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1 – Un sexe faible et inférieur

Si les femmes ne sont évoquées qu’épisodiquement dans les sources, « par hasard » pourrait-on presque dire, leur représentation sert en réalité, en tant qu’objet de comparaison, à mettre en valeur la force physique ou morale des hommes. À plusieurs reprises, l’infériorité des femmes, est ainsi exprimée dans les sources narratives alors qu’elles ne sont pas sujets de l’action principale. S’il est entendu que leur faiblesse est liée à leur nature, ni le terme de « faiblesse », ni des qualificatifs exprimant la faiblesse du sexe féminin, ne figurent toutefois dans les textes842. Aucune mention de « faiblesse naturelle » (ἡ φυσικὴ ἀσθένεια) ou encore de femme légère d’esprit – insouciante (κοῦφος), instable (εὐρίπιστος), stupide (ἀνόητος) ou sans

841 Au premier siècle av. J.-C., Cicéron définit la « beauté morale » par l’honestum. Cette-ci se compose « de 4 “vertus” : scientia, le discernement du vrai, la prudence et la sagesse ; beneficentia ou liberalitas, l’idéal de justice qui pousse à rendre à chacun son dû et à respecter les contrats, pour sauvegarder les liens sociaux ; fortitudo, la force, la grandeur d’âme, qui inspire le mépris des choses humaines ; et temperantia ou modestia, qui consiste “à accomplir toute action et prononcer toute parole avec ordre et mesure” ». SCHMITT Jean-Claude, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990, p. 38-39.

842 Selon Joëlle Beaucamp, dans les textes latins, trois termes « servent à désigner cette faiblesse de nature : infirmitas, imbecillitas et fragilitas », BEAUCAMP, Discours et normes, p. 201.

raison (ἄλογος) n’est mentionnée contrairement aux textes protobyzantins843. Seules sont évoquées les fonctions que les femmes ne peuvent exercer du fait de leur faiblesse ou les réactions masculines que génère leur vulnérabilité. Parfois même, la faiblesse des femmes est montrée à travers leur crédulité et leur excessivité émotionnelle, autrement dit par leur manque de discernement et de contrôle de soi844. Ainsi, si la faiblesse féminine n’est pas textuellement exprimée, elle apparaît distinctement dans les textes et peut être classifiée en trois types : faiblesse physique, faiblesse morale et faiblesse juridique.

Faiblesse physique : inaptes au combat

Au Moyen Âge, il est communément admis que les femmes, par leur faiblesse physique et leur inexpérience au combat, ne peuvent participer aux expéditions militaires au risque de nuire à la progression ou au succès de l’armée. Ainsi les femmes sont exclues des batailles et des croisades ; la guerre reste un privilège essentiellement masculin845. Pour cette raison, la première moitié de la Chronique de Morée, essentiellement consacrée à la conquête du Péloponnèse par les Francs, ne comporte que très peu de mentions de femmes ; celles-ci n’ont, selon les sources, aucun rôle en Morée parmi les combattants846. Conformément à la doctrine chrétienne, cette impossibilité pour les femmes de combattre, en considération de leur faiblesse et de leur infériorité, se retrouve également au sein de la population byzantine. En effet, d’après la version française de la Chronique de Morée, lorsque les chevaliers francs assiègent la forteresse de Corinthe dans le Péloponnèse, Léon Sgouros, le seigneur des lieux,

843 BEAUCAMP, Discours et normes, p. 216.

844 Il nous semble que ces éléments peuvent être rapprochés de « l’idée de déficience intellectuelle, d’absence de fermeté dans le jugement » développée par Joëlle Beaucamp et qualifié « d’insuffisance féminine » ; Ibid., p. 206.

845 Lors de la première croisade, Urbain II appelait les femmes à s’abstenir de participer à la croisade en raison de leur incapacité à manier les armes (HEMPTINNE Thérèse de, « Les épouses des croisés et pèlerins flamands aux

XIe et XIIe siècles : L’exemple des comtesses de Flandre Clémence et Sybille », dans Autour de la Première croisade. Actes du Colloque de la Society for the Study of the Crusades and the Latin East (Clermont-Ferrand, 22-25 juin 1995), BALARD Michel (dir.), Paris, 1996, p 85). Puis dans la seconde moitié du XIIe siècle, dans son Art militaire et triple chemin du pèlerinage à Jérusalem (De re militari et Triplici via peregrinationis Jerosolimitane), Raoul Le Noir, chroniqueur et théologien, recommandait aux femmes de rester à la maison « plutôt que de lester le pèlerinage commun ou de le mettre en danger » ; ces écrits reflètent alors la volonté de réserver « l’expédition aux princes barons, et chevaliers, professionnels de la guerre » (AURELL Martin, Des chrétiens contre les croisades, XIIe-XIIIe siècle, Paris, 2013, p. 149-150). Ces exemples occidentaux illustrent bien l’éviction du champ de bataille ou de toute activité guerrière des dames de la noblesse médiévale. Ainsi, comme l’écrit Didier Lett, « il est théoriquement inconcevable qu’une femme puisse porter les armes et faire la guerre » (LETT, Hommes et femmes, p. 140).

846 Dans le cas des croisades en Orient latin, au contraire des chroniqueurs chrétiens, les sources musulmanes mettent en évidence un important niveau de participation des femmes, qu’elles accompagnent un époux, un fils, un père ou un frère, ou qu’elles se joignent au mouvement sans lien masculin spécifique (lavandières, prostituées). En fonction de leur statut, les femmes participent aux négociations diplomatiques, remontent le moral des troupes, leurs portent assistance ou combattent à leurs côtés. Ces éléments mis en lumière par Keren Caspi-Reisfeld invitent à s’interroger sur une participation féminine « invisible » (car non rapportée par les sources) lors de la conquête de Morée. D’autant que, comme le souligne Sabine Geldsetzer, au début du XIIIe siècle, le pape Innocent III autorise les femmes mariées à accompagner leurs maris à la croisade à condition que ces derniers y consentent. CASPI-REISFELD, Women Warriors; GELDSETZER Sabine, Frauen auf Kreuzzügen, 1096-1291, Darmstadt, 2003, p. 39.

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fait rassembler et mettre en sécurité la gent féminine dans le donjon castral, tandis que les hommes en armes demeurent à ses côtés pour monter la défense :

« uns vaillans homs grex qui estoit appellez Sguro et estoit seignor de Corinte, d’Argues et de Naples, et quand il sot la venue dou Champenois, si fist recuillir sus au chastel toutes les femes et la menue gent, et tout lor avoir ; et la gent d’armes retint avec lui pour deffendre la cité »847

Pour la version grecque de la Chronique de Morée, il n’est pas seulement question des femmes et de la « menue gent », mais également des femmes et des enfants (γυναῖκες καὶ παιδία)848. Le vers 1470 les place au sein d’un même ensemble métrique, tandis que le « menu peuple sans armes » (τὸν λίον λαὸν ὅπου ἅρµατα ἐβαστοῦσαν) est évoqué au vers suivant. Le chroniqueur grec distingue la faiblesse propre à l’âge ou au sexe de celle liée à la condition sociale. Ce rapprochement des femmes avec la fragilité infantile souligne leur faiblesse et la nécessité de les tenir à l’écart ; l’assaut de la forteresse de Corinthe s’apparente alors à un affrontement entre masculinités occidentale et byzantine849. Par cette image, les vertus masculines sont réaffirmées : à Byzance comme en Occident, le chevalier ou l’archonte grec850

se définit par son courage (il attaque les plus forts et défend les plus faibles) et sa force physique (nécessaire au maniement des armes et au combat)851.

La Chronique de Morée souligne également la relation qui existe entre une position d’infériorité militaire et la faible résistance que peuvent opposer les femmes et les enfants. Des combattants cernés ou désarmés sont aussi faibles que des femmes sur un champ de bataille. C’est ce que rapporte le récit grec de la bataille de Saint-Nicolas-de-Mesiscli opposant les

847 Livre de la conqueste, § 96.

848Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 1463-1474 (BOUCHET, Chronique, p. 89).

849 Le terme de masculinité peut être défini par l’ensemble des qualités et des comportements attendus chez un homme, mais pas seulement. Si, pour Pierre Bourdieu, la masculinité se construit en opposition à la féminité, à Byzance, la féminité ne détermine pas seulement les femmes. En effet, comme l’expose Charalambos Messis, la masculinité byzantine va au-delà d’une simple construction bipolaire opposant l’homme à la femme. Face à cette masculinité, « il existe un non-homme, une féminité à degrés variés et variables, susceptibles d’incorporer les femmes, les enfants, les hommes passifs et efféminés ». C’est en ce sens, que nous employons ici le terme « masculinité », introduisant les hommes aptes au combat, par opposition à tous ceux qui ne le sont pas. Voir MESSIS, Byzance, t. I, p. 141 ; BOURDIEU Pierre, La domination masculine, Paris, 1998, p. 36.

850 En Morée, les archontes s’apparentent à de riches propriétaires fonciers qui jouissent d’un ascendant social important et influent sur une ville ou une vaste région. Au début du XIIIe siècle, les chevaliers francs trouvent dans ces chefs de familles l’équivalent des seigneurs féodaux. Tandis que la majeure partie de la population indigène de Morée appartient à la classe des vilains, les archontes sont des hommes libres assimilés à la noblesse franque et intégrés dans la hiérarchie féodale de la principauté de Morée. Voir BON, Péloponnèse byzantin, p. 125-126 ; JACOBY, Archontes, p. 466-468.

troupes grecques de Cantacuzène à celles des Francs852. Alors que l’armée byzantine vient de perdre son chef et que les trompettes sonnent la retraite, le prince de Morée s’apprête à poursuivre les Grecs. Mais ses hommes l’en dissuadent en lui disant que si les Byzantins :

« faisaient volte face et encerclaient leur cavalerie avec leurs archers, ils abattraient aisément leurs chevaux, qu'une fois les chevaux morts et les cavaliers à terre, ils les vaincraient comme s'ils s'agissait de femmes et d'enfants, et que le prince perdrait d'abord la vie, ensuite son pays, et son armée »853.

Se trouver en position d’infériorité tactique et militaire rappelle la faiblesse des femmes, inaptes au combat, qui mène à la défaite et assure à l’ennemi une victoire facile. Dans de telles circonstances, le retrait est donc plus raisonnable. De nouveau, la faiblesse physique des femmes est rappelée, moins pour souligner la division sexuelle des rôles (les femmes n’ont pas leur place au sein de l’armée)854, que pour mettre en évidence la force physique et la stratégie des chevaliers, leur courage et leur persévérance dans l’effort. L’emploi de ces stéréotypes sert avant tout à mettre en valeur la supériorité des chevaliers occidentaux, non seulement sur le sexe féminin mais également sur les Grecs qu’ils combattent.

Faiblesse morale : lâches, crédules et émotives

Outre leur faiblesse physique, les femmes sont affublées d’une faiblesse mentale. Du point de vue militaire, bien qu’absentes du champ de bataille, il n’est pas rare qu’elles soient évoquées en matière d’abandon ou de retraite. En effet, à deux reprises, la version grecque de la Chronique de Morée associe la fuite au comportement féminin. Dans le premier cas, le prince

852 Selon Antoine Bon, vers la fin de 1262, Guillaume de Villehardouin fait un voyage en Laconie. Les Grecs de Mistra, se sentant menacés, font alors appel à Michel VIII qui, en 1263, organise une expédition militaire commandée par son frère, le sébastocrator Constantin. L’intervention se solde par un échec. L’année suivante, le sébastocrator rassemble de nouveau des troupes. C’est alors que, près de la chapelle Saint-Nicolas à Mesikli, face à l’armée du prince d’Achaïe, le commandant des troupes grecques en Morée, Michel Cantacuzène, s’avançant en reconnaissance au-devant de l’armée franque, chute et se fait tuer par les Francs. BON, Morée, t. I, p. 129-131 ; NICOL Donald M, The Byzantine Family of Kantakouzenos (Cantacuzenus) ca. 1100-1460. A Genealogical and Prosopographical Study, Washington D. C., 1968, p. 11-14, n° 12.

853Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 5086-5092, trad. BOUCHET, Chronique, p. 184. Si la chronique française fait état de la même méfiance (« si fu conseilliés de soi tenir en pais sans combatre ne chassier celle gent, […] car, se par aventure il estoit desconfis, il perderoit son pays », Livre de la conqueste, § 345), aucune comparaison avec la faiblesse des femmes n’est évoquée. La version aragonaise de la chronique rapporte, au contraire, que les chevaliers francs pourchassent les Grecs et Turcs de Cantacuzène, dont ils tuent un « grand nombre de gens à pied et à cheval », Libro de los fechos, § 344, trad. MOREL-FATIO Alfred. Il est possible que la tournure finale de cet épisode ait été remaniée par le compilateur espagnol qui en a, par ailleurs, modifié l’ordre chronologique. Voir ZAKYTHINOS, Despotat, p. 39.

854 Selon Joëlle Beaucamp, à Byzance, la faiblesse naturelle des femmes est un argument qui sert « de fondement à un ordre à la fois social et moral, qui se caractérise par une double séparation des sexes : la différenciation des activités et la ségrégation spatiale. L’ordre social implique une division sexuelle des rôles, qui constitue en même temps une hiérarchie : certaines affaires reviennent aux hommes, d’autres aux femmes, et les premières sont supérieures aux secondes ». BEAUCAMP, Incapacité féminine, p. 30.

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de Morée, Guillaume de Villehardouin, alors qu’il se retrouve seul avec ses troupes près de Pélagonia après la défection du despote d’Épire et qu’ils s’apprêtent à livrer combat face aux troupes de l’empereur byzantin, s’adresse en ces mots à ses chevaliers :

« Aussi, voici ce que j’ai à vous dire à tous : puisque son crime nous a conduits ici face à nos ennemis, sachez que nous sommes loin de la Morée et que si nous voulons nous enfuir nous n’arriverons à rien. Et il serait honteux qu’il fût dit à travers le monde qu’étant des soldats nous avons fui comme des femmes. Résistons au contraire comme des hommes, en guerriers expérimentés que nous sommes. Défendons d’abord notre vie, et sauvons ensuite notre honneur, qui est ce que les hommes qui portent les armes ont de plus cher »855.

Les paroles du prince de Morée font ici directement référence à la dérobade du despote d’Épire et de ses troupes856. Assimiler la fuite à une attitude féminine est un moyen de déprécier et de tourner en ridicule le comportement lâche des Grecs. Par ce biais, la faiblesse des femmes est assimilée à la lâcheté. Cette analogie rappelle la tradition latine de dénigrer les Byzantins, les décrivant comme des personnages efféminés857 et les considérant comme des combattants lâches, incapables de guerroyer et préférant la fuite à l’affrontement858. Cet aspect est également rappelé quelques vers plus loin. Le texte rapporte que les Turcs, employés par l’armée du despote, reprochent, à leur tour, aux Grecs de leur avoir : « donné l'ordre de lâcher pied et [de s’] enfuir comme des femmes »859. La faiblesse féminine est donc non seulement liée à la condition physique mais elle est aussi synonyme de lâcheté. Dans les deux cas, la vulnérabilité des femmes, tant physique que morale, justifie leur absence sur le champ de bataille.

Sur le plan civil, on trouve dans la version grecque de la Chronique de Morée, l’image d’une jeune fille crédule et naïve en la personne d’Agnès, fille de l’empereur latin Pierre de

855Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 3976-3985, trad. BOUCHET, Chronique, p. 155.

856 Antoine Bon indique qu’après le passage du fils bâtard du despote dans le camp adverse, le despote et son fils Théodore, « par peur ou par intérêt, abandonnèrent secrètement l’armée à la veille de la bataille décisive ». Le prince et ses chevaliers se retrouvent alors seuls, en septembre 1259, « déconcertés par la tactique grecque », face aux troupes de l’armée grecque de Nicée. BON, Morée, t. I, p. 122.

857 Au Xe siècle déjà, Liutprand de Crémone, dans son ambassade auprès de l’empereur de Constantinople Nicéphore Phocas, met en doute la virilité des Byzantins, car ils sont vêtus, comme les femmes, de robes longues et coiffés de foulards, tandis qu’en Occident le port du pantalon par les hommes devient une chose commune. LIUTPRAND DE CREMONE, Ambassades à Byzance, SCHNAPP Joël, LEROU Sandrine, Paris, 2004, p. 75.

858 Le chroniqueur Geoffroy de Villehardouin, lors de la prise de la tour de Galata en 1203, rapporte que les Grecs reculent devant les Croisés sans engager le combat : « Les Grecs donnèrent l’impression de tenir bon. Mais, quand vint le moment de baisser les lances, ils leur tournèrent le dos et leur abandonnèrent le rivage », GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN, Conquête, § 157.

859Ὥρισες καὶ ἐστράφηµαν κ᾽ἐφύγαµε ὡς γυναῖκες ; Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 5137, trad. BOUCHET, Chronique, p. 185.

Courtenay. Selon le récit, l’évêque d’Oléna (ὁ ἐπίσκοπος τῆς Ὤλενας)860 est chargé de convaincre la demoiselle de prendre pour époux le prince Geoffroy II de Villehardouin. Pour se faire, l’homme d’Église « lui fit miroiter mille raisons, toutes plus engageantes et plus habiles les unes que les autres »861. Puis, le chroniqueur conclut qu’« on lui tint tant de belles paroles, on la pressa tant qu’elle donna son consentement et que le mariage se fit »862. L’image qui en ressort est celle d’une jeune femme fragile et manipulable, contrainte (ἀναγκάσαν) par le sexe masculin. Cet exemple rappelle l’image traditionnelle de la mollesse féminine opposée à la dureté de l’homme. En Occident, cette mollesse de caractère marque la douceur des femmes, mais elle en fait également des êtres sans personnalité et par conséquent versatiles863. Cette faiblesse morale du sexe féminin souligne, d’une part, la subordination naturelle de la femme par rapport à l’homme et, d’autre part, la force d’esprit de l’homme d’Église ainsi que, plus généralement, la vigueur et les qualités de persuasion masculine.

Un autre épisode de la Chronique de Morée montre Béatrice de Provence en proie aux larmes et au chagrin. L’épouse de Charles d’Anjou, comte et futur roi de Naples, alors qu’elle vient d’être humiliée par la reine de France, est décrite comme envahie par des émotions incontrôlables :

« Elle quitta les lieux, rentra chez elle et se retira en pleurs dans sa chambre. Quelque temps après […] le comte entra d’un pas léger, mais la noble dame le sentit arriver et s’essuya les yeux avec un pan de son vêtement. Le comte s’aperçut que la comtesse avait les yeux gonflés d’avoir trop pleuré »864.

La quantité de larmes n’est toutefois pas le seul élément que souligne le chroniqueur ; ce dernier met en évidence l’habitude propre aux femmes de pleurer pour rien et de s’apitoyer sur leur sort :

« Le comte prononça alors un serment terrible et la menaça : “ Si vous ne me dites pas la vérité, si vous ne m’avouez pas pourquoi vous pleurez, je vous infligerai un tel châtiment que vous aurez une bonne raison de verser des larmes. ” Effrayée, elle lui dit la vérité »865.

860 Oléna est le nom traditionnel d’Andravida, capitale de la principauté de Morée. Un évêché y est installé dès 1212. BON, Morée, t. I, p. 93.

861Πολλοὺς τρόπους τῆς ἔδειξεν φρόνιµους, ἐπιδέξιους ; Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 2520, trad. BOUCHET, Chronique, p. 117.

862Τόσα τῆς εἴπασιν πολλά, τόσα τὴν ἀναγκάσαν, ὅτι ἐσυγκατέβηκεν κ᾽ἐγένετον ὁ γάµος ; Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 2525-2526, trad. BOUCHET, Chronique, p. 117.

863 LETT, Hommes et femmes, p. 41-42.

864Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 6039-6049, trad. BOUCHET, Chronique, p. 209. Livre de la conqueste, § 422-424.

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De nouveau, l’homme et sa dureté sont opposés à la mollesse de la femme qui s’apitoie sur sa condition. Quant au flot de larmes décrit par la chronique, il traduit l’image traditionnelle de la femme excessive, qui s’exprime sans modération. Si cet exemple n’illustre pas directement les femmes de la principauté de Morée, il révèle toutefois l’image traditionnelle, véhiculée par les scribes-auteurs des différentes versions de la Chronique de Morée, au sujet du sexe féminin. Au contraire, l’homme qui pleure, qui exprime sa tristesse, est considéré comme un être digne de valeur et de sagesse. Lorsqu’en 1209, Guillaume de Champlitte apprend la mort de son frère – raison pour laquelle il doit retourner en France, le chroniqueur rapporte qu’il « éprouva une grande tristesse, il versa croyez-moi, bien des larmes, et prouva un profond chagrin »866. Les larmes masculines sont associées à la sagesse du jeune personnage (φρόνιµος νεούτσικος)867, mais elles répondent également à une performance, un « geste émotionnel public, ritualisé et mis en scène » ; au contraire, les yeux gonflés de la comtesse d’Anjou trahissent « l’émotion sans le consentement du sujet »868. Ainsi, dans la Chronique de Morée, la femme apparaît faible parce qu’incapable de dissimuler ses larmes, tandis que l’homme est sage, compatissant, car il sait exprimer sa douleur et sa tristesse humaine. Pour le sexe masculin, la faiblesse des femmes réside donc dans leur incapacité à contrôler leurs émotions.

Cette émotivité féminine se présente même sous une forme quasi hystérique lorsque, dans la seconde moitié du XIVe siècle, l’auteur de la chronique aragonaise décrit les femmes à