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2.1 La réadaptation en déficience physique au Québec

2.1.2 Services spécialisés et surspécialisés

La réadaptation en déficience physique est donc caractérisée par des services offerts en collaboration interprofessionnelle étroite. Toutefois, cette caractéristique n’est pas la seule à avoir un impact sur l’identité professionnelle des intervenants y travaillant. En effet, la collaboration interprofessionnelle qui s’y fait doit être si étroite entre autres en raison de la grande complexité des situations prises en charge par les équipes de réadaptation (ASSSGIM, 2006). Cette complexité requiert aussi l’utilisation de savoirs spécialisés et surspécialisés, soit des expertises de pointe détenues par certains intervenants, par certaines disciplines.

Dans ce sens, il faut d’abord savoir que les situations rencontrées en réadaptation en déficience physique sont très complexes puisqu’elles se situent dans la rencontre de facteurs médicaux, sociaux, fonctionnels, psychologiques, et bien d’autres, tous touchés par la déficience physique.

20 La réadaptation demande donc d’intervenir sur l’ensemble de ces facteurs, de façon concertée et avec une expertise particulière (INESSS, 2012b). Ainsi, pour répondre à des besoins si complexes, non seulement les établissements de réadaptation se distinguent par du travail en collaboration interprofessionnelle étroite, mais ils se distinguent aussi par l’expertise requise pour offrir les services à la clientèle desservie (ASSSGIM, 2006).

En fait, cette expertise est ce qui distingue les différentes lignes et phases d’intervention, et plus généralement, le milieu spécialisé et surspécialisé de la réadaptation des autres établissements offrant des services à la clientèle présentant une déficience physique (ENAP, 2012). Cette expertise réfère tant aux connaissances en lien avec les déficiences physiques – séquelles associées, ressources disponibles, etc. – qu’au cadre de référence privilégié pour l’intervention. Ce cadre de référence est généralement le Modèle de développement humain – Processus de

production du handicap (PPH) proposé par Fougeyrollas (2010) et Fougeyrollas et ses

collaborateurs (1998), modèle ayant donné naissance au mode d’intervention qu’est la réadaptation fonctionnelle (Prud’homme, 2011b). Dans ce qui suit, nous verrons en quoi l’exigence de détenir et maitriser ces expertises entraine des enjeux identitaires en lien avec le pouvoir et la hiérarchie interprofessionnelle, ainsi qu’en lien avec la reconnaissance.

2.1.2.1 Enjeux de pouvoir et hiérarchie interprofessionnelle

Pour avoir un certain pouvoir professionnel, les intervenants doivent détenir ce que Dubar (2000b) appelle le pouvoir scientifique, soit des connaissances spécialisées – quasi – exclusives, reconnues dans le milieu. En réadaptation, cela passe par la maitrise de deux types d’expertises.

21 Il s’agit tout d’abord d’une expertise liée à la déficience physique, permettant aux professionnels de contribuer à mieux comprendre la situation entourant la déficience physique (INESSS, 2012a), par exemple au plan médical ou psychologique. Ensuite, puisque le PPH est généralement le cadre choisi comme langage commun dans les établissements de réadaptation, maitriser ce langage est une autre façon de démontrer détenir une expertise pertinente au travail dans ces établissements (Prud’homme, 2011b).

Cela dit, les diverses disciplines ne détiennent pas toutes le même niveau d’expertise en lien avec ces deux sphères (Prud’homme, 2011b). En effet, certaines formations académiques ciblent ces expertises de façon beaucoup plus spécifique que d’autres. Cela fait en sorte que les professionnels débutent leur carrière en maitrisant de façon inégale ces expertises, ce qui contribuera au positionnement des professionnels et des professions dans la hiérarchie interprofessionnelle au sein de l’équipe de réadaptation.

Parler de hiérarchie permet de rappeler tous les enjeux de pouvoir que celle-ci recèle. Tel que nommé lorsqu’il était question de collaboration interprofessionnelle, les enjeux de pouvoir sont présents au plan individuel et disciplinaire, formel et informel, dans une instabilité dans le temps, visant à répondre tant à des intérêts personnels qu’à ceux de l’équipe. Chaque échange devient alors une négociation visant à la fois à faire reconnaitre le champ d’action qu’est le nôtre, ainsi que notre expertise à y intervenir, c’est-à-dire à la légitimation de notre action (Zuniga, 1993). En fait, cette hiérarchie se joue tant entre les professions qu’entre les professionnels. Toutefois, la maitrise de l’expertise sera reconnue plus facilement à certaines professions qu’à d’autres, et elle sera aussi plus facilement accordée à certaines personnes qu’à d’autres, en lien avec leurs propres caractéristiques et place dans l’équipe. Ici, les enjeux de

22 pouvoir déjà présents dans tout travail en collaboration interprofessionnelle sont exacerbés par la nécessité, en réadaptation, de détenir l’expertise requise pour y faire sa place.

2.1.2.2 Enjeux de reconnaissance

Le lien entre la hiérarchie interprofessionnelle et la maitrise de ces expertises mérite d’être regardé aussi à travers les enjeux de reconnaissance qui y sont reliés, auxquels nous avons déjà fait allusion. En fait, les professions semblent être hiérarchisées selon la maitrise qu’elles ont de ces expertises (Dubar, 2000b). Toutefois, bien que certaines expertises soient plus naturellement associées à certaines professions, ce ne sont pas uniquement ces expertises disciplinaires qui ont un impact sur la hiérarchie interprofessionnelle. La reconnaissance de chaque profession et professionnel comme détenant l’expertise requise joue aussi un rôle important ici. Il semble en fait que le professionnel qui peut contribuer à mieux comprendre la déficience physique par le PPH soit celui qui jouisse de la plus grande reconnaissance dans les établissements de réadaptation (Prud’homme, 2011b).

À cela s’ajoute que, puisque les services offerts dans les établissements de réadaptation doivent être spécialisés ou surspécialisés, cette nécessité d’avoir une expertise pointue ne joue plus uniquement un rôle dans ce positionnement hiérarchique, mais est aussi ce qui permet de rencontrer le critère définissant la raison d’être de ces établissements (ENAP, 2012). Ainsi, démontrer la capacité d’offrir des services spécialisés et surspécialisés devient non plus uniquement un enjeu de pouvoir, de positionnement hiérarchique, de reconnaissance, il s’agit aussi d’une exigence même de la structure organisationnelle de ces établissements.

23 De ce fait, ne pas détenir ces expertises peut aller jusqu’à être perçu comme ne permettant pas de répondre aux exigences organisationnelles, ce qui justifie ensuite de dire que des services offerts sans avoir recours à ces expertises devraient plutôt être offerts par des établissements offrant des services généraux (ENAP, 2012; Gouvernement du Québec, 2012). Un enjeu de légitimation de la pratique dans ces établissements peut donc être profondément relié à cette réalité organisationnelle (Zuniga, 1993). Ceci n’est pas sans impact sur l’identité professionnelle, puisque tous ces enjeux ont un impact sur la construction identitaire.

En résumé, la nature des services offerts dans les établissements de réadaptation – soit des services spécialisés et surspécialisés – exacerbe certains enjeux identitaires, principalement des enjeux de pouvoir reliés à la maitrise de certaines expertises vues comme y étant centrales (ENAP, 2012; Gouvernement du Québec, 2012). Bien entendu, certaines professions arrivent à mieux se positionner dans cette hiérarchie au sein de l’équipe, tout comme certains individus arrivent aussi à mieux se positionner dans cette hiérarchie, sans égard à leur profession. Cela nous amène à nous questionner sur les façons qu’ont différentes professions et différents professionnels de se faire une place dans leur équipe, et plus spécifiquement sur la place du travail social et des travailleuses sociales dans ces équipes.