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1 – Le nomen proprium : Agnès, Isabelle et les autres

En 1989-1990, à l’occasion des IIIe et IVe Rencontres des études d’anthroponymie médiévale, Monique Bourin s’interrogeait sur les usages de dénomination des femmes au Moyen Âge et en distinguait alors trois types : 1) par un nom unique, 2) par un nom unique et une désignation complémentaire, 3) par un nom et un surnom. Dans ces deux derniers cas, il faut observer si la mention complémentaire ou le surnom évoque le lien familial (paternel ou maternel) ou la relation maritale289. S’appuyant sur cette typologie, qui met en évidence la permanence de l’emploi du nom unique, il convient de s’interroger sur la distribution onomastique féminine adoptée en Morée franque et d’en expliquer les choix.

Le corpus prosopographique des dames de la Morée franque dénombre 126 femmes : 36 sont anonymes et 90 portent un nom. Ce nom (nomen proprium) – que nous appelons aujourd’hui prénom – est pour les historiens d’aujourd’hui un important marqueur de l’identité féminine car il est bien souvent le seul élément mentionné par les scribes. On relève

286 À Byzance, « cinq éléments participent le plus souvent à l’identification simplifiée d’individu : le nom, toujours présent, le cognomen paternum, le plus fréquemment rencontré ensuite, le lieu d’origine, le surnom, la fonction ». CHEYNET, Anthroponymie, p. 269.

287 BARTHÉLEMY Dominique, La société dans le comté de Vendôme : de l’an mil au XIVe siècle, Paris, 1993, p. 630.

288 ORTEGA, Lignages, p. 447-478 (chap. XI « L’onomastique, outil des lignages »).

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au total 32 occurrences de noms différents290 pour 90 femmes dénommées. Ce qui signifie qu’il y a en Morée franque du XIIIe au XVe siècle un stock d’environ 36 noms pour 100 individus291. Si l’on mesure l’évolution de ce stock de prénoms féminins proportionnellement au nombre de femmes dénommées entre le XIIIe et les XIVe-XVe siècles292, on constate une légère hausse. Cela semble révéler une plus grande variété dans la dénomination des femmes que seule l’étude des prénoms permettra de confirmer.

Les stocks de noms féminins aux XIIIe et XIVe-XVe siècles :

XIIIe siècle XIVe-XVe siècle

Femmes dénommées 48 42

Occurrences de noms distincts 24 24

Stock de noms pour 100 dames 50 57,14

Du XIIIe au XVe siècle, Agnès est le nom féminin le plus répandu en Morée franque. Au total dix dames de notre corpus portent ce nom, ce qui représente plus de 11 % du total des femmes dénommées. Quant au cumul des huit noms les plus populaires, il représente 60 % des femmes dont le nom est connu293. Au Moyen Âge, la notion d’individu, telle qu’on l’entend aujourd’hui, avec une conscience individuelle, n’existe pas encore. Attribuer à sa fille un prénom répandu permet de la rattacher à un groupe, un lignage, une culture, etc. et lui évite au départ toute distinction qui pourrait lui être préjudiciable. Car selon Jean-Claude Schmitt « la dissemblance est un manque, le mal par excellence, et non un objet de gloire individuelle »294.

290 Certains prénoms sont étymologiquement proches : c’est le cas d’Alix (Lis, Aylix, Aalis) et Lise (Alizie, Alisie, Lisie, Alisia). Dans ce cas, nous ne comptons qu’une seule mention de nom distinct. Il en est de même pour Jacqueline et Jacobina, Guillelme et Guillemette.

291 Ce pourcentage du stock de noms féminins pour la Morée franque a été calculé en appliquant la méthode de Pascal Chareille. Celle-ci consiste à faire le rapport entre le nombre de noms distincts trouvés (32) et la taille du corpus de femmes dénommées (90) puis à l’exprimer en pourcentage (35,55 %). CHAREILLE, Genèse médiévale, p. 42.

292 Une seule dame nommée apparaît au XVe siècle (avant 1430). Afin de faciliter l’analyse comptable, nous la rattachons aux données du XIVe siècle.

293 Ces calculs de fréquence nous ont été inspirés par les travaux anthroponymiques de Jean-Claude Cheynet. CHEYNET, Anthroponymie, p. 270-272.

294 SCHMITT Jean-Claude, « La “découverte de l’individu” : une fiction historiographique ? », dans La fabrique, la figure et la feinte. Fiction et statut des fictions en psychologie, MENGAL Paul, PAROT Françoise (dir.), Paris, 1989, p. 230.

Palmarès des noms les plus populaires295 :

Agnès, Ἀνέζα 10 Marie, Μαρία 6

Marguerite, Μαργαρίτα 9 Alix, Lise, Ἀλὶς 6

Isabelle, Ζαµπέα 8 Hélène, Ἑλένη 5

Jeanne, Τζουάννα 7 Catherine, Carintana 3

Des dames aux prénoms occidentaux

L’intérêt de l’analyse de ces prénoms féminins réside dans l’identification de leur origine et de leur stratégie d’attribution. Si l’on observe les noms les plus fréquemment attribués du XIIIe au XIVe siècle, on constate qu’il s’agit majoritairement de prénoms occidentaux, « comparables à ceux qui sont les plus dévolus durant la même période dans le royaume de France, en Italie ou encore dans la péninsule ibérique »296. Isabelle Ortega qui a étudié en profondeur l’onomastique des lignages moréotes remarque que dans le nord du royaume de France au XIIIe siècle, les prénoms dominants sont : « Marguerite, Isabelle et ses dérivés (Alix, Élisabeth), Agnès et Jeanne »297. Dans les Lignages d’Outremer, source généalogique relative aux familles des États latins d’Orient, les cinq noms les plus attribués, Isabelle, Marie, Marguerite, Alice et Agnès, sont aussi très communs en Occident aux XIIe et XIIIe siècles298. La comparaison de ces listes avec le palmarès des noms les plus populaires parmi les dames de la Morée franque révèle combien l’onomastique féminine en Morée est directement influencée par le mode de désignation occidentale, et plus encore français.

Pour Patrice Beck, « le choix du nom se fait résolument dans le cercle familial »299. L’attribution de noms occidentaux est donc un moyen de rappeler l’origine familiale et géographique des dames de la Morée franque. Elle participe à l’affirmation culturelle du pouvoir dominant dans le Péloponnèse. La translittération des noms occidentaux en grec ou leur transformation en une forme grécisée contribue aussi à l’élargissement de leur diffusion au sein de la population grecque300. L’existence des prénoms féminins en caractères latins et grecs reflète la cohabitation gréco-latine qui a lieu au sein de la noblesse dans le Péloponnèse

295 Notre étude présente quelques différences par rapport aux données présentées par Isabelle Ortega dans son analyse de « la condensation du stock des prénoms féminins du groupe nobiliaire moréote ». Cela peut s’expliquer par des divergences au sein des généalogies d’où sont tirées les occurrences, mais aussi par l’étude plus vaste d’Isabelle Ortega qui prend en compte les données du duché catalan d’Athènes. ORTEGA, Lignages, p. 457.

296 Ibid., p. 458.

297 Ibid., p. 464.

298 NIELEN, Families, p. 136.

299 BECK Patrice, « Discours littéraires sur l’anthroponymie (VIe-XVIe siècles) », dans Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, t. IV, Tours, 1997, p. 127.

300 Pour les formes les plus répandues, voir supra, le tableau du palmarès des noms les plus populaires. On peut également y ajouter Mahaut qui devient en grec Μαάτη ou Μαάτα, Τὸ χρονικὸν τοῦ Μορέως, v. 7279, 7983.

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et dans les territoires vassaux de la Morée franque. La traduction en grec du texte français de la Chronique de Morée301, dans laquelle plusieurs noms de dames et de chevaliers francs ont été transcrits, répond d’ailleurs au besoin de cette cohabitation ; la chronique devait être comprise par un public d’archontes et de feudataires grecs s’apparentant pleinement aux chevaliers francs302.

L’influence du pouvoir dominant occidental et la diffusion de son mode de dénomination s’observent également à travers les changements de prénoms des femmes grecques ayant épousé un chevalier latin. Le cas le plus connu est celui d’Anne Comnène Doukas, fille du despote d’Épire Michel II, qui est rebaptisée Agnès à la suite de son mariage avec Guillaume de Villehardouin en 1258. D’après Isabelle Ortega, « les femmes, certainement plus que les hommes, peuvent voir les dénominations se modifier »303. Toutefois, les modifications de noms ne sont pas systématiques en cas de mariages mixtes. Plusieurs femmes grecques ayant fait l’objet d’union avec des chevaliers francs conservent en effet leurs noms initiaux.

Les prénoms des femmes grecques épouses de chevaliers francs

Anne Comnène Doukas = Agnès ∞ Guillaume de Villehardouin, prince de Morée Hélène Comnène Doukas ∞ Guillaume Ier de la Roche, duc d’Athènes

Anne Comnène Doukas ∞ Mathieu Orsini, comte de Céphalonie

Marie Comnène Doukas ∞ Jean Ier Orsini, comte de Céphalonie

Théodora Lascaris ∞ épouse Mathieu de Mons, baron de Véligosti

Il est toutefois intéressant de noter qu’en fonction des sources dans lesquelles leurs noms figurent, ces femmes sont désignées soit par leur nom d’origine, soit par leur nom de femme mariée. Ainsi, les sources latines des archives angevines de Naples ainsi que sa pierre tombale désignent la princesse de Morée par son nom occidental : Agnès (Agnes)304, tandis que les chroniqueurs byzantins la nomment par son nom de baptême grec : Anne (῎Αννη)305. Dans l’un et l’autre cas, le nom employé marque l’appartenance de la dame à sa famille d’origine ou à la famille de son mari, à la tradition grecque ou à la tradition latine. En ce sens, rebaptiser les femmes (c’est-à-dire leur donner un nouveau nom de baptême) prend une signification forte car cela reflète la volonté du pouvoir politique occidental d’imposer son modèle religieux et de

301 Au sujet de la langue de l’original commun de la Chronique de Morée, aujourd’hui disparu, voir supra, chap. I.

302 JACOBY, Considérations, p. 156.

303 ORTEGA, Lignages, p. 469.

304 I Registri della cancelleria, t. V, p. 81 n° 348, t. XXVI, p. 25 n° 171 ; BON, Pierres inscrites, p. 96.

305 GEORGES ACROPOLITE, Acropolitae, t. I, p. 158 ; GEORGES PACHYMÉRÈS, Relations historiques, t. I, p. 116-117 ; NICÉPHORE GRÉGORAS, Byzantina Historia, t. I, p. 71.

rattacher ces femmes grecques à l’Église latine306. Mais, cette pratique de rebaptiser les femmes en cas d’unions mixtes est également fréquente dans le sens inverse, notamment à Byzance où des princesses latines changent de noms de baptême au moment de leur mariage avec un membre de la famille impériale byzantine307. Dans le Péloponnèse, c’est aussi le cas de Creusa Tocco, dame de Clarence, qui épouse au XVe siècle le despote de Morée Constantin Paléologue. Rebaptisée du nom byzantin : Théodora, elle semble toutefois rester fidèle à la religion latine308. Cette pratique de changement du nom propre de l’épousée existait déjà aux IXe et Xe siècles dans l’aristocratie byzantine lors du mariage ou de la prise d’habit. Le nom était alors choisi en fonction de sa signification prémonitoire309.

L’influence du lien féodal

Anne Comnène Doukas prend donc le nom d’Agnès en épousant Guillaume de Villehardouin. Si ce prénom est très en vogue en Occident, il est aussi caractéristique de l’influence féodale dans l’onomastique féminine. Avant elle, le prénom « Agnès » avait été porté par Agnès de Courtenay, fille de l’empereur latin de Constantinople, devenue princesse de la Morée franque par son mariage avec le prince Geoffroy II de Villehardouin, frère de Guillaume de Villehardouin310. Il est possible que la fille du despote d’Épire ait donc été rebaptisée Agnès en souvenir de cette princesse de Morée. Du vivant d’Anne Comnène Doukas, désormais rebaptisée Agnès, et surtout après sa mort en 1286, on ne compte pas moins de sept femmes prénommées de la même façon. Un phénomène similaire se produit avec le prénom de sa fille, la princesse Isabelle de Villehardouin. Déjà à la mode avant sa naissance, il connaît une diffusion importante en Morée à la fin du XIIIe siècle-début du XIVe siècle ; nous relevons à cette période quatre femmes appelées Isabelle. Outre la notoriété et la renommée de ces princesses, le succès de l’attribution de leur prénom résulte notamment du « lien féodal ». Les filles prénommées Agnès ou Isabelle, sur le modèle des princesses, sont pour la plupart issues de grandes familles de feudataires rattachées à la principauté de Morée.

306 Il semble probable qu’Agnès de Villehardouin ait changé de confession à la suite de son mariage avec le prince Guillaume de Villehardouin. Appartenant désormais à la communauté des fidèles de l’Église latine, la princesse se fait inhumer dans l’église Saint-Jacques à Andravida. C’est à l’emplacement de cet édifice que fut en effet retrouvée la pierre tombale d’Agnès de Villehardouin. BON, Morée, t. I, p. 157 n. 1.

307 « Yolande de Montferrat, épouse d’Andronic II, devient Irène ; puis veuf, il se remarie avec Jeanne de Savoie renommée Anna ». ORTEGA, Lignages, p. 469.

308 RUNCIMAN, Marriages, p. 205.

309 PATLAGEAN Évelyne, « Les débuts d'une aristocratie byzantine et le témoignage de l'historiographie : système des noms et liens de parenté aux IXe-Xe siècles », dans Figures du pouvoir à Byzance (IXe-XIIe siècle), Spoleto, 2001, p. 141. Jean-Claude Cheynet note également qu’au XIIe siècle « les Comnènes qui épousèrent les princesses chrétiennes, mais nées hors de l’Empire et dont les prénoms n’étaient pas en usage à Byzance, leur octroyèrent le prénom de leur propre mère ». CHEYNET, Anthroponymie, p. 287.

310 Une nièce des princes Guillaume de Villehardouin et Geoffroy II de Villehardouin se nomme également Agnès. Bien que née en Occident puis emmenée dans le Péloponnèse moréote, il est possible que l’enfant ait aussi été nommée Agnès en référence à son illustre tante : Agnès de Courtenay.

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Le lien féodal qui existe entre ces lignages et le pouvoir princier participe à « la diffusion des noms des familles régnantes parmi les familles vassales qui, à leur tour, [poursuivent] cette diffusion »311. À cela s’ajoute le désir parental de nommer sa fille par le nom d’une femme éminente dans l’espoir qu’elle incarne un jour la puissance ou le charisme de l’éponyme312. Le stock onomastique féminin témoigne donc du phénomène d’appropriation des prénoms des femmes de pouvoir par la noblesse franque de Morée.

Mahaut de Hainaut, fille d’Isabelle de Villehardouin, prend à son tour le titre de princesse de Morée de 1313 à 1318. Cependant, nous n’avons pas de mention d’autres femmes prénommées Mahaut au XIVe siècle. Ce nom propre, d’origine germanique313, semble davantage répandu en Europe septentrionale, sa région d’origine du côté paternel. Plus tard, dans la seconde moitié du XIVe siècle, Jeanne d’Anjou, reine de Naples, règne à son tour sur la péninsule du Péloponnèse. Mais, depuis la fin du XIIIe siècle et surtout dans la première moitié du XIVe siècle, c’est-à-dire avant la venue de cette nouvelle princesse, le prénom Jeanne connaît déjà une diffusion notable au sein de la principauté où six femmes ont été prénommées de cette manière. Tous les noms portés par les princesses de Morée n’ont donc pas suscité ou amplifié un élan onomastique. Parfois, ils reflètent simplement un effet de mode médiévale en une région donnée.

Le prénom : un marqueur familial et religieux

En Morée franque comme en Occident, le stock de prénoms est sensiblement le même et la majorité des filles reçoivent les prénoms les plus populaires. Outre les noms de princesses illustres auxquels ils font parfois référence, les prénoms renvoient aussi à la religion, aux liens familiaux ou à l’Antiquité tandis que d’autres s’apparentent à des noms masculins féminisés. Quelles que soient leurs formes, les prénoms attribués relient leurs porteurs « à d’autres individus et à des groupes d’appartenance »314. Le prénom féminin est notamment un moyen de révéler la filiation d’une dame, c’est-à-dire son ascendance naturelle, ou encore de souligner son appartenance à un lignage prestigieux par le jeu des alliances. Le prénom féminin peut alors faire l’objet d’une transmission onomastique par voie féminine. En effet, pour Isabelle

311 MITTERAUER Michael, « Une intégration féodale ? La dénomination, expression des relations de service et de vassalité », dans L’anthroponymie. Documents de l’histoire sociale des mondes méditerranéens médiévaux. Actes du colloque international organisé par l’École française de Rome avec le concours du GDR 955 du C.N.R.S. « Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne (Rome, 6-8 octobre 1994) », BOURIN Monique, MARTIN Jean-Marie, MENANT François (éd.), Rome, 1996, p. 300.

312 ORTEGA, Lignages, p. 465.

313 Mahaut est un dérivé de Mathilde. NIELEN, Families, p. 137.

314 BOZON Michel, « Histoire et sociologie d’un bien symbolique, le prénom », dans Population, 42e année, n° 1, 1987, p. 86.

Ortega, si en Italie septentrionale il est dévalorisant d’attribuer un prénom en référence à un ancêtre maternel, dans la principauté de Morée, au contraire, « la transmission per ventrem n’est […] pas occultée »315. De ce fait, plusieurs femmes, aînée ou puînée, portent le prénom d’une grand-mère ou/et d’une tante316. Il existe donc une influence du lignage maternel dans la sélection des noms. En outre, quoiqu’il faille rester prudent dans nos interprétations, il semble que les noms des filles peuvent être indifféremment attribués en fonction de la parenté paternelle ou de la parenté maternelle, comme l’illustre le tableau ci-dessous :

L'héritage des prénoms féminins

Noms des dames Nom de la grand-mère Nom de la tante

paternelle maternelle paternelle maternelle

Marguerite de Savoie Marguerite de

Villehardouin

Isabelle des Baux (de Sabran) Isabelle de

Villehardouin Bartholomea Acciaiuoli Bartolomea di

Bindaccio da Ricasoli Isabelle de Brienne Isabelle de La

Roche Isabelle de Charny (fille de

Dreux)

Isabelle de Charpigny

Isabeau de Charny Isabelle de Charny (fille de

Guillemette) Isabelle de Charny

Agnès de Charny (fille de

Guillemette) Charpigny Agnès de

Isabelle de La Roche Isabelle de Chappes

Toutefois en marge des prénoms « classiques », Isabelle Ortega note une importante féminisation du stock de prénoms masculins. Ce phénomène résulte de la christianisation croissante des prénoms317. Depuis le XIIe siècle, en Occident médiéval, l’Église latine a en effet cherché à promouvoir « les noms des grands saints indiscutés, […] de préférence à ceux des saints mineurs ou locaux voire régionaux »318. En attribuant à une fille le nom d’un saint reconnu, même sous sa forme féminisée, les parents donnent à leur enfant un modèle à imiter tout autant qu’un protecteur spirituel. Ainsi constate-t-on que la majorité des prénoms des dames de la Morée franque, des plus populaires aux moins répandus, font référence à la

315 ORTEGA, Lignages, p. 453.

316 Isabelle Ortega indique que ce système de transmission anthroponymique entre les générations (des grands-parents aux petits-enfants ou des oncles/tantes aux neveux/nièces) s’applique aussi pour les prénoms masculins. Ibid., p. 462.

317 « La christianisation des prénoms féminins passe, il est vrai, par la féminisation des grands noms de saints étant donné qu’il est difficile de choisir un prénom qui ne soit pas dans le calendrier chrétien, car il est blâmable de donner à un nouveau baptisé un prénom païen ». Ibid., p. 466.

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chrétienté. Le recours aux saints masculins via un prénom féminisé reste toutefois moins important que l’attribution de prénoms de saintes (Agnès, Marguerite, Maddalena, Susanna, Petronilla, etc.). Dans notre corpus prosopographique, la proportion des noms de femmes issus des saints masculins représente moins de 16 % du nombre total de femmes prénommées du XIIIe au XVe siècle. Cela peut être expliqué par le fait que, d’après Christian Maurel, l’emploi des noms féminisés de grands saints « va à l’encontre des recommandations de l’Église qui depuis le XIIIe siècle récuse les noms de ces fausses saintes »319.

Les noms de saints masculins féminisés :

Noms des femmes… nombre … sur le modèle des noms de saints masculins

Francesca 2 Saint François

Lucie 2 Saint Luc

Guillemette, Guillerma 2 Saint Guillaume

Bartholomée / Bartholomea 2 Saint Barthélémy

Périne, Péronelle 2 Saint Pierre

Antoinette 2 Saint Antoine

Jacopina, Jacqueline 2 Saint Jacques

Enfin, parmi le stock de prénoms féminins, quelques prénoms se démarquent de la tradition onomastique chrétienne ; ils expriment un goût pour l’Antiquité320 ou incarnent une manière d’être, une qualité humaine. D’après Isabelle Ortega, ces dénominations singulières traduisent la plus grande liberté que s’accordent les parents lorsqu’il s’agit de choisir le nom d’une fille321. Toutefois, il semble qu’il n’y ait pas eu en Morée franque d’usage régulier d’hypocoristiques, c’est-à-dire de « diminutifs affectueux », ou de sobriquets322. Parmi ceux cités par Isabelle Ortega, nous n’en relevons qu’un seul : « Jeannette » (Ντζανέτα) ayant servi à désigner Jeanne de Brienne323.

319 Ibid., p. 403.

320 Pour les Francs qui s’implantent dans le Péloponnèse au début du XIIIe siècle, la Grèce évoque d’abord l’Antiquité. En Occident, à la veille de la conquête de Constantinople, le souvenir de la Grèce antique est véhiculé par les romans courtois tel que le Roman de Troie, le Roman de Thèbes, le Roman d’Alexandre ou encore le Cligés de Chrétien de Troyes daté de 1176. Des références au temps des Hellènes ou des géants se trouvent également