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3 – Être désignée par rapport à une femme : une particularité moréote ? Si, comme en Occident et à Byzance, les désignations des dames de la Morée franque se

font le plus souvent par rapport à un référent masculin, qu’il s’agisse d’un père, d’un époux, d’un frère, d’un oncle ou d’un cousin, certaines mentions montrent qu’une femme peut aussi être désignée par rapport à un homme et une femme, ou simplement par rapport à une autre femme.

Mahaut de Hainaut n’est pas seulement désignée par ses liens de parenté masculine ; elle l’est aussi par sa parenté maternelle. En effet, on trouve mention dans la version française de la Chronique de Morée d’une désignation de Mahaut par son lien avec ses deux parents, père et mère : « madame Mehaulte, la fille du prince Florant et de madame Ysabeau, la princesse d’Achaÿe »535. Cette double désignation mixte, présentant la famille nucléaire de la jeune

530 Livre de la conqueste, § 503.

531 Pour Antoine Bon, « il n’est fait à aucun moment allusion aux terres qu’elle aurait dû hériter de son père ; par contre elle réclama avec énergie l’héritage de son oncle Gautier de Rosières, baron d’Akova ou Mategriffon, qui avait dû mourir en 1273 ou au début de 1274 » ; BON, Morée, t. I, p. 145.

532 AEM.08.001 n° 425. Annexe XII, document 11.

533 La version grecque de la Chronique de Morée indique : « dame Marguerite, qui était la cousine du seigneur d’Acova » (τὴν ντάµα Μαργαρίταν, ὅπου ἦτον ἐξαδέλφισσα τοῦ ἀφέντη τῆς Ἀκόβου) ; Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 8456-8457, trad. BOUCHET, Chronique, p. 269.

534 BON, Morée, t. I, p. 162.

Mahaut, sert à mettre en évidence son ascendance princière par sa filiation maternelle. Florent de Hainaut n’accède en effet au titre de prince d’Achaïe que parce qu’il épouse l’héritière de la principauté, Isabelle de Villehardouin.

Une femme désignée par rapport à une femme

Si l’identification des femmes par référence à la parenté masculine – c’est-à-dire par la parenté agnatique – est la plus fréquente, on trouve parfois des femmes désignées par leur parenté féminine (mère ou sœur). La version française de la Chronique de Morée ainsi qu’un acte de 1296 présente Marguerite de Villehardouin comme « la dame de Mathegriphon, la suer de la princesse Isabeaux »536 ou Margarita, sorore ipsius537. C’est en référence au pouvoir et à la renommée de la princesse de Morée que Marguerite de Villehardouin est ici désignée. Cette dernière aurait pu être désignée par son lien paternel plutôt qu’adelphique puisqu’elle est la fille cadette du prince Guillaume de Villehardouin. Mais au moment de la rédaction de l’original commun de la Chronique de Morée (vers la fin du XIIIe siècle-début du XIVe siècle) ou de l’acte de 1296, Isabelle de Villehardouin, figure contemporaine de cette époque, représente le pouvoir princier tandis que son père est mort depuis 1278. Cette désignation marque ainsi l’existence d’une relation familiale et féodo-vassalique de femme à femme. En outre, il s’agit moins pour le chroniqueur de placer la femme sous la dépendance d’un plus puissant (homme ou femme) que de mettre en exergue sa proximité avec le pouvoir princier (masculin ou féminin).

Un homme désigné par rapport à une femme

Être désigné en référence à une femme est aussi possible pour les personnages masculins. Dans la version aragonaise de la Chronique de Morée, Charles, un des trois fils de Jean d’Anjou, comte de Gravina et prince de Morée au début du XIVe siècle, est désigné comme « Charles, mari de Marie, sœur de la reine Jeanne de Naples »538. Cet homme, connu comme duc de Duras, est donc identifié par le lien qui l’unit à son épouse qui, elle-même, se caractérise par ses liens adelphiques avec la reine de Naples. Notons que, lorsque Charles meurt, Jeanne de Naples n’a environ que vingt-deux ans et n’est reine que depuis six ans. Autrement dit, l’auteur de la chronique aragonaise, qui rédige son œuvre dans la seconde moitié du XIVe siècle539, désigne ledit Charles en référence à une personnalité contemporaine de sa propre période et non contemporaine de celle du duc. Un autre exemple est celui du duc

536 Ibid., § 955, 1000.

537 PERRAT, LONGNON, Actes, p. 166 n° 193.

538 « Micer Carlo, marido de Maria, hermana de la reyna Johana de Napol » ; Libro de los fechos, § 638.

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d’Athènes, Guy II de La Roche, dont la Chronique de Morée marque la proximité avec sa belle-mère, la princesse Isabelle de Villehardouin : « Et puis que li dux ot espousée madame Mahaulte sa femme, si demora avec la princesse Ysabeau sa souegresse »540. Dans ce cas, Guy II n’est certes pas désigné comme le beau-fils d’Isabelle, mais ses liens affins avec la princesse de Morée sont clairement exprimés. Hommes et femmes semblent donc indifféremment désignés par une parenté féminine ou masculine, autrement dit par une parenté cognatique, dans la mesure où celle-ci souligne un lien, consanguin ou affin, avec un personnage haut placé dans la hiérarchie aristocratique, qu’il s’agisse là encore d’un homme ou d’une femme. L’importance d’être placé au plus près du pouvoir féodal se lit à travers le système de désignation. Hommes et femmes, lorsqu’ils ne sont pas désignés par leur filiation paternelle ou par un lien conjugal, sont définis par rapport à une figure prééminente et prestigieuse, telle une princesse ou une reine. Dans un acte angevin de 1294, Florent de Hainaut est désigné comme l’époux d’Isabelle de Villehardouin (viro suo)541. Il s’agit d’un document relatif à l’hommage vassalique du duc et de la duchesse d’Athènes au pouvoir princier de Morée, qu’Isabelle de Villehardouin détient de son héritage paternel tandis que Florent de Hainaut n’en jouit que par son alliance matrimoniale. Dans ce cas, Florent de Hainaut est placé dans l’ombre de son épouse, princesse de Morée. Quoique peu fréquents542, ces deux cas attestent qu’un homme peut aussi être défini par une parenté féminine, et notamment conjugale, lorsque la femme appartient à un milieu social plus élevé que celui de l’époux ou suscite l’admiration par son titre : reine, princesse. Ce type de désignation participe à le mettre en valeur et le rattache à un lignage prestigieux.

En Morée, comme à Byzance ou en Occident, la désignation par la parenté consanguine ou affine (fille de, épouse de, sœur de, nièce de, cousine de) – c’est-à-dire par la parentèle543 – permet à la femme d’être intégrée, le plus souvent par le biais d’un référent masculin, à un « réseau » ou « groupement familial » ; il ne s’agit alors plus seulement de généalogies mais

540 Livre de la conqueste, § 840.

541 Le texte latin donne : egregie mulieri Ysabelle, principisse principatus eiusdem, dilecte sorori nostre, et nobili viro Florencio de Haynonia, regni nostri Sicilie comestabulo, viro suo ; I Registri della cancelleria, t. XLVII, p. 196-197 n° 552.

542 Pour Didier Lett, « les hommes […] ne sont jamais “mari de” et la médiation de filius, exceptionnelle, signale plutôt la jeunesse » ; LETT, Hommes et femmes, p. 58. Si contrairement à cette affirmation, notre démonstration révèle l’existence de désignations masculines par rapport à une épouse, il est également possible de s’interroger sur la présentation d’homme par rapport à leur mère. En effet, dans un acte de 1361, la filiation maternelle de Jean d’Enghien est mise en avant pour justifier l’hommage qu’il doit rendre pour les terres dont il a héritées de sa défunte mère, Isabelle de Brienne. À cette occasion, la dame est désignée : domine Ysabelle de Brena domine de Enghuio ducisse Athenarum et comitisse Brene reverende matris sue. La parenté maternelle de Jean d’Enghien n’est pas directement indiquée par la médiation du terme filius, mais elle est présente à travers le nom mater qui désigne Isabelle de Brienne par rapport à son fils héritier. ADN.B.500 (8644).

543 Il s’agit de l’« ensemble des individus avec lesquels Ego se reconnaît une parenté » ; ORTEGA, Lignages, p. 691.

également d’alliances544. Toutes ces désignations de femmes sont alors des indicateurs de leur position au sein d’un réseau familial et plus largement dans la société médiévale de Morée545. Si le mode de désignation des femmes est fortement sexué – elles sont le plus souvent présentées par rapport aux hommes –, c’est en partie dû à la possession majoritairement masculine des titres, des charges et des biens territoriaux. Mais dès lors qu’une femme détient un pouvoir et une position prestigieuse, à l’image de la princesse de Morée Isabelle de Villehardouin, les sources démontrent qu’elle peut, à son tour, servir de référent féminin pour désigner les hommes et les femmes de sa parenté. Par conséquent, l’identité féminine n’est pas systématiquement placée sous dépendance masculine et, si l’identité des dames de la Morée franque est principalement définie par la parenté agnatique, elle peut également l’être par la parenté cognatique546. Outre sa place dans la famille, la désignation complémentaire permet aussi de définir une femme par sa position au sein de la hiérarchie sociale547.