,moult sage et vaillant homme » ; Livre de la conqueste, § 15.

799 « Le noble et vaillant seignor, monseignor G[offroys] de Villarduin » ; Ibid., § 176.

800 « Et li contes, qui sages et vaillans estoit, si mercia le roy com frere » ; Ibid., § 428. Charles d’Anjou, nommé par la chronique « messire Charles de France, le conte d’Anjo » (Ibid., § 423), est le frère du roi de France Louis IX. Il prend le nom de Charles Ier lorsqu’il devient roi de Naples en 1266.

801 Le terme « conoissant » peut en effet à la fois signifier : « connaisseur », ou « bien connu, illustre ». GODEFROY, Dictionnaire, vol. 2, p. 244.

802 Assises de Romanie, § 36.

803 « La dame, qui sage et cognissans estoit, comme celle qui ne cuidoit avoir noiant de la baronnie » ; Livre de la conqueste, § 530.

804 Antoine Bon note d’ailleurs qu’« Akova [Mathegrifon] fut l’objet d’un procès qui compte parmi les causes les plus célèbres de l’histoire de la principauté » ; BON, Morée, t. I, p. 147.

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Marguerite de Villehardouin y est décrite comme « la pus sàvia »805. Le mot « savia » peut en effet avoir pour sens « sage » ou « savant ». Au XIXe siècle, Jean Alexandre Buchon propose de le traduire par « habile »806, tandis que, au début du XXe siècle, Lady Goodenough lui donne pour signification « learned »807, soit « instruite » en français. Ces divergences s’expliquent, selon Georges Matoré, par la confusion qui existe « dans la signification du mot sage qui signifie à la fois “raisonnable”, “instruit” et “habile” »808. S’il est complexe de déterminer laquelle de ces qualités caractérise la fille de Marguerite de Villehardouin, il semble que « sage » exprime avant tout l’intelligence, c’est-à-dire une faculté de connaître, de comprendre rapidement et par conséquent de s’adapter facilement aux situations nouvelles809. En ce sens, sagesse et connaissance mettent en valeur les qualités intellectuelles des dames de Morée. Enfin, le mot « savia » est aussi présent dans la version aragonaise de la Chronique de Morée pour décrire la jeune épouse de l’empereur latin de Constantinople, Robert de Courtenay. Par la réunion de la beauté et de l’intelligence (« bella & savia »810), le chroniqueur associe la vertu physique, caractérisée par l’esthétique corporelle, à la vertu morale, que nous distinguons ici par l’intelligence.

La bonté

La version française de la Chronique de Morée décrit également la princesse Isabelle de Villehardouin comme une « bonne dame »811. L’adjectif « bonne » renvoie à la bonté dont elle fait montre vis-à-vis de Roger de Lluria812. La jeune femme s’adresse, en effet, à deux chevaliers de l’amiral, envoyés comme messagers, en ces termes :

« leur respondi moult francement que il feussent le bien venu, et que elle avoit receu la messagerie de monseignor Rogier moult gracieusement, et que elle regracioit moult »813.

La bonté de la princesse se manifeste par l’hospitalité offerte à Roger de Lluria, par ses amabilités et par sa clémence alors même que l’amiral avait commis des pillages dans plusieurs

805 « Fo la pus sàvia, dels dies d’on era, que anc donzella fos en el món » ; RAMON MUNTANER, Crònica, p. 433, chap. 263.

806 RAMON MUNTANER, Chronique, p. 507, chap. CCLXIII.

807 RAMON MUNTANER, The Chronicle of Muntaner, translated from the Catalan by Lady Goodenough, Londres, 1920-1921, p. 528, chap. CCLXIII.

808 MATORÉ, Vocabulaire, p. 78. L’auteur indique par ailleurs qu’un sens nouveau de sagesse en tant que « conduite équilibrée » a été introduit dans le Roman de la Rose.

809 Voir les définitions de « intelligence » et « intelligent » dans les dictionnaires de la langue française.

810 Libro de los fechos, § 74.

811 « La princesse, qui bonne dame et sage estoit » ; Livre de la conqueste, § 789.

812 Voir supra, chap. III.

îles, à Monemvasia et au château du Grand-Magne avant d’accoster à Port-de-Jonc814. Pour Didier Lett, la vertu de clémence est « une manière de reconnaître malgré tout, les qualités de son adversaire »815. La bonté de la princesse de Morée, telle un synonyme de largesse, incarne, non seulement, des « valeurs morales issues du mode courtois » mais aussi des valeurs propres à l’aristocratie médiévale816. Le lien entre cette appréciation de caractère et le rang social d’Isabelle de Villehardouin est en effet mis en évidence par la chronique au moyen de l’expression : « leur respondi moult francement ». L’adverbe « franchement », qui signifie « noblement »817, souligne que la bonté ou la largesse est une qualité inhérente à la noblesse.

La modestie

Si, par leur bravoure, leur intelligence et leur bonté – valeurs morales propres à la masculinité du chevalier –, certaines dames de Morée peuvent être perçues comme masculines, d’autres termes semblent souligner leur caractère féminin. À deux reprises, conjointement à