• Aucun résultat trouvé

2.1 La réadaptation en déficience physique au Québec

2.1.1 Collaboration interprofessionnelle

Le milieu de la réadaptation en déficience physique est caractérisé par une collaboration interprofessionnelle étroite (Fougeyrollas, 2010). Bien que tous s’entendent pour dire que la collaboration interprofessionnelle est une situation où aux moins deux intervenants « sont impliqués auprès d’une même personne » (Careau, Houle et Dumont, 2011, p. 5), ce concept demeure polysémique (Zahreddine, 2010). Certains l’utilisent comme synonyme de multidisciplinarité, d’autres d’interdisciplinarité et d’autres de travail d’équipe (Couturier, 2004; Kleinpeter, 2013; Pullen Sansfaçon et Ward, 2012). Ici, c’est cette troisième signification qui est retenue, puisque « collaboration » découle de l’expression latine cum laborare, signifiant « travailler avec », alors que le préfixe inter introduit une relation réciproque (Berthiaume,

14 2009; Zahreddine, 2010). Ainsi, la collaboration interprofessionnelle devient le fait de travailler avec d’autres professionnels dans une relation réciproque.

Par sa nature interdisciplinaire, le travail en réadaptation en déficience physique privilégie ce que Careau, Houle et Dumont (2011) appellent la pratique partagée. Ainsi, non seulement la relation de travail est-elle réciproque, mais elle implique une prise de décision partagée pour répondre à une situation complexe, dans un niveau élevé d’interdépendance et de cohésion, intégrant les savoirs de chacun dans la formulation d’objectifs communs.

Ce niveau de collaboration interprofessionnelle facilite la prise en charge des problématiques complexes par la mise en commun des connaissances et des expertises (Berthiaume, 2009; Pullen Sansfaçon et Ward, 2012). Il favorise aussi l’efficacité des interventions et le bien-être des intervenants (Zahreddine, 2010). D’une certaine façon, le travail en interdisciplinarité présente aussi l’avantage de permettre de dépasser « l'incommensurabilité du monde, tel qu'il peut se concevoir par le regard de la discipline. L'interdisciplinarité est alors moins dans les objets en tant que tels que dans la volonté de jeter des ponts entre les diverses explications possibles qu'engagent les découpages [disciplinaires] en question » (Couturier, 2004, p. 101). Cela permet de problématiser les situations de la clientèle en-dehors des limites disciplinaires, en utilisant plutôt un langage commun, transdisciplinaire.

Bien qu’elle ait ces avantages, l’interdisciplinarité présente plusieurs défis, dont certains de taille (Bénard, 2010), qui découlent sur différents enjeux identitaires (Dubar, 2000b). Nous regroupons ici ces enjeux en deux catégories, que nous présenterons dans les sections qui suivent. Il s’agit d’abord de ceux en lien avec l’autonomie professionnelle, les enjeux de pouvoir et la hiérarchie formelle et informelle au sein de l’équipe. Ensuite, il s’agit des enjeux de

15 reconnaissance influençant cette hiérarchie. Pour terminer, dans ce qui suit, les impacts identitaires de ces enjeux seront détaillés tels qu’ils sont vécus par les intervenants.

2.1.1.1 Enjeux d’autonomie, de pouvoir et hiérarchie professionnels

Différentes raisons motivent les établissements à organiser leurs services en ayant recours à la collaboration interprofessionnelle. Toutefois, malgré ses avantages réels, celle-ci entraine divers enjeux identitaires pour les intervenants impliqués, d’abord ceux mettant en tension « leur autonomie et identité professionnelle, d’une part, et leur volonté de collaborer et de travailler en interdisciplinarité, d’autre part » (Zahreddine, 2010, p. 56). En fait, ces enjeux découlent d’une « quête d’équilibre entre l’autonomie et l’affirmation professionnelle d’un côté et le partenariat et la synergie interprofessionnels de l’autre » (Zahreddine, 2010, p. 70). Il faut donc trouver l’équilibre entre l’autonomie de chacun et la nécessité de s’entendre sur une voie à suivre, afin d’éviter le sentiment de perte d’identité que certains ressentent lorsqu’ils sont en situation de collaboration interprofessionnelle (Wiles, 2012).

En raison de ce désir de ne pas sacrifier une trop grande part de son autonomie, chaque intervenant tente d’influencer le choix de l’équipe de façon à ce qu’il se rapproche le plus possible de sa compréhension de la situation. Certains vont jusqu’à affirmer que la construction de l’identité se fait principalement à travers des enjeux de pouvoir dans les interactions sociales (Sainseaulieu, 1994). Cela dit, le pouvoir n’est pas stable dans le temps (Dubar, 2000b). En fait, non seulement une même personne peut avoir plus de pouvoir à un moment qu’à un autre, mais il peut aussi arriver que la personne ayant le plus de pouvoir formel soit dépourvue de pouvoir

16 informel, la mettant en position moins avantageuse dans la hiérarchie des membres de l’équipe (Holcman, 2006).

Cette instabilité et cette imprévisibilité dans le pouvoir détenu par chacun découlent sur des luttes constantes de pouvoir (Holcman, 2006). En effet, sachant possible de gagner ou de perdre du pouvoir, chacun sera tenté de trouver des stratégies lui permettant d’améliorer sa place dans la hiérarchie. Cela est particulièrement important considérant qu’un manque de pouvoir limite l’autonomie professionnelle qu’aura l’intervenant lors de situations de collaboration interprofessionnelle. Ainsi, chaque échange devient une négociation non seulement en lien avec la situation réunissant les acteurs (interprétation de la problématique, solutions à y appliquer, etc.), mais aussi une négociation de la façon dont sera réparti le pouvoir entre intervenants et de la place que chacun occupera dans la hiérarchie interprofessionnelle (Robitaille, 1998; Strauss, 1992).

2.1.1.2 Enjeux de reconnaissance

À travers la notion de pouvoir se trouve la notion de reconnaissance, puisque gagner du pouvoir passe souvent par l’amélioration de la reconnaissance reçue. À cet effet, il faut souligner que des enjeux de reconnaissance sont présents tant en lien avec les champs d’action disciplinaires qu’avec l’expertise nécessaire pour intervenir dans ces champs. Cela veut dire que de faire reconnaitre l’importance du champ d’action d’une discipline ne donne pas automatiquement plus de pouvoir aux intervenants de cette discipline, cela pourrait simplement découler sur l’appropriation de ce champ par une autre discipline (Prud’homme, 2011b).

17 Cela signifie en fait que le travail en équipe vient avec plusieurs défis et que, même lorsqu’une discipline arrive à bien faire reconnaître son champ d’action, ce champ d’action sera parfois investi par d’autres disciplines, ne garantissant alors pas de reconnaissance aux professionnels de la première discipline. Le concept de transdisciplinarité tel que proposé par Couturier (2004) devient ici intéressant. Selon cet auteur, ce concept permet de comprendre la collaboration interprofessionnelle comme une tentative de trouver une langue que chacun pourra utiliser, alors que chacun a une langue maternelle qui lui est propre (Couturier, 2004). C’est dans l’appropriation du langage de l’autre que se jouent les luttes de pouvoir, puisque cette appropriation se fait souvent en travestissant le langage de l’autre pour le rapprocher de celui de « notre » discipline d’attache, le « discipliner » (Couturier, 2004).

Les savoirs importés d'une discipline à l'autre le sont souvent avec une visée de domestication disciplinaire; ils sont alors "disciplinés", mis à l'ordre, intégrés parfois de force aux savoirs disciplinaires. […] Ces rencontres de domaines de connaissance et d'actions sont aussi luttes de champ, luttes de distinction, luttes d'appropriation dans un espace social qui se caractérise par l'instabilité de ses conditions de mise en forme. (Couturier, 2004, p. 100)

Ainsi, comme l’expression le veut, des éléments peuvent parfois se perdre dans la traduction, ce qui découle sur des enjeux identitaires de reconnaissance, à la fois en lien avec la reconnaissance du champ d’action et avec la reconnaissance de l’expertise d’une discipline particulière à intervenir dans ce champ d’action.

18 2.1.1.3 Collaboration interprofessionnelle et identité professionnelle

Tous ces enjeux identitaires expliquent pourquoi la collaboration interprofessionnelle « n'est pas sans soulever des inquiétudes, de l'insécurité et des enjeux sur le plan de l'identité professionnelle qui sont des plus déterminants » (Berthiaume, 2009, p. 244). Ce sont en effet les négociations identitaires du quotidien qui finissent par avoir un impact sur l’identité professionnelle de chacun (Payne, 2004). En fait, ces négociations auront des impacts tant sur les actions que sur les valeurs et croyances de chaque membre de l’équipe (Zahreddine, 2010). De ce fait, différents aspects de l’identité professionnelle de chacun seront alors modifiés. Cette modification est vue par plusieurs comme une fragilisation de l’identité professionnelle. Ce qui, d’ailleurs, amènent certains auteurs à conclure que les intervenants doivent être en mesure de clairement délimiter leur identité professionnelle avant d’aller à la rencontre d’autrui par la collaboration interprofessionnelle, pour ne pas qu’elle travestisse leur identité professionnelle (Zahreddine, 2010).

La compétence et l’expertise professionnelle ainsi que la conception claire de leur propre discipline contribuent à la réalisation optimale des objectifs de l’équipe interdisciplinaires et […] elles jouent le rôle d’un précurseur d’une interdisciplinarité réussie. Dans le même sens, Fortin (2000) appuie l’avis des participantes en suggérant de consolider sa propre identité professionnelle et d’établir des limites claires avant d’aller à la rencontre d’autrui afin d’avoir une collaboration interdisciplinaire plus fructueuse. D’Amour (1997) est du même avis et explique qu’en général, les professionnels estiment qu’être « plus solides » dans sa profession, permet d’être en meilleure position pour collaborer avec les autres professionnels. (Zahreddine, 2010, p. 77-78)

Cela dit, des auteurs rappellent que la collaboration interprofessionnelle ne fait pas que fragiliser l’identité professionnelle, elle permet aussi de la solidifier, même en situation de conflit (Soussi, 1998).

19 [Les luttes de pouvoir] forment donc des lieux propices à l’émergence sociale des conflits dont le rôle est fondamental en ce sens qu’ils constituent des voies d’accès privilégiées à l’identité (Dubar, 1991 ; 1993 ; Sainsaulieu, 1977) ou, pour reprendre l’expression de R. Sainsaulieu (1977) un moyen « d’accès à la reconnaissance de soi » (Soussi, 1998, p. 128). Il apparait donc que la collaboration interprofessionnelle peut aussi être un moyen d’arriver à mieux connaitre son identité professionnelle.

Dans le contexte de la réadaptation en déficience physique, cela veut donc dire que le fait de travailler en interdisciplinarité – en collaboration interprofessionnelle étroite – soulève divers enjeux identitaires, à la fois sur le plan disciplinaire et sur le plan individuel (Robitaille, 1998), en plus de présenter des occasions de se construire une identité professionnelle plus solide.