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1 – Le corps des femmes

Au-delà de leur appartenance à un réseau social et familial, les femmes sont définies par leurs corps et par leur sexe713. En Occident comme en Orient, la physionomie et l’apparence physique constituent en effet les principaux attraits de la femme médiévale. La beauté féminine « intervient souvent dans la description du corps des femmes »714. Il s’agit donc de rechercher les silhouettes des dames de la Morée franque. Mais, en dehors des représentations sigillographiques normées, aucune iconographie féminine ne nous est parvenue. De même, il n’existe pas de traité d’éducation sur l’usage du corps à l’attention des jeunes filles nobles de la

711 UITTI Karl D., « Historiography and Romance : Explorations of Courtoisie in the Chronique de Morée », dans Autobiography, Historiography, Rhetoric. A Festschrift in Honor of Frank Paul Bowman by his Colleagues, Friends and Former Students, DONALDSON-EVANS Mary, FRAPPIER-MAZUR Lucienne, PRINCE Gerald (éd.), Amsterdam / Atlanta, 1994, p. 266.

712 DUBY, Modèle courtois, p. 328.

713 KLAPISCH-ZUBER, Femmes et famille, p. 315.

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principauté715. De ce fait, l’aspect physique du corps féminin ne peut être examiné qu’au travers de la littérature, parmi les motifs caractéristiques de la désignation des femmes, dont la beauté est un des plus courants. Quels sont ces canons de la beauté féminine ? Quelles parties du corps de la dame sont mises en valeur par les textes ? Enfin, en quoi la beauté féminine des dames de Morée s’apparente-t-elle ou se distingue-t-elle des canons occidentaux et orientaux ?

Le vocabulaire de la beauté

Dans un premier temps, interrogeons-nous sur le vocabulaire qui exprime les qualités esthétiques corporelles des dames de la Morée franque et, tout particulièrement, sur les mots qui désignent la beauté. La version grecque de la Chronique de Morée décrit la princesse Agnès de Villehardouin, fille du despote d’Épire Michel IIet épouse de Guillaume de Villehardouin, comme la « ravissante soeur » du fils du despote716. La nièce de la princesse, Thamar, fille du despote d’Épire Nicéphore Ier Doukas, est également dépeinte par la chronique française comme une « moult belle demoisele »717. Ramon Muntaner écrit au sujet d’Isabelle, fille de Marguerite de Villehardouin et petite-fille de la princesse Agnès de Villehardouin que « c’était bien la plus belle créature de quatorze ans que l’on pût jamais voir, la plus blanche, la plus rose et [de la meilleure couleur], et de plus, pour son âge, la plus [instruite] fille qui fût au monde »718. La fille aînée de Nerio Acciaiuoli, nommée Bartholomea, épouse Théodore Ier

Paléologue, despote de Morée. Cette dame du XIVe siècle est décrite par Chalcocondyle, au siècle suivant, comme « la plus belle femme de son temps »719.L’historien Georges Sphrantzès évoque la rare beauté physique de Théodora Tocco, fille de Leonardo II Tocco et épouse du despote de Morée Constantin Paléologue720. Quant à la chronique dite de Dorothée,

715 Voir sur ce sujet : LETT Didier, « Comment parler à ses filles ? », dans Médiévales, n° 19, 1990, p. 77-82.

716Τὴν παράξενον τὴν ἀδελφήν του ; Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 3129, trad. BOUCHET, Chronique, p. 133. L’adjectif qualificatif παράξενος peut signifier merveilleux, extraordinaire ou désigner une personne emplie de qualités extraordinaires. Voir les définitions proposées dans AERTS, HOKWERDA, Lexicon, p. 364.

717 « Il avoit une autre fille, moult belle demoiselle, que on appeloit Quira Thamari » (Livre de la conqueste, § 657). Sur le mariage de Thamar et Philippe de Tarente, fils puîné de Charles II, en 1294, voir LONGNON, Empire, p. 268 ; OSSWALD, Épire, p. 118-124.

718 « Que aquesta era bella, pus bella creatura de catorze anys que anc hom pogués veer, e la pus blanca e la pus rossa e ab la mellor color ; e fo la pus sàvia, dels dies d’on era, que anc donzella fos en el món » ; RAMON MUNTANER, Crònica, p. 433, chap. 263. Nous donnons la traduction française de Jean-Alexandre Buchon à laquelle nous apportons quelques corrections (entre crochets) qui prennent en compte les nouveaux éléments de l’édition, récemment révisée, de Ferran Soldevilla. RAMON MUNTANER, Chronique, p. 507, chap. CCLXIII.

719Πασῶν δὴ λεγοµένην εἶναι καλλίστην τῶν εἰς ἐκεῖνον τὸν χρόνον κάλλει διενεγκουσῶν (on disait qu’elle était la plus belle de son temps les surpassant toutes par la beauté) ; LAONICI CHALCOCONDYLAE, Atheniensis historiarum libri decem, BEKKERI Immanuelis (éd.), Bonn, 1843, p. 207 ; ZAKYTHINOS., Despotat, p. 132.

720Διὰ τὸ εἶναι αὐτὴν καλλίστην – traduit en latin par propter eximiam suam venustatem (à cause de sa rare beauté) ; GEORGIUS SPHRANTZES, p. 154 ; en grec ancien et moderne, κάλλιστη signifie « très belle », « la plus belle ».

métropolite de Monemvasia, écrite au XVIe siècle721, elle souligne également la grâce et les charmes des très belles formes d’Anne Comnène Doukas (Agnès), qui devient l’épouse du prince Guillaume de Villehardouin722.

Les mots de la beauté féminine

Grec Français Catalan

-Καλλίστην / εὐµορφοτάτην (très belle) -Παράξενον (ravissante, extraordinaire) -Χαριτωµένην (gracieuse) -Τὰ κάλλη (les charmes) -Καλή (bonne) -Kάλλει (la beauté)

-Moult belle -Bella

-Pus bella creatura -La pus blanca -La pus rossa -La mellor color

À Byzance, la beauté physique des hommes et des femmes, et tout particulièrement celle louée au XIIe siècle par Anne Comnène dans son œuvre l’Alexiade, s’exprime notamment par les mots « kallos, kallonen et oreotis », par leur grâce (charis), ainsi que par l’émerveillement qui saisit les spectateurs (thambos)723. Aux siècles suivants, dans les textes grecs relatifs aux dames de Morée, les termes désignant les qualités esthétiques féminines évoquent toujours la beauté physique (καλλίστην, εὐµορφοτάτην, της τὰ ἔυµορφα), la grâce et le charme féminin (χαριτωµένη, τὰ κάλλη), mais également le caractère inhabituel, extraordinaire (παράξενον) de cette beauté. Toutefois, si, à deux reprises, l’adjectif καλή qualifie des dames, il semble moins désigner leur beauté que la marque d’affection qui leur est adressée724. Le vocabulaire usité pour dire la vénusté de quelques dames de Morée apparaît cependant plus diversifié en grec

721 Pour Antoine Bon, « la chronique universelle qui nous est parvenue sous le nom de Dorothée de Monemvasia est en réalité une compilation arrangée en 1570 par Manuel Malaxos, continuée jusqu’en 1579 par le métropolite Hierothéos de Monemvasia, puis jusqu’en 1595 et remaniée encore par un auteur resté anonyme qui a peut-être remplacé le nom de Hierothéos par celui de Dorothéos […]. Elle a été publiée pour la première fois en 1631 à Venise et a été souvent reproduite depuis ; le chapitre sur la conquête du Péloponnèse par les Francs a été en particulier donné par Buchon », BON, Morée, t. I, p. 18 n. 2.

722 Καὶ εἶχαν ἀδελφὴν εὐµορφοτάτην, καὶ χαριτωµένην ἀπὸ κεφαλὴν καὶ ὅλον τὸ κορµὶ (Ils avaient une soeur très belle, gracieuse de visage et de buste) / Χωρὶς νὰ στολισθῇ, ἦτον στολισµένη ἀπὸ τὰ κάλλη της τὰ ἔυµορφα, (sans qu’elle soit parée, qu’elle soit embellie par les charmes de ses belles formes) ; BUCHON, Chroniques étrangères, p. XXXV.

723 HATZAKI, Beauty, p. 8.

724 L’adjectif καλή est employé par la reine de France lorsqu’elle s’adresse à sa sœur la comtesse d’Anjou (Καλὴ ἀδελφή (Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 6034, 6062), ce que René Bouchet traduit par « ma chère sœur » ; BOUCHET, Chronique, p. 209), ainsi que par le prince de Morée, Guillaume de Villehardouin, quand il s’adresse à Marguerite, dame d’un tiers de la baronnie d’Akova (Καλή µου θυγατέρα (Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 7704). René Bouchet traduit l’expression par « ma chère fille » ; Ibid., p. 250).

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qu’en ancien français, où seul l’adjectif féminin « belle » est employé725, appuyé par le superlatif (« moult ») pour souligner le caractère supérieur du physique de la dame. En grec comme en français, les superlatifs participent à placer celles qu’ils désignent au-dessus de toutes les autres femmes. Ce procédé, nommé « la rhétorique de l’exceptionnel » par Marie-Pascale Halary, permet de mettre en évidence « le caractère incomparable et inédit » de la beauté de la femme726 et, dans le même temps, de souligner la supériorité de l’époux. Mais les termes traduisant la beauté, tels que « belle », « bella », καλή et al., « comportent des traits définitoires peu nombreux et peu précis »727. Comment se définit alors la beauté féminine en Morée ? Quels sont les critères esthétiques spécifiques du beau corps ?

L’atout de la jeunesse

L’un des traits caractéristiques de la beauté des dames de Morée est la jeunesse. Le chroniqueur Ramon Muntaner, lorsqu’il dresse le portrait d’Isabelle, fille de Marguerite de Villehardouin, rapporte qu’en raison de sa beauté, l’infant Ferrand de Majorque ne peut renoncer à l’épouser : quand il vit « la demoiselle», « il déclara au seigneur roi, que très décidément il voulait que cette jeune fille fût sa femme et nulle autre au monde »728. Outre le vocabulaire employé pour désigner le caractère nubile d’Isabelle (« la donzella »), l’âge de l’adolescente est mis en avant : « c’était bien la plus belle créature de quatorze ans que l’on pût jamais voir »729. Au Moyen Âge, la beauté féminine se rapporte avant tout au corps730. De ce fait, un corps jeune, par définition synonyme de fraîcheur, de vigueur et de vitalité, est plus attirant qu’un corps vieilli, ramolli et diminué de ses forces ! Comme dans la littérature occidentale des XIIe et XIIIe siècles, la beauté d’Isabelle est, au XIVe siècle, étroitement liée à la jeunesse ; il y a en effet « une association sinon une identification entre beauté et jeunesse : “la jovente est la beauté” »731. Lorsqu’elle n’est pas strictement énoncée, la jeunesse peut être sous-entendue ; c’est le cas des jeunes filles à marier dont la beauté est valorisée par les textes. La version française de la Chronique de Morée souligne en effet les attraits esthétiques d’une des filles du despote d’Épire, Nicéphore Ier Doukas, qui n’est pas encore épousée et que ce dernier

725 Pour Marie-Pascale Halary, l’adjectif « bel », issu du latin bellus désignant surtout les femmes et les enfants, « et ses dérivés dominent [aussi] très nettement le vocabulaire de la beauté » dans la littérature médiévale occidentale. HALARY, Beauté et Littérature, p. 31. Concernant l’occurrence de « beauté », elle désignerait non seulement « une femme particulièrement belle » mais apporterait aussi, davantage que le mot « belle », la notion de « perfection de l’apparence physique » ; GRISAY, LAVIS, DUBOIS-STASSE, Dénominations, p. 192-193.

726 HALARY, Beauté et Littérature, p. 56-57.

727 Ibid., p. 38.

728 RAMON MUNTANER, Chronique, p. 507, chap. CCLXIII.

729 Ibid., p. 507, chap. CCLXIII.

730 Au contraire, la beauté masculine est un « stéréotype qui renvoie moins à une qualité physique qu’à la noblesse de l’âme » ; LETT, Séduction et mariage, p. 343.

souhaite unir avec un des fils du roi Charles II d’Anjou, pour s’assurer la défense de son territoire face aux Grecs de l’empereur : « il avoit une autre fille, moult belle demoiselle »732. Les qualités physiques de l’adolescente sont donc implicitement liées à sa jeunesse et elles semblent constituer un atout de poids dans les conclusions masculines d’une alliance matrimoniale.

Attributs chromatiques et morphologie

Si la jeunesse participe à définir la beauté des dames de Morée, elle en demeure toutefois un trait général. Quels sont alors, plus précisément, les canons esthétiques de la composition du beau ? Dans la littérature occidentale, l’idéal de la beauté féminine se caractérise par une chevelure blonde, une peau blanche rehaussée de joues roses, un nez fin, des yeux clairs (gris ou bleus), de petits seins fermes ainsi que des doigts, des bras et des jambes fins et élancés733. En outre, « à la fin du XIVe siècle, la jeune fille doit être maigre (“gresle”) »734. À Byzance, les normes de beauté répondent aux mêmes exigences ; selon les critères esthétiques décrits par Anne Comnène au XIIe siècle, la femme idéale doit être en effet grande et « droite comme un cyprès »735, elle doit avoir une ossature robuste et des membres bien proportionnés, un teint blanc et rose, une peau rayonnante, des yeux brillants avec des sourcils arqués ainsi que des cheveux blonds ou roux736. Par leur nature, les sources de la Morée franque n’ont pas pour objet d’exposer les codes de la beauté féminine. C’est donc assez logiquement que les chroniqueurs ne s’attardent pas sur les détails esthétiques. Cependant, de tous les critères énoncés, il en est un qui est valorisé : il s’agit de l’attribut chromatique. Dans sa chronique, Ramon Muntaner insiste en effet sur la blancheur de la peau d’Isabelle, fille de Marguerite de Villehardouin, associée au rose : « la pus blanca e la pus rossa »737. Au Moyen Âge, comme dans la plupart des civilisations, le teint clair est un attribut essentiel de la beauté féminine738. Il symbolise la candeur, la pureté et la virginité de la jeune fille et constitue donc un signe de la jeunesse. Par ailleurs, il caractérise la femme noble car il contraste « avec la peau brunie par le soleil de la jeune paysanne »739. La peau blanche est, peut-être, d’autant plus louée en Morée, région particulièrement ensoleillée du fait de sa situation méditerranéenne, que le teint hâlé y est plus fréquent que la pâleur. Si la peau blanche est une preuve du statut virginal et

732 Livre de la conqueste, § 657.

733 LETT, Hommes et femmes, p. 38.

734 LETT, Séduction et mariage, p. 337.

735 Nous empruntons cette expression à LAIOU, Komnene ? , p. 11.

736 HATZAKI, Beauty, p. 8.

737 RAMON MUNTANER, Crònica, p. 433, chap. 263.

738 Voir BONNIOL Jean-Luc, « Beauté et couleur de la peau : variations, marques et métamorphoses », dans Communications, n° 60 « Beauté, laideur », 1995, p. 187.

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nobiliaire, le rose dont elle est assortie est aussi un « gage de bonne santé »740. Cette association chromatique, qualifiée de « la mellor color » par Ramon Muntaner741, est considérée par Robert Baudry comme « le canon esthétique de beauté féminine à l’époque »742. En effet, à Byzance, la blancheur de la peau rehaussée par une teinte rosée incarne l’idéal de la beauté à la fois féminine et masculine743, tandis qu’en Occident ces couleurs caractérisent, selon Marie-Pascale Halary, « une définition médiévale du beau : que l’on pense par exemple au symbole des Croisés, voire au costume des templiers »744. On observe par ces critères physiques, et notamment chromatiques, que la beauté des dames de Morée n’est pas seulement une notion abstraite745 ; elle se caractérise, au contraire, par des traits particuliers qui, rassemblés, définissent l’idéal esthétique en vigueur dans l’ensemble de l’Europe médiévale. En ce sens, les termes εὐµορφοτάτην (de très belle forme) et « la mellor color » sous-entendent que les dames ainsi désignées746 réunissent l’ensemble des canons de beauté de leur époque.

Héritage antique et privilège de l’aristocratie

En 2011, Marie-Françoise Bosquet et Chantal Meure s’interrogeaient sur les « points de vue qui peuvent faire varier les représentations du féminin selon que l'auteur de l'œuvre étudiée […] appartient à l'Orient ou à l'Occident »747. Dans le cas de la principauté de Morée, l’expression de la beauté féminine répond à la même conception du beau (jeunesse, jeu des couleurs, proportions du corps), qu’il s’agisse d’une source byzantine ou occidentale. Ces similarités trouvent leur origine dans l’Antiquité classique748. Déjà à l’honneur dans le choix des prénoms des dames de Morée au XIVe siècle, la référence à l’Antiquité et à la littérature troyenne définit également la beauté d’Anne Comnène Doukas, fille du despote d’Épire et épouse du prince Guillaume de Villehardouin. La chronique dite de Dorothée (métropolite de Monemvasia) indique en effet qu’Anne, renommée Agnès, est belle « comme une seconde

740 Ibid.

741 RAMON MUNTANER, Crònica, p. 433, chap. 263.

742 BAUDRY Robert, « Le sang des oies sur la neige de Chrétien de Troyes à Jean Giono », dans Bien dire et bien aprandre, Revue de Médiévistique, La description au Moyen Âge, Lille, n° 11, 1993, p. 26.

743 Les descriptions de bels hommes et de belles femmes mettent en évidence leur peau blanche et leurs joues roses. HATZAKI, Beauty, p. 8.

744 HALARY, Beauté et Littérature, p. 50.

745 Voir HATZAKI, Beauty, p. 10.

746 À savoir : Anne Comnène Doukas, épouse de Guillaume de Villehardouin et Isabelle, fille de Marguerite de Villehardouin.

747 Le féminin en Orient et en Occident, du Moyen Âge à nos jours : mythes et réalités. BOSQUET Marie-Françoise et MEURE Chantal (éd.), Saint-Étienne, 2011, p. 11.

748 Pour Umberto Eco, « c’est à l’Antiquité classique que le Moyen Âge a emprunté, pour une bonne part, sa problématique en matière d’esthétique » ; ECO Umberto, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, 1997, p. 15.

Hélène de Ménélas »749. Bien qu’il s’agisse d’un texte du XVIe siècle, donc postérieur d’environ trois siècles, il est possible que ce parallèle entre la princesse de Morée et Hélène, « symbole de la beauté de l’art antique »750, ait déjà existé au XIIIe siècle. Car la référence à l’Antiquité permet de rassembler autour d’un même héritage la beauté des Byzantines et des Latines, ce qu’incarne parfaitement la princesse de Morée puisqu’elle est à la fois d’origine grecque par sa naissance et franque par son mariage751.

Une autre caractéristique commune à la Morée franque, à Byzance et à l’Occident est celle de la beauté comme attribut de l’aristocratie. La plastique de la dame, comme celle du chevalier752, participe à définir son rang social et son prestige ; plus sa beauté est mise en avant, plus elle traduit son importance nobiliaire753. Comme dans la haute aristocratie byzantine, l’accent mis sur la beauté physique permet donc aux hauts personnages de se démarquer davantage et d’être perçus comme un groupe à part754. Selon Isabelle Ortega, la vénusté liée à la noblesse « représente en quelque sorte l’équivalent féminin du courage pour les chevaliers. La jeune fille par son physique et ses atours est un facteur de reconnaissance sociale pour son époux »755. Par conséquent, la beauté constitue un critère déterminant dans le choix de l’épouse. Lors de l’union d’Isabelle, fille de Marguerite de Villehardouin756, à Ferrand de Majorque, Ramon Muntaner expose comment la beauté conditionne l’alliance matrimoniale : « si cette jeune fille était telle qu’on le disait, le mariage serait agréé »757. Les plus hauts

749Καὶ εἶχαν ἀδελφὴν εὐµορφοτάτην, καὶ χαριτωµένην ἀπὸ κεφαλὴν καὶ ὅλον τὸ κορµὶ, ὡς δευτέραν Ἑλένην τοῦ Μενελάου (Ils avaient une sœur très belle, gracieuse de visage et de buste, comme une seconde Hélène de Ménélas) ; BUCHON, Chroniques étrangères, p. XXXV ; LONGNON, Français d’outre-mer, p. 222.

750 GULDENCRONE Diane de, L’Achaïe féodale. Étude sur le Moyen Âge en Grèce (1205-1456), Paris, 1886, p. 4.

751 Sa pierre tombale, retrouvée à Andravida, atteste de cette double appartenance ; elle mêle en effet inscriptions en français et motifs byzantins. Voir BON, Pierres inscrites, p. 96. Anne Philippidis-Braat fait également référence à cette dalle funéraire, mais ses renseignements proviennent essentiellement des travaux d’Antoine BON (voir FEISSEL Denis, PHILIPPIDIS-BRAAT Anne, « Inventaires en vue d’un recueil des inscriptions historiques de Byzance, III. Inscriptions du Péloponnèse (à l’exception de Mistra) », dans Travaux et Mémoires, t. 9, Paris, 1985, p. 317-318, n° 58 (267-395)).

752 La beauté n’est pas le privilège des femmes ; la Chronique de Morée évoque aussi la beauté masculine : « Et quant le despot vit monseigneur Jehan de Cephalonie son gendre, ad ce meisme que il estoit .j. des beaux chevaliers de Romanie, de corsage et de visage, bien parlans et bien sachans, si le rechupt cortoisement ». Livre de la conqueste, § 656.

753 Les références à la beauté féminine relevées dans les sources de la Morée franque concernent essentiellement des dames de l’aristocratie (filles et épouses de despotes grecs, princesse de Morée, nièces et petite-fille de princesse de Morée, fille de duc d’Athènes, etc.).

754 LAIOU, Komnene ? , p. 11.

755 ORTEGA, Lignages, p. 240.

756 Elle est également petite-fille et nièce des princesses de Morée, Agnès de Villehardouin et Isabelle de Villehardouin.

757 « Si la donzella era aital con ells deïen, que el matrimoni los plaïa ». Ramon Muntaner note ensuite que « quand ils eurent vu la demoiselle, […] il en était si ravi de plaisir qu’un jour lui paraissait une année, jusqu’à ce que l’affaire fût conclue. Si bien qu’il déclara au seigneur roi, que très décidément il voulait que cette jeune fille fût sa femme et nulle autre au monde » ; RAMON MUNTANER, Chronique, p. 507, chap. CCLXIII ; RAMON MUNTANER, Crònica, p. 433, chap. 263.

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membres de la hiérarchie sociale doivent pouvoir se réserver les plus belles femmes ; ce privilège participe à la promotion du jeune époux et de sa famille. Dans l’empire byzantin, déjà entre le VIIIe et le Xe siècle, des « concours de beauté » sont instaurés afin de permettre aux « jeunes empereurs […] promis au pouvoir par leur naissance » de choisir leurs épouses758. Beauté et aristocratie sont donc intimement liées ; l’esthétique féminine caractérise la position sociale autant qu’elle valorise.

La beauté nuancée

Pour le jeune homme, la beauté de la dame est un moyen de mettre en valeur son union. Au moment de l’alliance matrimoniale, elle représente aussi une promesse de fécondité et d’enfantement d’une progéniture robuste759. L’attrait esthétique féminin, mis en avant par les chroniqueurs masculins, doit cependant être soumis à la méfiance, car il n’est pas toujours un