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2 – L’identité des femmes définie par leurs liens adelphiques, avunculaires et de cousinage

« Sœur de »

Lorsqu’une femme n’est pas désignée par rapport à son père ou à son mari, elle l’est parfois en référence à sa parenté fraternelle. Dans les sources, la médiation des termes « suer », « sereur », « hermana », soror ou ἀδελφή sert à mettre en évidence la parenté d’une dame avec son frère. Cette logique de désignation est notamment adoptée lorsque le père est déjà mort. En effet, « dans la société médiévale, à cause de la faible espérance de vie, la coexistence entre frères et sœurs a des chances d’être plus fréquente que celle entre les enfants et les parents. Ces derniers tôt disparus, le lien adelphique est, avec le lien conjugal, le plus puissant qui unisse les individus au Moyen Âge »509. En ce sens, dans un acte de 1308, Jeanne de Brienne est désignée « sœur du duc d’Athènes », Gautier V de Brienne, alors qu’elle est âgée d’environ seize ans 510. Son père, Hugues de Brienne, étant mort en 1296511, soit environ quatre ans après sa naissance, la relation fraternelle se substitue au lien paternel. Gautier V de Brienne, ce frère que l’on qualifierait aujourd’hui de demi-frère, est issu du précédent mariage d’Hugues de Brienne avec Isabelle de La Roche en 1277. Probablement né vers le début des années 1280, il est âgé d’une quinzaine d’années lorsque son père meurt. En tant qu’aîné de la fratrie, il prend donc la place du père dans la désignation féminine.

La référence adelphique peut également être employée dans le but de rattacher l’identité d’une femme à une personnalité masculine éminente de la famille et haut placée dans la hiérarchie féodale. Une dame peut ainsi être désignée par sa parenté fraternelle avec un seigneur important, telle Agnès par rapport à son frère Érard II d’Aulnay512, ou avec un duc

508 Nous empruntons cette expression à SANTINELLI, Veuves, p. 253.

509 ALEXANDRE-BIDON, LETT, Enfants, p. 118. Notons par ailleurs que l’adjectif « adelphique » provient du grec adelphos (ἀδελφός, ὁ) qui signifie « frère ».

510 Le texte note : sororem ducis Athenarum ; RUBIO I LLUCH, Diplomatari, p. 54 ; THIRIET, Délibérations, t. I, p. 118 n° 150.

511 Hugues de Brienne meurt le 9 août 1296. BON, Morée, t. I, p. 701.

512 À titre d’exemple, Agnès d’Aulnay est nommée dans la version française de la Chronique de Morée par rapport à son frère : elle est la sœur d’Érard II, héritier de la seigneurie d’Arcadia qui, bien que mort sans postérité avant 1338, aurait été un personnage apprécié et renommé. Selon le manuscrit P de la chronique grecque de Morée, « c’est à l’époque du seigneur d’Arcadia dont je vous parle que les orphelins s’enrichirent, que les veuves menèrent joyeuses vie et que mêmes les pauvres gagnèrent de l’argent. Vous vous rappelez tous quel bon seigneur il fut ». Livre de la conqueste, § 585 ; Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 8470-8473, trad. BOUCHET, Chronique, p. 269.

d’Athènes, telle Jeanne par rapport à son frère Gautier de Brienne qui obtient le titre en 1308513. Ces désignations adelphiques peuvent aussi permettre d’affirmer le pouvoir d’une femme et de faire reconnaître son droit de succession à un patrimoine514. Enfin, dans le cadre d’arrangements politiques, l’identité d’une femme a plus de poids si elle est déterminée par rapport à un important personnage aux responsabilités reconnues. Ainsi, c’est parce qu’elle est « la suer dou grant connestable, monseignor Jean Chauderon » que la fille de Geoffroy Chauderon, dont le nom est inconnu, est envoyée en 1262 en otage à Constantinople en échange de la libération du prince Guillaume de Villehardouin515. Lors de cet épisode, son père est encore en vie puisque, selon Antoine Bon, il ne meurt que peu après 1278516. Dans ce cas, la désignation de cette femme par sa parenté adelphique plutôt que paternelle est délibérée. Elle résulte certainement de la renommée dont jouit Jean Chauderon, à la fin du XIIIe siècle, au commencement de la rédaction de l’original de la Chronique de Morée. Car bien qu’il n’ait reçu le titre de connétable qu’à la mort de son père en 1278 – soit près de seize ans après l’envoi en otage de sa sœur –, c’est en référence à lui et à sa charge, et non par rapport à son père, que cette dernière est désignée.

De la même façon qu’elle est nommée par la chancellerie angevine de Naples « fille de » Charles Ier d’Anjou, Isabelle de Villehardouin est également présentée comme la « sœur de » Charles II, devenu roi de Naples en 1285. Ainsi, par exemple, dans un acte de 1290 mandant à Isabelle et à son second époux, Florent de Hainaut, de rendre hommage au roi pour les terres qu’ils tiennent dans la principauté, le souverain énonce l’identité de la princesse en ces termes : illustri muliere Ysabelle principisse Achaye sorori nostre carissime517. Le roi la désigne comme sa « chère sœur », là où nous emploierions l’expression belle-sœur, puisque Philippe d’Anjou, son premier époux, et Charles II étaient frères. Cette désignation de la princesse par sa parenté avec le roi traduit l’affinité, l’affection et la considération que se prêtent ces deux parents par

513 BON, Morée, t. I, p. 149.

514 La sœur de Gautier de Rosières, dont le nom reste inconnu, donne naissance à une fille : Marguerite de Nully. À son sujet, la Chronique de Morée indique que « sa mere fu suer charnel de cellui monseignor Gautier de Rosieres et madame Margerite estoit sa niece ». Les deux femmes, mère et fille, sont ainsi désignées par rapport au baron de Passavant dont Marguerite devient l’héritière. Livre de la conqueste, § 503.

515 Ibid., § 328, 502. Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 7309 (τοῦ Τζαδεροῦ τὴν ἀδελφήν, τοῦ µέγα κοντοσταύλου). La version aragonaise de la Chronique de Morée donne le nom de Jean à la place de Geoffroy, indiquant ainsi avec erreur que l’otage est la fille de Jean Chauderon et non sa sœur : « De que enviaron por ostages la filla de micer Johan de Passava, grant merechal de la Morea, & la filla de micer Johan de Jadron, grant conestable de la Morea, & otros fillos & fillas de barones & de cavalleros » ; Libro de los fechos, § 305. BON, Morée, t. I., p. 125.

516 BON, Morée, t. I., p. 127, 701.

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alliance518. Pour Laurent Macé, « dire “mon frère”, ou “ma sœur”, témoigne d’un signe de profonde amitié entre deux êtres, sentiment peu éloigné du registre affectif »519. Cette proximité peut s’expliquer par le faible écart d’âge entre la princesse et le souverain520. Lorsqu’elle est envoyée à la cour de Naples en mai 1271 pour y épouser Philippe d’Anjou521, Isabelle a environ douze ans, tandis que Charles II est âgé de dix-sept ans. Il est alors possible qu’« une grande connivence fraternelle » se soit installée entre eux et leur ait permis d’entretenir d’étroites relations pendant plusieurs années522, notamment parce qu’Isabelle demeure à la cour de Naples jusqu’en 1289, soit pendant dix-huit années. Cependant, en 1304, la princesse est-elle encore désignée de cette façon par le roi lorsqu’il la déchoit de ses droits sur la principauté de Morée ? Si aucun document des archives angevines de Naples reconstituées à ce jour par Riccardo Filangieri et al. ne contient de mention d’Isabelle de Villehardouin après 1304523, un acte conservé aux Archives d’État à Mons apporte des éléments de réponse à cette interrogation. Il s’agit d’un vidimus d’un acte passé le 26 février 1301 à Rome par lequel le roi Charles II accorde son consentement au mariage de Philippe de Savoie et d’Isabelle de Villehardouin. La princesse, âgée de 42 ans, n’y est plus désignée par l’expression affectueuse employée quelques années auparavant. Le lien adelphique a même complètement disparu. Isabelle est seulement présentée par son nom et son titre : nobilem mulierem Ysabellam principissam Achaye524. Pourquoi sa désignation par la cour angevine n’est-elle alors plus complétée par ce lien fraternel ? Avant le 26 février 1301 et l’autorisation donnée à Isabelle de se remarier, les relations entre le roi et cette dernière s’étaient déjà détériorées. En effet, en 1300, Isabelle se rendit au jubilé à Rome où elle rencontra Philippe de Savoie. Celui-ci attiré par la perspective d’un mariage princier, prit donc l’initiative de son union avec la princesse. Mais cette alliance déplut tout de suite au roi de Naples qui n’avait pas été consulté. En réaction, Charles II décida donc de s’y opposer et, le 6 février 1301, il fit publier une

518 Pour Kenneth Setton aussi, l’expression soror nostra carissima employée plusieurs fois dans les sources pour nommer Isabelle de Villehardouin montre qu’elle devait être très appréciée de Charles II d’Anjou, son beau-frère. SETTON, Papacy, p. 436.

519 MACÉ Laurent, « Les frères au sein du lignage : la logique du lien adelphique chez les seigneurs de Montpellier (XIIe siècle) », dans Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval. Actes du colloque de Limoges 21 et 22 septembre 2006, CASSAGNES-BROUQUET Sophie, YVERNAULT Martine (éd.), Turnhout, 2007, p. 135.

520 Charles II, deuxième fils de Charles I et de Béatrice de Provence, est né le 18 novembre 1253, soit environ six années avant la naissance d’Isabelle de Villehardouin. KIESEWETTER Andreas, Die Anfänge der Regierung König Karls II. von Anjou (1278-1295). Das Königreich Neapel, die Grafschaft Provence und der Mittelmeerraum zu Ausgang des 13. Jahrhunderts, Husum, 1999, p. 26.

521 LONGNON, Empire, p. 240.

522 Au sujet des relations entre frères et sœurs, voir ALEXANDRE-BIDON, LETT, Enfants, p. 118-121.

523 Parmi les cinquante volumes de registres angevins reconstitués, un seul concerne les événements du début du

XIVe siècle. Il s’agit du tome XXXI relatif aux années 1306-1307, mais il ne contient aucun document faisant référence à Isabelle de Villehardouin. Voir I Registri della cancelleria, t. XXXI.

protestation dans laquelle il avertit Isabelle que si elle acceptait cette union, elle s’exposait à être déchue de ses droits sur la principauté525. Revenu sur sa décision, il accorda finalement le droit de se remarier à la princesse, mais comme en atteste la désignation de la princesse dans l’acte du 26 février, les relations entre les deux parents par alliance s’étaient dégradées. Le 9 octobre 1304, le roi Charles II d’Anjou revient d’ailleurs définitivement sur le consentement qu’il avait accordé au mariage d’Isabelle de Villehardouin et de Philippe de Savoie et déclare déchue de ses droits la princesse de Morée526.

Cette utilisation du terme « sœur » pour signifier un lien adelphique par alliance n’est pas spécifique à la cour de Naples. À la suite de son second mariage avec Florent de Hainaut, Isabelle est en effet également désignée de cette façon par son beau-frère ; dans un acte de 1292, Jean d’Avesnes, comte de Hainaut, règle la tutelle et l’administration des biens des héritiers de son frère, Florent de Hainaut, et de sa « chiere sereur me dame Ysabial, se femme », au cas où ces derniers viendraient à mourir527. Que ce soit en Europe méridionale ou septentrionale, la désignation de la princesse par l’expression « chère sœur » révèle la place privilégiée qu’elle occupe aux côtés du roi de Naples et du comte de Hainaut, ainsi que plus largement au sein des groupes familiaux auxquels elle appartient par ses alliances matrimoniales. Toutefois, les relations adelphiques ne sont pas toujours idylliques et se transforment parfois en affrontement, comme le prouvent les décisions royales prises au début du XIVe siècle à l’encontre de la princesse de Morée.

« Nièce de » et « cousine de »

Les liens entre frères et sœurs permettent aussi parfois aux oncles et tantes de devenir des « personnages de tout premier plan auprès des enfants »528. Comme nous l’avons montré, il existe à la fin du XIIIe siècle une affection particulière entre Isabelle de Villehardouin et son beau-frère Jean d’Avesnes. C’est donc probablement en raison de cette entente que, à la mort de son frère, le comte obtient le baillage – c’est-à-dire la tutelle – des terres, situées en Hainaut et en Hollande, qui reviennent à la jeune Mahaut de Hainaut. À ce titre, Jean d’Avesnes rappelle en 1302 qu’il est tenu de verser chaque année la somme de 2.000 livres tournois « tant et si longuement com le baillaige de Mahaut, no chiere nieche, duchesse d’Atheinnes, leur chiere et amee fille, leur durera »529. La désignation de Mahaut par rapport à son oncle, c’est-à-dire par sa parenté avunculaire, témoigne de la relation privilégiée de la jeune fille avec le

525 Livre de la conqueste, p. 335, n. 2 ; BON, Morée, t. I, p. 173.

526 LONGNON, Empire, p. 288.

527 AEM.08.001 n° 204. Annexe XII, document 1.

528 ALEXANDRE-BIDON, LETT, Enfants, p. 121.

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comte de Hainaut et de Hollande. De même, l’emploi de l’adjectif « chère » atteste l’affection que ce dernier lui porte. De la même façon, la Chronique de Morée désigne Marguerite de Nully par rapport à son oncle Gautier de Rosières : « madame Margerite estoit sa niece ». Cette désignation avunculaire trouve son origine dans les liens du sang qui unissent sa mère et le frère de celle-ci : « sa mere fu suer charnel de cellui monseignor Gautier de Rosieres »530. Dans ce cas, il est possible qu’il y ait eu un lien de parenté privilégié entre la nièce et son oncle et que cette préférence ait fait naître chez Marguerite de Nully une puissante volonté de défendre son patrimoine avunculaire531.

Enfin, de ces relations adelphiques et avunculaires découlent parfois des relations privilégiées entre cousins. Mahaut de Hainaut est ainsi désignée dans un acte de 1309 par rapport à son cousin Guillaume Ier, comte de Hainaut et de Hollande, (« no chiere et amee cousine »532) en raison des liens qu’elles possédaient avec son oncle et, plus avant, des liens qui existaient entre sa mère et son oncle. Marguerite de Cors est également présentée comme une cousine du baron d’Akova533, Gautier de Rosières, dont elle aurait reçu en inféodation le fief de Lisaréa qui faisait partie de sa baronnie534.

3 – Être désignée par rapport à une femme : une particularité moréote ?